Colloques en ligne

Jean-Michel Wittmann, Université Paul Verlaine-Metz

Jules Lemaitre au miroir d’André Gide

1Avec le recul, on peine à croire que Jules Lemaitre et André Gide aient pu être des contemporains. Gide n’a pas eu les honneurs des articles recueillis par Lemaitre sous ce titre à la fin du XIXe siècle et s’il est précisément entré dans l’histoire de la culture comme le « contemporain capital », c’est après la Grande Guerre et la mort du critique. Plus jeune de seize ans que Lemaitre, Gide n’a pourtant ignoré ni ses livres ni sa démarche, pas plus que ses idées. Même si l’auteur des Contemporains n’a évidemment pas aimanté sa pensée comme a pu le faire un Barrès, il a lui aussi joué pour Gide, dans une certaine mesure, le double rôle de modèle et de repoussoir. Quoique espacées dans le temps, les références à Lemaitre dans l’œuvre de Gide éclairent la figure de ce dernier ; elles dessinent aussi la courbe de l’influence exercée par Lemaitre et donnent la mesure de son rayonnement, sur le plan idéologique comme sur le plan littéraire.

LE JEUNE GIDE ET LE RÊVE D’UNE  « CRITIQUE TOUTE SUBJECTIVE, IMPRESSIONNISTE »1

2Le moment où Gide prépare son premier livre, Les Cahiers d’André Walter, publié en 1891, coïncide avec la publication des premières séries des Contemporains et d’Impressions de théâtre. L’apprenti écrivain est alors un lecteur relativement assidu de Lemaitre, comme en témoignent sa correspondance ou son Journal. Durant les seules années 1888 et 1889, Gide fait plusieurs fois allusions à Lemaitre, appelé ensuite à disparaître quasiment des pages du Journal pendant quelque vingt ans. En janvier 1888, il salue la publication de l’« Article dans La Revue bleue de Jules Lemaitre sur Paul Verlaine et les poètes décadents. »2 En mai 1888, Pierre Louÿs répond à Gide qu’il a cédé à sa demande pressante de lire certains vers de Lemaitre, non sans ennui3. Au début de l’année 1889, Gide note encore avoir lu les « Premiers Contemporains (Huysmans, Guy de M., Ohnet, etc.), Lemaitre »4.

3Louÿs ne tarde pourtant pas à s’intéresser au critique, à défaut d’apprécier l’écrivain. Son intérêt pour Lemaitre, comme celui du jeune Gide, n’est pas exclusivement d’ordre intellectuel et littéraire : il témoigne d’une forme de fascination pour un aîné qui a réussi. En février 1889, Gide fait allusion au projet de Louÿs d’un cahier écrit en commun ; il recopie dans son journal la proposition de Louÿs : « le premier de nous qui aura un article de Lemaitre laissera le cahier à l’autre », et confesse : « l’idée de Louÿs est touchante et m’a fort ému »5. Louÿs, inventeur d’une technique définie par lui comme celle de « l’auto-lançage »6, est sensible à la position de Lemaitre, perçu par les deux apprentis écrivains comme une puissance propre à conférer une légitimité à un débutant. C’est l’époque où la gloire de Bourget fait rêver Gide et son entourage ; où sa cousine et future épouse Madeleine lui écrit : « Si tu n’as pas le temps de lire du Brunetière, as-tu eu celui de lire le beau discours de Bourget à l’Académie ? Et voilà Jules Lemaitre qui y est élu ! Dans tes Revues des Deux Mondes, il y a de nouveau des vers, et de très beaux vers, de Mlle de Heredia. » (1895) ; où Paul Adam, après avoir lu Le Voyage d’Urien, indique à Gide l’avoir « signalé à Jules Lemaitre comme un des jeunes écrivains les plus prometteurs » (1893), cependant que Juliette Gide, la mère du jeune écrivain, ne manque pas d’attirer son attention sur tel article de Lemaitre contenu dans l’exemplaire des Débats qu’elle lui a envoyé (1893)… Autant de preuves de la position centrale occupée alors par Lemaitre dans le champ littéraire, plus encore que du rayonnement de ses idées.

4L’intérêt du jeune Gide pour les idées mêmes de Lemaitre n’est cependant pas contestable, au moment où il rédige ses Cahiers d’André Walter, œuvre inclassable qui prend la forme d’un journal intime doublé d’un carnet de lectures truffé de citations, parfois commentées, d’auteurs les plus divers. En juin 1889, alors qu’il réfléchit sur le livre en cours, Gide observe :

Toujours la discussion sur l’art et son but  - le livre est à faire, attirant et savant.

Je lis ce fort bon mot dans Lemaitre :

« Pour les artistes, l’intérêt de l’œuvre d’art ne réside que dans le mensonge…, etc.

ce qui est vraiment intéressant, c’est la vision particulière à l’écrivain, la déformation que subit la réalité en traversant ses yeux. »

Contemporains, I, p. 343.7

5Et d’ajouter qu’il lui faut « lire l’article de Beuve sur Balzac », avant de mentionner une série de « livres à emporter », dont Les Contemporains8.

6On touche là une idée centrale dans l’approche gidienne de la littérature, qu’il formule dans un texte fondateur, Littérature et Morale, publié en janvier 1897 :

Je soutiendrai qu’il faut ceci, pour un artiste : un monde spécial, dont il ait seul la clef. Il ne suffit pas qu’il apporte une chose nouvelle, quoique cela soit énorme déjà ; mais bien que toutes choses en lui soient ou semblent nouvelles, transparues derrière une idiosyncrasie puissamment coloratrice.9

7Cette vision de l’art, en effet, sous-tendra toujours son activité critique ; d’un bout à l’autre de ses essais critiques, c’est elle qui fonde le jugement porté sur tel ou tel écrivain. En 1945 encore, par exemple, en réponse à une enquête, Gide, interrogé sur Maupassant, refuse de considérer ce « remarquable et impeccable ouvrier des lettres » comme un véritable artiste, au motif qu’il se contente de représenter le monde « sans indice de réfraction originale »10. Il serait pourtant exagéré de présenter cette définition de l’art comme dictée par la lecture du seul Lemaitre. La vision de Gide est celle de son époque et elle exprime la « garantie d’originalité »11 propre à une génération marquée par le symbolisme. Que Gide se montre attentif au lien établi par Lemaitre entre la création littéraire et l’individualité n’est pourtant pas anodin : c’est à la fois l’incontestable point de rencontre entre eux, au moment des débuts littéraires de Gide, et une pomme de discorde entre ce dernier et les critiques nationalistes, après 1900…

8Au seuil des années 1890, les affinités l’emportent bien sur les différences et les futures divergences. Le jeune Gide aime par-dessus tout lire à voix haute ses œuvres de prédilection, pour communier avec l’être qui lui est le plus cher, sa cousine Madeleine, ou Emmanuèle dans Les Cahiers d’André Walter. C’est d’ailleurs en mettant en avant le terme d’impression que Gide consigne un de ses « rêves », dans son Journal, en avril 1889 : « Un salon exquis que nous tiendrions, petite Madeleine et moi. La causerie y serait charmante, tous les artistes y viendraient. […] On y serait au courant de tout et l’on pourrait donner une très forte impression à la littérature.12 »

9Pour Gide, la lecture et, plus tard, l’activité critique, consisteront toujours à rencontrer un autre homme, cette rencontre permettant en retour de mieux se retrouver soi-même ; il s’agit donc de la conjonction féconde de deux subjectivités. Pareil programme s’accorde apparemment avec la critique impressionniste de Lemaitre. Après avoir lu et À rebours et les premières séries des Contemporains, Gide écrit en février 1889 : « Il y aurait à faire un livre de critique toute subjective, impressionniste. Il le faut commencer - je ne parlerais pas du livre lui-même mais de l’impression causée.13 » Pour autant, cette ambition ne porte pas la marque du seul Lemaitre ; elle répond aussi au vœu formulé dans le roman de Huysmans, où des Esseintes rêve à « une communion de pensée entre un magique écrivain et un idéal lecteur, une collaboration spirituelle consentie entre dix personnes supérieures éparses dans l’univers, une délectation offerte aux délicats, accessibles à eux seuls », preuve que la lecture de Lemaitre participait d’un ensemble de lectures propres à préparer le jeune écrivain à écrire à son corps défendant un livre représentatif du symbolisme. Et même si Gide peut encore écrire en juin 1889, en se réclamant de Flaubert, « peut-être l’art est-il seulement subjectif14 », il ne va pas tarder à prendre ses distances avec ce subjectivisme auquel il n’a peut-être jamais totalement adhéré.

ENTRE LEMAITRE ET BRUNETIÈRE

10Comme il l’a rappelé lui-même dans ses mémoires, Gide a très jeune été intéressé par la critique et, en particulier, par la critique universitaire. Dans Si le grain ne meurt, il évoque avec condescendance « les plates et fastidieuses études de Paul Albert » ou « le Cours de littérature dramatique de Saint-Marc Girardin », mais il rappelle aussi l’importance de Sainte-Beuve, lu à partir de février 1888, et de Taine, découvert à la même époque15. Gide a donc bien lu Lemaitre, mais après Sainte-Beuve et Taine, et parallèlement à Bourget ou Brunetière, ce qui n’a rien d’étonnant pour quelqu’un de sa génération. Marquée sans doute par Lemaitre, mais pas exclusivement, sa conception de la critique littéraire pourrait plus justement encore être inscrite dans la postérité de Baudelaire, l’identification de Gide à certains écrivains auxquels il consacrera des études étant, comme chez ce dernier, une étape vers la formulation de vues générales sur la littérature et sur l’art.

11L’intérêt vif de Gide pour la critique de Lemaitre n’a eu qu’un temps et retombe dès le début de l’année 1891. À ce moment, le jeune écrivain est requis par ses rencontres et ses lectures : il entre de plain pied dans le monde littéraire, à l’occasion du fameux Banquet des symbolistes, découvre Mallarmé, son œuvre et ses mardis. Mais ce mois de janvier 1891, décisif dans la carrière de Gide, est aussi marqué par la publication de l’article de Ferdinand Brunetière contre « la critique impressionniste »16. Dans la querelle qui oppose Brunetière à Lemaitre et à France, Gide a sans doute choisi le camp du premier, même si les critiques de Brunetière n’expliquent pas à elles seules le désintérêt progressif de Gide à l’égard de l’auteur des Contemporains. Comme l’a rappelé Pierre Masson, Gide, fils d’universitaire, aspire à une rigueur scientifique17, mieux incarnée par Brunetière que par Lemaitre. Attiré par ce dernier comme par un maître, à la fin des années 1880, Gide n’a sûrement pas été insensible à sa remise en question par Brunetière, perçu comme plus rigoureux. À presque vingt ans de distance, il est frappant de voir Gide rapporter dans son Journal un mot de Blum à propos de Lemaitre et de Brunetière, qui en dit long sur le relatif discrédit de Lemaitre :

Blum me disait : « Ernest-Charles insiste toujours sur mes qualités de finesse (il s’agissait d’un article de La Grande revue, sur la réédition des Nouveaux Eckermann). Il voudrait me faire passer pour le Jules Lemaitre d’une génération dont il serait le Brunetière. »18

12On devine que Gide, alors prêt à lancer La NRF, ne souhaitait pas plus que Blum passer pour un nouveau Lemaitre. Pour autant, il n’a pas oublié ce dernier ni complètement délaissé ses écrits. En octobre 1929, Gide revient par exemple sur un mot de Barbey d’Aurevilly rapporté par Nicolas Ségur en rappelant « que Jules Lemaitre [l’]avait cité dans le temps (et dans Le Temps) » et en ajoutant, avant de développer l’anecdote : « Je m’en souviens assez bien pour pouvoir en garantir l’exactitude.19 »

13Sans être oublié, Lemaitre ne peut donc plus être un modèle, encore moins une caution pour un écrivain qui, progressivement, commence à construire sa propre œuvre critique, à partir de 1896, avec ses collaborations successives à L’Ermitage, puis à La Revue blanche et enfin à La NRF. La critique de Gide n’est pas dogmatique et ne se présente pas comme la mise en application d’une méthode ; en revanche, elle est construite de façon visible, pour ne pas dire ostensible, sur certains principes d’ordre moral, en complète opposition avec le dilettantisme revendiqué par Lemaitre. Pour distinguer sa démarche de celle de Brunetière, Lemaitre constate ironiquement que « Toute une philosophie de l’histoire littéraire et, à la fois, toute une esthétique et toute une éthique sont visiblement impliquées dans les moindres […] jugements20 » de ce dernier. Or si une préoccupation sous-tend la critique gidienne, c’est bien celle d’articuler l’éthique et l’esthétique, même s’il s’agit moins chez Gide, éloigné de l’esprit de système propre à Brunetière, d’évaluer des œuvres à partir de principes existants que d’affirmer et d’affiner tout à la fois une morale propre à l’écrivain, c’est-à-dire une certaine idée de la littérature. La critique de Gide, qui débute de façon significative avec l’article « À propos des Déracinés », vise à défendre ou à affirmer certaines valeurs, en se situant sur un terrain à la fois moral, esthétique et idéologique, conformément au principe énoncé dès Le Traité du Narcisse : « les règles de la morale et de l’esthétique sont les mêmes21 ». Lorsqu’il défend et promeut l’originalité dans son article contre Barrès, par exemple, il défend encore le système littéraire symboliste  - on se souvient que Gourmont définissait le symbolisme comme « l’expression de l’individualisme dans l’art22 » -, en attaquant à la fois une vision de l’individu ou de la société, et la pratique de la littérature qui en découle. D’emblée, avec ses Lettres à Angèle, il se situe sur le terrain de la morale, dont il aura encore soin de rappeler qu’elle est « une dépendance de l’esthétique23 ». Et plus tard, c’est la défense d’une certaine exigence, à la fois morale et littéraire, qui constituera la ligne directrice des articles critiques publiés dans La NRF.

LEMAITRE, UN ADVERSAIRE IDÉOLOGIQUE ET LITTÉRAIRE POUR GIDE

14Dans ce contexte, Lemaitre ne peut être qu’un repoussoir pour Gide, sur différents plans. L’antagonisme est d’abord idéologique, comme en témoigne l’article publié dans La NRF en 191024, contre-attaque dirigée contre l’antiprotestantisme de Lemaitre. Gide s’oppose alors frontalement à Lemaitre - et aussi à Maurras et à Barrès cités dans l’article - qui, sous couvert d’évoquer Fénelon, évoque en réalité la situation politique de la France contemporaine :

Il [Fénelon] estime qu’un groupe de dissidents religieux est un danger permanent dans un grand État, quand cet État a justement pour ennemis et pour voisins des peuples de la même religion que cette minorité dissidente. Il sait que le fait d’avoir la même religion constitue, par-dessus les frontières, un lien plus fort que d’être de la même patrie. Et, comme Français et comme politique, il s’en alarme.25

15Cet antagonisme idéologique culmine à ce moment, en plein débat sur le classicisme et sur une hypothétique littérature nationale, mais elle trouvait déjà à s’exprimer dans des termes identiques dix ans auparavant, lorsque Gide défendait une conception ouverte de la nation en même temps qu’une ouverture aux littératures étrangères, en déclarant :

Tous les protectionnismes du monde ne pourront empêcher les paroles, les formes et les sons de voler par-dessus les frontières comme oiseaux par-dessus les murs […]. J’attends toujours je ne sais quoi d’inconnu, nouvelles formes d’art et nouvelles pensées, et, quand elles devraient venir de la planète mars, nul Lemaitre ne me persuadera qu’elles doivent m’être nuisibles ou me demeurer étrangères.26

16Fermement et constamment opposé aux nationalistes lorsqu’il s’agit de défendre la place des corps étrangers ou supposés tels dans l’organisme national, Gide n’en subit pas moins fortement l’attraction de l’Action française et incline même vers la monarchie, ce qui le conduit par exemple à écrire, à propos du toast porté par Jules Lemaitre au banquet de Poitiers, le 12 mai 1909 :

Le toast de Jules Lemaitre au duc d’Orléans m’a ému, je l’avoue, il évoquait en quelques phrases l’image du maître que quelque pays que ce soit peut souhaiter, dès le moment qu’il souhaite un maître. Je me suis d’abord attristé de ne retrouver point la même dignité mâle, la même concision émue dans les phrases de la lettre que le duc d’Orléans lui envoie.27

17L’opposition idéologique, en effet, recouvre et masque en partie d’autres enjeux, la plus constante et la plus nette ligne de partage entre Gide et, de l’autre côté, Lemaitre et les nationalistes, résidant finalement dans le refus du premier d’accepter la conception de la littérature propre aux seconds, fondée sur l’exigence de responsabilité morale et sociale, au détriment de l’originalité et de l’exigence proprement esthétique.

18Autrement dit, Lemaitre est un repoussoir et même un adversaire, pas seulement en raison de ses idées politiques - qui ont pu attirer Gide tout en suscitant chez lui un rejet instinctif -, mais plus encore parce qu’il a mis son activité littéraire au service de son engagement politique, dans la lignée de Bourget et de Barrès, alors que pour Gide la littérature devait rester une fin en soi. Ce dernier précisera explicitement la nature de cette opposition, au détour d’une lettre adressée à Roger Martin du Gard, en 1925. Expliquant à ce dernier pourquoi il « abhorre la “politique” », il a ce mot révélateur :

[…] il me paraît, contrairement à ce que dit Alain, que France (tout comme Jules Lemaitre) a faussé sa ligne et diminué l’importance de sa figure, la valeur de son enseignement, précisément en « prenant parti » sur le tard.28

19Ce qui est insupportable à Gide, c’est l’idée de subordonner la littérature ou le discours sur la littérature à un engagement politique, parce qu’il est attaché par-dessus tout à préserver une certaine exigence littéraire et, au fond, une idée de la littérature qui postule son autonomie par rapport au champ social.

20Ses idéaux élevés n’empêchent pourtant pas Gide d’être un polémiste efficace, pour ne pas dire « retors », pour reprendre l’adjectif qui lui a été appliqué par André Rouveyre29. En Lemaitre, il a trouvé un adversaire qui ne l’était pas moins. Dans son article de 1910, il observe que « Jules Lemaitre reproche âprement au protestantisme d’avoir disloqué, désunifié la France », en regrettant qu’il ait « soin de n’assumer point […] la complète responsabilité d’une thèse qu’il insinue plutôt qu’il ne l’expose nettement »30. C’est qu’en effet Lemaitre, dans son essai, s’est appuyé sur les propos d’un ami pour attaquer les protestants en s’abritant derrière la caution de Cherbuliez. Or le procédé est constant chez lui. Dans Théories et impressions, par exemple, en 1904, Lemaitre évoquait - et dénonçait - « l’esprit juif » en s’abritant derrière le livre d’un dénommé Muret dont il prétendait faire simplement le compte rendu, ajoutant que Muret lui-même était un « protestant », par conséquent impartial sur la question juive31. Et dans son article « Un nouvel état d’esprit », dans le même essai, il exposait la nécessité pour tout esprit modéré, en invoquant « la raison, la liberté intellectuelle, l’équité, l’humanité, le souci des intérêts populaires » de devenir réactionnaire, en feignant de rapporter seulement les propos d’un de ses « plus vieux camarades ». Or dans cet article, il faisait déjà dire à ce camarade qui entonnait un couplet violemment hostile à la Réforme : « Et puis… je respecte beaucoup les protestants… mais vois-tu, le catholicisme serait aujourd’hui tout à fait exquis sans cette funeste Réforme. Cherbuliez, esprit vraiment libre, quoique protestant, l’a dit dans un de ses livres »32. Gide a donc beau jeu de revenir aux sources de la citation pour démonter la tactique rhétorique de Lemaitre.

21Il n’en est pas moins piquant de le voir user des mêmes armes que Lemaitre et les retourner contre lui. Pour mener sa charge contre le protestantisme, dans son Fénelon, Lemaitre s’abrite en effet derrière Bossuet et « le protestant Jean-Jacques Rousseau », dont il invite à relire « la Deuxième lettre de la montagne qui est la plus véhémente critique qu’on ait faite de la religion réformée33 »… Or c’est là une des techniques favorites de Gide qui, par exemple, pour attaquer Faguet, contempteur de Baudelaire, renvoie son lecteur à Bourget et à Barrès34 ; qui, plus généralement, ne manque jamais une occasion de mettre en évidence la moindre contradiction chez ses adversaires. L’article sur le Fénelon de Lemaitre débute ainsi par cette entrée en matière qui fait d’une pierre deux coups :

Tout de même que Barrès à chanter Bruges, […] à louer les métèques illustres, - Jules Lemaitre se repose d’une attitude un peu contrainte et concertée à portraiturer quelque grande figure bien inquiète et compliquée : Racine, Fénelon, ou Jean-Jacques, dont il peut critiquer, condamner même l’inquiétude, non sans avoir porté sur leur déconcertante diversité la plus intelligente lumière.35

22Il reprend aussi un reproche qu’il a couramment adressé à Barrès, en observant à partir de l’exemple offert par Lemaitre que « les doctrines autoritaires n’ont pas de plus véhéments défenseurs que ceux qui ont eu quelque mal à obtenir l’unanimité en eux-mêmes »36. Il n’empêche que Lemaitre, en cet avant-guerre, reste un adversaire qu’il convient de ménager. Dans une lettre à Rivière, en 1912, Gide évoque la rubrique, « la revue des revues » et note : « à signaler (indispensablement) les conférences de Jules Lemaitre. Inédits de Racine dans “la Revue” », avant de s’interroger : « Vincent d’Indy - Jules Lemaitre -Wyzewa […] reçoivent-ils la revue ? ? ?37 »

23Par delà la relative admiration de jeunesse, puis l’antagonisme au début du XXe siècle, Lemaitre a continué de retenir l’attention de Gide. Il est cependant difficile d’apprécier la sincérité d’éloges qui semblent toujours contenir un peu de fiel, lequel atteint souvent Barrès par ricochets. C’est de façon ouvertement critique que Gide dénonce tardivement la « mollesse et l’incertitude de la langue de Renan », en évoquant une « grâce détendue, retombée, qui se trouve chez Loti, et même chez Jules Lemaitre » et qui aurait marqué le style de Barrès, grâce en laquelle il prétend reconnaître un « asiatisme » en opposition avec son propre classicisme38… Que penser des pages où Gide loue sans mesure le portrait de Barrès ou de Lemaitre par Gourmont39, un autre de ses repoussoirs favoris ? Faut-il voir dans la référence à Lemaitre, qui « avait mis à la mode ce petit jeu », dans la présentation de ses dix romans préférés40, un éloge, ou une pique adressé à l’aimable dilettante ? Tout ceci témoigne évidemment du goût pour l’ironie et pour la polémique sensible dans toute la critique gidienne, mais les rosseries de ce dernier ne doivent pourtant pas faire oublier une divergence fondamentale entre Lemaitre et Gide, plus forte que d’éventuelles affinités, le premier transformant la critique littéraire en un discours purement idéologique, après 1900, le second s’attachant en revanche à défendre le parti de l’art, une certaine idée et une certaine pureté de la littérature en somme.