Colloques en ligne

Laure de La Tour

L’idée de « document humain pathologique » dans Les Cliniciens ès lettres de Victor Segalen

1Dans son Journal, à la date du 22 août 1875, Edmond de Goncourt tient les propos suivants :

Aujourd’hui, je vais à la recherche du document humain aux alentours de l’École militaire. On ne saura jamais notre timidité naturelle, notre malaise au milieu de la plèbe, notre horreur de la canaille, et combien le vilain et laid document, avec lequel nous avons construit nos livres, nous a coûté1.

2Une telle formulation appelle d’emblée un certain nombre de remarques : en effet, au-delà de l’ethos d’un écrivain particulier, transparaissant de manière presque caricaturale, c’est une conception générale de l’œuvre littéraire, dans sa genèse, qui est donnée, assez significative du naturalisme. Maître-mot des préfaces et des essais théoriques de la période – on trouve l’expression dans la préface de La Faustin des Goncourt2 comme dans Le Roman expérimental de Zola –, le document est conçu comme le fruit d’une quête ingrate mais nécessaire, une matière première destinée à « construire » le livre, avec tout ce que suggère la métaphore architecturale en fin de citation. Le document, suivant l’étymologie, c’est ce qui enseigne, délivre une information : c’est ce qui ne s’invente pas.

3Il convient également de souligner que cette conception naturaliste du document, prélevé, choisi dans le réel quotidien, dépasse le sens que donne au mot, en première entrée, Pierre Larousse, au tome VI de son Grand Dictionnaire (1866-1877) contemporain de la citation : « renseignement écrit servant de preuve ou de titre3 ».

4Le document « humain » n’est pas ce qui serait donné comme déjà écrit, comme texte, mais comme sa condition et comme ce qui le précède. C’est la part des realia, de la matérialité sur l’abstraction. C’est l’équivalent du fait brut.

5Mais il y a une ambiguïté de départ, chez les naturalistes, à l’égard de l’écriture. Le document est aussi ce qui est attendu du travail de l’écrivain. L’œuvre doit faire document. Si le document est à la fois point de départ et point d’aboutissement, quelle est la part littéraire du texte, autrement dit, la transformation possible du document en matière romanesque, notamment chez des auteurs, comme les Goncourt, prônant un « style artiste » ? Quelle est par ailleurs la part du document écrit, du témoignage, des lectures érudites des auteurs préparant leurs ouvrages, par rapport à ce document « humain » qui se passe de l’entremise de l’écrit comme de toute médiation ?

6La collecte du document s’accompagnant d’une restitution, le document est donc à la fois à l’origine de l’écriture et le gage de vérité qui doit y demeurer intact. Ou, pour reprendre les termes goncourtiens, du côté de la plèbe, et du côté de la production de l’artiste.

7Philippe Hamon analyse parfaitement cette ambivalence dans un article intitulé « Sur Le Ventre de Paris de Zola », en évoquant la conception du document des Goncourt, de Zola et de leurs disciples :

Pour eux, le naturalisme est essentiellement une méthode et non une écriture, une méthode de collecte, de mise en forme, et de restitution de ces « documents » réunis après enquête sur le terrain et après entassement « d’innombrables notes prises à coups de lorgnon, de l’amassement d’une collection de documents humains ». Le document humain est donc à la fois au point de départ (la source) et le point d’arrivée (le roman sur les Halles constituera un « document humain » sur les Halles), avec une réécriture minimale entre les deux4.

8L’auteur de ces lignes met en évidence le rapport à la fois pléthorique et ambigu de la littérature naturaliste à l’égard du document. Comment une « réécriture minimale » peut-elle laisser place au style, à une esthétique ? De manière extrême, l’école naturaliste peut se concevoir comme une vaste bibliothèque, un réseau sans fin de documents.

9L’objet de notre propos consiste à interroger le lien entre la littérature naturaliste et le document sous l’angle précis du document médical – la médecine, comme la biologie, ayant servi d’univers de référence à l’écrivain naturaliste. Science expérimentale et non science exacte, elle peut constituer un modèle méthodologique, mais aussi une matière première pour la saisie physiologique, psychique de la vaste réalité sociale5.

10Notre point de départ sera un texte particulier, faisant sens par ses contradictions mêmes, par ses ambivalences génériques et ses finalités, en un mot signifiant de la frontière mouvante entre document et littérature, médecine et littérature. Ce « lieu », origine de notre réflexion, est la thèse de doctorat de médecine de l’écrivain Victor Segalen. Soutenue en janvier 1902, elle se présente comme un jugement de spécialiste sur la façon dont les écrivains naturalistes se sont documentés dans le domaine médical et sur leur utilisation de cette documentation. On peut concevoir ce texte comme un document – au sens de Pierre Larousse – sur le document – au sens des Goncourt – ou encore comme un document sur la documentation dans un domaine a priori délimité.

11Le futur auteur de Stèles et des Immémoriaux se penche sur des écrivains contemporains. Un certain nombre de lettres, de la main des romanciers évoqués dans le corps de la thèse, ont été conservées, témoignant de la réception et de leur lecture de l’ouvrage. Cette date de 1902 est par ailleurs intéressante car elle correspond à un glissement progressif de l’histoire littéraire, où le naturalisme marque le pas devant le symbolisme et une certaine prédominance de la poésie, même si ces frontières ne sont pas nettement marquées – flou dont témoigne le titre du second article technique de Segalen, qui devait faire partie de la thèse, et qui s’intitulera « Les synesthésies dans l’école symboliste6 ». Toutefois, l’intérêt majeur de l’ouvrage réside bien entendu dans la personnalité même de l’auteur : jamais Segalen ne renoncera à l’exercice de la médecine7, et pourtant sa vocation littéraire est déjà bien manifeste dans ce texte, comme on le verra.

12Ce travail universitaire a été soutenu, sous la direction du professeur Morache, sous le titre L’Observation médicale chez les écrivains naturalistes. Il constitue un véritable nœud où s’entremêlent histoire des sciences et des idées, histoire littéraire et problématiques scripturales, cas frappant du déplacement de frontières génériques et des champs disciplinaires8.

13Outre un intérêt méthodologique et historique, cet écrit suggère une approche proprement littéraire et esthétique : comment Segalen conçoit-il le document médical en particulier et son utilisation ? Comment concevoir ce document sur le document ? S’agit-il d’une forme littéraire à part entière ? d’un témoignage sur la naissance d’un écrivain ?

Les Cliniciens ès lettres : une méthodologie du document

14La correspondance de Victor Segalen, et en particulier les lettres à sa mère, mettent en évidence l’élaboration progressive du sujet de thèse que l’étudiant en médecine a choisi. On observe ainsi un recentrement du sujet qui, des Névroses dans la littérature contemporaine deviendra L’Observation médicale chez les écrivains naturalistes. Le 26 novembre 1901, il écrit à sa mère : « Comment les artistes se documentent dans le Monde médical – ce sera ma thèse9. »

15Cet écrit universitaire, formellement convenu, se présente d’abord comme un document sur la documentation des écrivains de son temps, ou plus exactement des vingt années précédentes. Il s’agit en premier lieu d’une analyse commentée de pratiques d’écriture et surtout de méthodes de travail. Le titre de la version de la thèse destinée à un public familial et amical, publiée quelques mois plus tard, sera Les Cliniciens ès lettres10. La formule est particulièrement heureuse en ce qu’elle souligne avec humour et intelligence la rhétorique codée de l’étude et son aspect formel, tout en jouant sur le double sens universitaire et médical du mot docteur, attendu ici mais auquel il a substitué le terme de clinicien, plus froid et plus technique. Par ailleurs, ce même terme introduit d’emblée la question du regard. La clinique (du mot grec klinos signifiant le lit), c’est ce qui s’observe au chevet d’un malade. Si la littérature contemporaine est conçue par Segalen comme une vaste clinique, c’est d’abord parce qu’elle exerce un regard particulier. Les « cliniciens ès lettres » sont donc ceux, parmi les écrivains, qui ont introduit dans la littérature une qualité d’observation particulière – ce que rappelle le titre originel de la thèse.

16Le but de ce travail est de proposer une « expertise médico-littéraire11 ». Il s’agit d’un jugement professionnel sur l’usage que font les auteurs de la médecine. Victor Segalen, en juste retour des choses, demande des comptes :

Puisque, dirons-nous donc, la technique de toute une école littéraire s’est réclamée des « libertés et des franchises » de la science, et en particulier des droits du médecin, il n’est pas déplacé à la science médicale d’apprécier la mesure dans laquelle cette école a tenu ses promesses, compris ses devoirs professionnels, conduit ses investigations cliniques, justifié, enfin, les droits arrogés12.

17À partir de là, toute l’étude tourne autour de ce qu’il nomme, en lecteur des Goncourt, « le document humain pathologique ». L’idée principale est que le corps est document : il est réservoir de signes et de symptômes à nommer ou décrire. Le « document humain pathologique » n’est pas une matière fixe et écrite, mais intègre une dimension mouvante et évolutive. Aussi le plan de la thèse est-il annoncé en trois étapes : les qualités nécessaires à la recherche de ce document humain ; les modes d’investigation susceptibles de se procurer ce document humain ; le vocabulaire propre à exprimer ce document humain.

18Aux yeux de Segalen, il existe une hiérarchie à appliquer au sein de ces documents humains hétérogènes, hiérarchie que l’on retrouve dans les divers modes de documentation analysés par le jeune étudiant en médecine.

Parmi le nombre infini de « documents humains » offerts par la nature à leurs investigations, les naturalistes s’aperçurent bientôt que tous n’avaient pas une égale signification ni valeur expressive ; qu’il en existait une catégorie particulièrement féconde, les documents pathologiques, et s’y complurent. Volontiers, ils étendirent leurs relations dans le monde médical ; l’hôpital devint un de leurs champs favoris d’enquête, et leur bibliothèque s’ouvrit toute grande aux traités cliniques les plus rébarbatifs13.

19Cet extrait présente tous les éléments d’une typologie : à des lieux divers sont associés différents moyens de documentation. Dans le « monde médical », l’écrivain naturaliste peut fréquenter des praticiens et s’informer auprès d’eux. « L’hôpital » permet d’observer directement des cas cliniques. « La bibliothèque » est nécessaire pour acquérir une érudition et un savoir livresque préalables à la rédaction.

20La grande originalité de la méthodologie proposée réside dans la forme de méfiance, voire de discrédit, que Segalen exprime devant la documentation livresque. Quoique parfois nécessaire, cette dernière prive du contact direct avec le cas pathologique et demeure un document de seconde main, comme une étape superfétatoire entre le document humain et le roman.

La documentation indirecte est obtenue de seconde main . Elle se distingue de l’observation directe par la même nuance qui sépare l’Érudition de la Science ; c’est-à-dire que l’une est aisément acquise, commodément étendue, se diffuse et s’évague au gré des relations professionnelles de l’érudit écrivain, reste fonction de sa bibliothèque et de sa mémoire aidée d’un nombre imposant de fiches. Tandis que l’autre, étude directe et scientifique de la réalité, demeure hautaine, spécialisée, serrée, véritablement documentaire14.

21Le document médical est polymorphe, allant de l’acception traditionnelle de texte didactique à celle de corps observable. Segalen critique ici l’image récurrente des romanciers naturalistes, qu’eux-mêmes ont largement contribué à répandre, bâtissant leurs œuvres à coups de fiches. La bonne documentation, selon Segalen qui oppose documentation directe et documentation indirecte, se caractérise par une absence idéale de médiation.

22Pour des besoins méthodologiques et comme outils d’analyse, l’auteur de la thèse complexifie sa typologie des moyens de documentation en créant des sous-catégories – tout en précisant que les auteurs sont amenés à les utiliser le plus souvent en même temps, mais en des proportions différentes : ainsi la documentation indirecte distinguera l’érudition livresque acquise dans les traités et les dictionnaires de l’information obtenue par la fréquentation de médecins, oralement. Quant à la documentation indirecte, elle recouvre elle aussi deux aspects : la clinique objective qui consiste, pour le romancier, à observer un cas pathologique et la clinique subjective, qui n’est autre que le cas que l’écrivain malade constitue lui-même à ses propres yeux.

23Ce dernier cas de figure, où l’auteur souffrant, déchiffrant ses propres symptômes, devient aussi à lui-même son propre document, est celui que privilégie Victor Segalen.

24Le romancier naturaliste malade constitue en effet le cas de documentation médicale le plus immédiat. Cette clinique subjective est donc la mieux à même de saisir la vérité du document humain qu’est le romancier face à lui-même, c’est-à-dire objectivé dans l’introspection15.

Passer de l’examen des autres au retour sur soi-même, c’est évidemment restreindre son champ d’enquête, mais, en revanche, c’est incomparablement gagner en pénétration d’analyse et en puissance d’expression16.

25On peut concevoir l’auto-observation comme une forme concentrée de documentation.

26En ce sens, le cas analysé le plus finement dans l’essai théorique de Segalen est celui de Des Esseintes, personnage central du roman À rebours de Huysmans, paru en 1884. Il en établit la fiche médicale et analyse par rubriques successives le cas pathologique, réalisant une typologie des symptômes – nerveux, digestifs, respiratoires –, avant de conclure que la description d’un hystéro-neurasthénique est exacte : il porte un véritable diagnostic sur un personnage littéraire traité comme un patient réel et reflétant la maladie du romancier lui-même.

27Dans son article intitulé « L’épistolaire maladif de J.-K. Huysmans17 », Gilles Bonnet a analysé les échos entre les descriptions de l’état de santé de l’écrivain dans sa correspondance, laquelle abonde en « bulletins de santé », et l’œuvre de fiction, confirmant ainsi l’idée d’une clinique subjective au sens où Segalen l’entend, c’est-à-dire d’un écrivain tirant de lui-même ses propres observations en matière médicale pour en nourrir ses romans.

28Intéressante aussi est une lettre adressée par Remy de Gourmont à Segalen, datée du 4 septembre 1901. Ce dernier avait rencontré l’auteur des Promenades littéraires la même année pour la première fois, et il avait accueilli avec empressement le projet de thèse du futur médecin. Il fournit un certain nombre d’informations au jeune étudiant sur la documentation des écrivains naturalistes, notamment sur Huysmans, qu’il avait rencontré en 1888 et fréquenté de près, lui ayant lui-même procuré un certain nombre de documents, quand il était conservateur à la Bibliothèque nationale, pour la rédaction de Là-bas, publié en 189218.

29On retrouvera implicitement les différents modes de documentation analysés dans la thèse de Segalen, pas encore achevée à cette date, ce qui s’accorde avec son approche méthodologique.

Comment travaille Zola, je n’en sais rien. Pour Huysmans que j’ai beaucoup connu, il se documentait dans les livres, les conversations, – et sur lui-même, pour la neurasthénie, du moins. Il fut, dans les années qui précédèrent sa conversion, un nerveux ; c’est même à la suite d’une crise fort violente que le dégoût lui vint du monde et de l’amour. Cela est assez régulier.

Il observa, je crois, l’ataxie, sur une personne de son intimité ; il avait également eu l’occasion de voir de près Daudet qui était ataxique19.

30La « personne de son intimité » est vraisemblablement Anna Meunier, qui fut la compagne de Huysmans. Atteinte d’ataxie, c’est-à-dire d’une pathologie neuromusculaire caractérisée par une incoordination des mouvements volontaires, elle mourut à Sainte-Anne en février 1895 et servit de modèle au personnage de Louise dans En rade, roman publié en 1886.

31Quant à Daudet, il raconta lui-même sa maladie dans La Doulou20. Il était atteint de tabès, forme tardive de la syphilis et caractérisée, entre autres, par l’ataxie locomotrice21.

32L’expertise médico-littéraire de Segalen vient donc confirmer et ordonner les remarques de Gourmont.

33Une telle démarche toutefois n’est pas isolée et demande à être située dans un contexte.

Médico-littérature et pathographie au tournant du siècle

34La thèse de Segalen est en effet aussi significative, symptomatique du développement de la « médico-littérature ».

35Le terme est assez répandu dans les revues de l’époque. On le retrouve chez Gourmont, qui écrit le 8 mars 1902, après réception de la thèse : « J’ai l’intention d’en faire un examen dans quelque revue. Les thèses médico-littéraires sont toujours un bon prétexte pour moi22. »

36L’expression vient désigner les jugements, sous forme d’écrits anecdotiques, que les professionnels de la médecine portent sur le traitement des données médicales par les romanciers. La légitimité des romanciers se mesure à leurs yeux à leur juste utilisation du document médical.

37L’hypertrophie de ce type très particulier de littérature témoigne de l’hypertrophie générale de la documentation médicale désormais accessible au romancier. Cette pléthore est à relier directement aux progrès de l’édition médicale, elle-même associée à l’évolution, qualitative et quantitative, de la presse en général. Baillière, Alcan, Masson sont les éditeurs scientifiques les plus réputés. Manuels destinés aux étudiants, traités, dictionnaires, codex, mais aussi une multitude d’articles plus ou moins spécialisés sont facilement à la portée de l’écrivain23.

38La médico-littérature n’est toutefois pas un ensemble d’écrits techniques. Ni scientifique ni littéraire, elle présente une autonomie mais aussi une opacité génériques et trouve à se définir essentiellement par le négatif, c’est-à-dire aussi comme le lieu où les frontières entre la médecine et la littérature sont les plus floues. En inversant la démarche des romanciers qui se revendiquent de la science médicale, les médecins à leur tour traitent l’œuvre littéraire comme un document – tout en prétendant à l’écriture. En ce jeu de miroirs, chaque champ disciplinaire tente de s’emparer du savoir de l’autre.

39Jean-Pol Madou signifie en ces termes ce conflit spéculaire :

Tout se passe comme si, pris dans les jeux de la rivalité mimétique, la littérature et la médecine étaient amenées à se disputer l’obscur objet de leur désir : le Réel24.

40Mais cette médico-littérature est d’abord une mode, propre à la période, et dominée par quelques figures clés que Segalen connaît bien. Ce dernier manifeste une forme de lucidité puisqu’il accepte les codes du genre, mentionnant en effet parmi les dédicataires de la thèse les docteurs Maurice de Fleury (1860-1931) et Augustin Cabanès (1862-1928), figures de proue de cette tendance.

41Dans une lettre à sa mère du 19 novembre 1901, dans laquelle il relate sa journée à Paris, il écrit :

L’après-midi, visite à de Fleury, médecin à la mode des Intellectuels, et à Cabanès de La Chronique Médicale. Tous charmants. De Fleury m’engage vivement à continuer d’écrire, après ma thèse, dans le genre médico-littéraire abordé25.

42La thèse de Segalen fut un véritable passeport : le prétexte d’un « essai de critique médico-littéraire26 » lui ouvrit bien des portes dans le milieu des lettres et du journalisme – Gourmont était l’un des fondateurs du Mercure de France – ce qui témoigne de la véritable mode de ce type de littérature. Si Huysmans flatte en effet Segalen d’« avoir mis un peu d’ordre dans une question totalement inconnue27 », la démarche n’est pas nouvelle. La bibliographie de sa thèse elle-même présente quelques titres typiques de cette littérature : elle mentionne, entre autres, un ouvrage du Dr Ducamp, L’Idée médicale dans le roman naturaliste, paru en 1897 ; Le Roman médical, d’un certain Dr Burlat, et, cas le plus agressif de cette médico-littérature, Dégénérescence, de Max Nordau28, traduit en français en 1894, taxant la littérature européenne de son temps de morbidité. Segalen s’attache, à la fin de son travail, à réfuter ce dernier point par point.

43Maurice de Fleury, neurologue de formation, a entretenu une amitié et une correspondance suivie avec de nombreux écrivains de la période, notamment Zola et Huysmans. Auteur d’une Introduction à la médecine de l’esprit qui fit date dans le monde hospitalier, il eut une notoriété qui dépassa très largement son champ de compétences premier puisque, pendant plus de quarante ans, il tint sous le pseudonyme balzacien d’Horace Bianchon la chronique médicale du Figaro29. Un tel nom de plume n’est pas anodin : il témoigne de cette tentation littéraire et plus précisément romanesque éprouvée par la médecine de l’époque, qui veut elle aussi faire concurrence à l’état civil. Frappante et récurrente, dans la correspondance de Fleury à Huysmans30, est la formule « mon cher patron et ami » qu’il emploie pour saluer l’écrivain, par laquelle il déplace dans le monde des lettres la hiérarchie hospitalière, brouillant là encore les frontières et les genres – comme dans l’expression « cliniciens ès lettres », d’ailleurs31.

44Augustin Cabanès avait quant à lui fondé La Chronique médicale, dont le sous-titre, qui met en évidence le caractère relativement léger de cette production, était « revue bimensuelle, scientifique, littéraire et anecdotique », et qui avait paru à partir de 1894. Elle propose, outre des articles techniques, des articles médico-littéraires, souvent sous la forme d’interviews d’écrivains. Les auteurs posaient des diagnostics a posteriori sur des personnages littéraires – Hamlet et la folie, par exemple –, des écrivains ou même des personnages historiques, multipliant les biographies médicales et les interprétations pathologiques d’œuvres d’art. La médico-littérature peut apparaître comme une partie de la pathographie32, autre terme récurrent à l’époque et qui vient désigner cette tendance à traiter médicalement des cas fictifs ou historiques, parfois très anciens. Jean Starobinski, dans sa préface à la thèse de Segalen, critique durement l’anachronisme et la qualité très inégale de cette production :

Au mieux, c’était l’esquisse d’une histoire des images et des représentations de la maladie à travers les âges. Au pis (et le pis était fréquent), c’était l’outrecuidance du diagnostic rétrospectif, plaqué sur des âges révolus, au nom d’une science qui refusait de se reconnaître elle-même datée et dépassable, sujette à des modes, non pertinente à l’égard des documents qu’elle prétendait élucider33.

45C’est donc le décalage historique entre le cas abordé et les outils modernes d’appréciation34 que Starobinski souligne.

46Ce qui fait toutefois la particularité du travail de Segalen c’est, outre bien sûr le statut que l’histoire littéraire lui a réservé, qu’il a su dépasser le plan anecdotique, ce que Henry Bouillier confirme dans son étude : « Le grand mérite de la thèse est de grouper et de systématiser les différents éléments d’information pour en tirer des conclusions générales35. »

47Par ailleurs, Segalen analyse des écrivains qui sont ses contemporains : il y a donc un rapport direct entre les éléments de clinique qu’il a appris et son corpus d’étude, qui lui renvoie son propre savoir. Ce qui est intéressant, c’est le renversement qui s’opère. Le médecin ne se contente plus de fournir le document humain, par ses productions écrites ou en ouvrant les portes de l’hôpital aux romanciers : c’est lui qui va chercher dans d’autres domaines – l’histoire, mais surtout la littérature, qui nous intéresse ici – le document à passer au prisme de la clinique contemporaine, la littérature renvoyant à la médecine les cas qu’elle lui a empruntés.

Vers une poétique du mot médical : l’exemple de J.-K. Huysmans

48En ce troisième temps de notre étude, il convient de s’attarder sur les ambiguïtés et les contradictions du texte de Segalen. Sous couvert d’une réflexion sur la documentation des écrivains naturalistes, c’est aussi une poétique du langage médical qui émerge de la thèse de médecine, une réflexion sur le mot médical, à laquelle nous confronterons quelques extraits de Huysmans, présenté par Segalen dans son dernier chapitre comme « celui qui a perfectionné la langue médico-littéraire36 ». Quelle est notamment la fonction du dictionnaire technique ? Est-il document ? Le lexique médical, sorti du dictionnaire, fait-il document ou bien, incorporé dans la prose, est-il déjà un élément d’esthétique ?

49La thèse de médecine de Victor Segalen présente des aspects contradictoires et des incohérences sur lesquels il convient de s’attarder un peu dans la mesure où ils sont significatifs.

50En 1902, Victor Segalen est un jeune médecin mais aussi un poète en devenir, qui a déjà des goûts littéraires prononcés. Aussi dépasse-t-il l’objectif universitaire imposé par l’exercice de la thèse pour rendre hommage à ses maîtres, et la réflexion sur la documentation chez les auteurs naturalistes est-elle surtout, à maints endroits, un prétexte pour basculer subtilement dans le registre épidictique. Dès l’introduction et la dédicace, on observe une étrange triade :

Ils sont nos maîtres, aussi, ces précieux artistes qui, nous permettant une communion directe avec leurs personnes, nous furent hospitaliers et bons : M. Huysmans, en son apaisante retraite de jadis, à Ligugé, M. Remy de Gourmont, en son ermitage parisien, M. Saint-Pol-Roux dont la demeure bretonne nous fut si accueillante, ont été trop bienveillants pour ne pas leur en affirmer une fois encore notre profonde reconnaissance37.

51En tête d’un ouvrage consacré à la littérature naturaliste, l’auteur inscrit en un étrange remerciement les noms d’écrivains hostiles à Zola et au naturalisme au moment où il écrit. Il y a donc un élargissement, un flou autour des limites de « l’école du document humain38 ». On retrouve un éloge appuyé de Huysmans et de Gourmont dans son article « Les synesthésies et l’école symboliste » : les mêmes auteurs sont cette fois-ci rangés sous la bannière du symbolisme.

52De même, on peut s’étonner du traitement réservé à Zola par Segalen, qui le critique longuement en raison de ses excès d’érudition et du recours systématique au document médical textuel et non direct, louant in extremis la démarche morale, et non plus scientifique et littéraire, du romancier :

un exemple-type d’érudition médico-littéraire, œuvre énorme en raison de l’énormité du procédé, œuvre lourde en raison du défaut d’assimilation de plusieurs de ses matériaux, œuvre imprudente, souvent, en raison des droits arrogés, mais œuvre superbe, de par sa sincérité39.

53En quelque sorte, la thèse est pour Segalen l’occasion de faire un inventaire et d’établir une hiérarchie d’ordre esthétique parmi ses lectures. Si la part éminemment subjective de cette entreprise n’est bien sûr pas formulée explicitement, Segalen en est toutefois conscient dès le départ, comme nous le montre une lettre à ses parents :

Cela me permettra une fois dans ma vie de faire coïncider mes propres aspirations avec le travail du moment. La sensation est neuve : ayant fait jusqu’à présent de la physique en rhétorique, de la littérature en philosophie, de l’harmonie en première année de médecine40.

54Le jury s’attendait à voir le candidat traiter les textes littéraires comme des documents soumis à l’autorité de la science positive. En fait, la réflexion esthétique qui y est associée n’échappe pas au Dr Maurice de Fleury lui-même, dédicataire et membre du jury. La thèse de médecine du jeune Segalen est déjà écrite, en somme, dans et depuis la littérature.

55Le 6 février 1902, le médecin écrit : « J’ai peine à croire que l’écriture artiste, très artiste, trop artiste de cette thèse s’adapte exactement au sujet, scientifique en somme, qu’elle traite41. » Il constate une inflexion, un changement de statut, de l’expert médical vers l’écrivain, comme si par mimétisme, Segalen reproduisait le style de ses documents : ce dont pourrait témoigner le jugement de Gourmont après lecture du travail : « Littérairement, votre étude est très bien42. »

56Huysmans est encore plus conscient de l’ambivalence d’un tel travail et comprend parfaitement que, sous couvert de médecine et d’académisme, c’est bien de littérature et de style qu’il s’agit.

57Aussi écrit-il avec malice au jeune docteur, le 16 février 1902 :

Je ne puis me figurer sans sourire la thèse des vieux bonzes de la médecine lisant votre thèse. Ce qu’ils ont dû être ahuris et se demander comment vous avez pu avoir l’idée d’aborder un tel sujet hors de leur portée. Mais je veux vous remercier aussi de tout l’aimable de vos appréciations sur mes volumes43.

58De manière plus précise, dans cette réflexion de Segalen, autant médicale qu’esthétique sur la littérature naturaliste, on trouve les éléments d’une poétique du langage médical.

59Du côté du médecin comme de celui de l’écrivain, il y a, selon lui, une forme de transposition : ce qui a lieu du cas pathologique au diagnostic et ce qui advient à l’écriture depuis le document humain sont deux modalités d’un même transfert. L’homme de science et l’homme de lettres possèdent une qualité commune que Segalen nomme « métasensibilité » que Segalen définit comme « l’entraînement spécial à transformer le retentissement émotif en notions intellectuelles, à changer automatiquement les images concrètes – terrifiantes à l’état d’images – en éléments abstraits de diagnostic, éléments intéressants mais non plus émouvants44 ». Ce que Segalen met en évidence, c’est le pouvoir de transposition de « l’émouvant » en « intéressant », du pathos au logos, de l’œil à la parole. L’écrivain doit être cette surface de réception, d’enregistrement qui va permettre une telle transposition. Segalen réactive en quelque sorte les termes de la rhétorique classique qui ont marqué sa formation : il s’agit d’un passage du movere au docere, par où l’on voit que le document est autant au début qu’à la fin du processus.

60On peut confronter à ces éléments la suite de la lettre de Huysmans citée plus haut45, qu’on peut considérer comme une manière d’art poétique et de méthodologie pour l’usage du lexique médical et la fréquentation des dictionnaires techniques.

La vérité sur mes emprunts à la langue médicale c’est que je lui prenais ses mots quand elle en avait de jolis, et laissais de côté les autres, préférant les périphrases. Dans la pharmacie, il y a de bons termes aussi et le Bouchardat pourrait dans certaines formules fournir des rimes neuves à des poètes qui le liraient. J’en ai tiré des phrases de médicaments sonores dans À vau-l’eau46.

61Apollinaire Bouchardat, pharmacien et grand spécialiste du diabète, avait publié en 1861 chez l’éditeur scientifique Baillière Le Nouveau Formulaire magistral, dictionnaire pharmaceutique où posologies, compositions et modes d’administration sont associés aux définitions des médicaments.

62Cette lettre constitue de la part de Huysmans un aveu de méthode et de style. L’écrivain procède à un emploi choisi de termes médicaux. La terminologie technique est disséminée dans la fiction, soigneusement pesée. Si l’usage de la langue fait penser à celui d’un pharmakon – il y a un au-delà et un en-deçà desquels le remède est néfaste, mortel ou inefficace au lieu d’être salutaire –, il apparaît que le critère déterminant, dans le cas de l’écriture huysmansienne, est celui de la sonorité, c’est-à-dire un critère purement esthétique – ce que Segalen ne relève pas, préférant insister sur sa maîtrise des descriptions de malades.

63On peut mettre en rapport direct la dernière phrase de l’extrait précédemment cité avec cet extrait d’À vau-l’eau :

Alors il adopta l’arsenic, mais le Fowler lui éreinta l’estomac et ne le fortifia point ; enfin il usa, en dernier ressort, des quinquinas qui l’incendièrent ; puis il mêla le tout, associant ces substances les unes aux autres, ce fut peine perdue ; ses appointements s’y épuisaient ; c’étaient chez lui des masses de boîtes, de topettes, de fioles, une pharmacie en chambre, contenant tous les citrates, les phosphates, les proto-carbonates, les lactates, les sulfates de protoxyde, les iodures et les proto-iodures de fer, les liqueurs de Pearson, les solutions de Devergie, les granules de Dioscoride, les pilules d’arséniate de soude et d’arséniate d’or, les vins de gentiane et de quinium, de coca et de colombo47 !

64L’accumulation des suffixes en -ates et la plaisante allitération finale illustrent l’idée de « médicaments sonores ». Quant aux expressions « liqueurs de Pearson », « solution de Devergie », « granules de Dioscoride », elles figurent en effet dans le dictionnaire de Bouchardat, ce qui vient corroborer les propos de la lettre mentionnée.

65Huysmans, on le sait, fréquentait assidûment les dictionnaires : en témoignent notamment les listes de mots trouvés dans le Carnet vert conservé dans le fonds Lambert de la bibliothèque de l’Arsenal48, c’est-à-dire son carnet de brouillons, de notes de lectures et de travaux préparatoires, fourre-tout tenu sur une vingtaine d’années : accessoire, en somme, typiquement naturaliste.

66On peut s’interroger sur le rapport qu’il entretient au mot médical, une fois prélevé du dictionnaire. Le terme, indépendamment de l’ensemble et de sa place dans l’ordre alphabétique, devient matériau plus que document. Il est une parcelle autonome et signifiante du dictionnaire, choisi moins en fonction de son sens et de sa définition que selon des critères esthétiques et pour des vertus incantatoires. On peut conclure à une trahison du document au profit d’un effet. L’utilisation du dictionnaire est lacunaire, partielle. Le terme médical, chez Huysmans, est régulièrement démonétisé : perdant en partie son sens au profit d’un effet, il est toujours à l’origine d’un transfert, mais non plus cette fois du movere vers le docere, mais bien du docere vers le movere. Il s’agit d’une conversion à la sensibilité. Segalen, qui fait l’éloge de la langue huysmansienne et de ses fréquents recours au lexique médical, sent une certaine trahison mais n’y attarde pas, prouvant par là la subjectivité de sa démarche.

Avec Huysmans s’accentue et se perfectionne la langue médico-littéraire. Les termes spéciaux – parfois très finement spécieux – abondent dans son œuvre totale et donnent à son verbe une truculence et une saveur non pareilles49.

67Dans le cas du dictionnaire médical comme source de documentation se pose le problème de sa lecture et des différentes qualités de lecture de ce type d’ouvrage. Comment un romancier lit-il un dictionnaire technique ? Comment cette ressource particulière peut-elle trouver place dans l’œuvre autrement que sous forme de touches impressionnistes ? Segalen n’aborde pas ce point. Nous avons pourtant la preuve d’une lecture superficielle, lacunaire ou trop ancienne du même dictionnaire Bouchardat par Huysmans dans En rade. Louise et Jacques Marles, deux Parisiens, sont dévorés par les aoutats et en viennent à rêver douloureusement à des traitements appropriés, impossibles à trouver en pleine campagne briarde. Il s’agit de savon noir, de soufre, de « pommade d’Emmerich50 sic » et de « bains de barège51 sic » : ces deux dernières formes sont erronées et approximatives : l’orthographe exacte exigerait « pommade d’Helmerich » – du nom du médecin qui la composa, à base de soufre – et « bains de Barèges » – ce nom propre désignant une ville du Sud-Ouest réputée pour ses eaux. Ces deux traitements figurent dans le Bouchardat et correspondent bien à des traitements contre la gale. Pourquoi ces grossières erreurs de nom propre ? Certes, Huysmans fait preuve d’un laxisme récurrent à leur endroit52, mais elles manifestent surtout une conception du document particulier qu’est le dictionnaire technique, conçu avant tout comme un réservoir d’effets. L’érudition, chez Huysmans, n’est donc pas exempte d’une forme de bluff.

68Segalen n’est guère attentif aux trahisons du romancier à l’égard de l’information scientifique, de la transformation du document en matériau sonore, préférant mettre l’accent sur la variété de ses tournures. C’est une preuve supplémentaire, au fond, qu’il écrit déjà en poète, que, si sa typologie est efficace, les exemples qu’il développe le sont avec une grande subjectivité.

69À la fin de cette étude, il apparaît que Les Cliniciens ès lettres sont le reflet d’un âge d’or des relations entre science et littérature : âge d’or où, de même que les médecins se mêlent de critique littéraire sous couleur d’expertise médicale et vont parfois franchir le pas de l’écriture romanesque ou poétique, comme Segalen, les écrivains récoltent eux aussi les fruits de cette interaction entre les deux disciplines. Ce qui a rendu possible cette perméabilité, c’est probablement la nature de la science médicale, science positive mais non science exacte, que Canguilhem définit comme « la somme évolutive de sciences appliquées53 ».

70On peut s’interroger sur les liens actuels entre médecine et littérature. La complexité de la médecine moderne semble rendre difficile son influence directe sur la littérature. Par ailleurs, la dimension humaniste et lettrée de la discipline s’est réduite au profit d’une plus grande technicité, et l’on constate une stricte distinction entre sciences dures et sciences humaines. Parallèlement, on peut se demander si les écrivains ne se sont pas repliés vers une écriture plus intimiste, plus psychologique54.

71S’il n’existe pas de réponse satisfaisante à ces interrogations, la trajectoire littéraire de Segalen en apporte une, à sa manière. En 1907, année de la mort de Huysmans, il renie ce travail de jeunesse en une lettre à son ami Émile Magne, renonçant à l’idée d’un partage du réel entre médecine et littérature, et renvoyant sa thèse au degré le plus pauvre du document, c’est-à-dire à une trace du passé :

Quant à mes Cliniciens ès lettres, je suis sensible au souvenir que vous en conservez – mais je souhaite plutôt que vous les oubliiez : ils sont témoins d’une époque de ma vie mentale où j’ai pu rêver une alliance des recherches scientifiques et de la littérature ; je les récuse donc, à cette heure, où je n’admets plus aucune compromission alentour de l’œuvre d’art, considérée comme seule existante, seule réelle, et se suffisant entièrement à elle-même55.

72Laure de La Tour

73Université Paris-Sorbonne