Colloques en ligne

Catherine Helbert, Université Paris-Sorbonne

Frédéric Lefèvre et Les Nouvelles littéraires

1Le 22 juillet 1894, Émile Zola écrivait dans les Annales politiques et littéraires :

Si la littérature est une récréation de lettrés, l’amusement réservé à une classe, la presse est en train de tuer la littérature. Seulement elle apporte autre chose, elle répand la lecture, appelle le plus grand nombre à l’intelligence de l’art. À quelle formule aboutira-t-elle ? Je l’ignore. On peut constater simplement que si nous assistons à l’agonie de la littérature d’une élite, c’est que la littérature de nos démocraties modernes va naître1.

2L’hebdomadaire politico-littéraire que l’entre-deux-guerres voit naître et prospérer est à la fois le fruit d’une tradition et d’une innovation. Il confirme la place de l’écrivain dans le système de la presse et dans le débat d’idées, mais il affirme la nécessité de formes nouvelles essentiellement parce que, désormais, ceux qui participent de ce système et à ce débat sont plus nombreux. Ou encore, comme l’écrit Eugen Weber, parce que « la participation politique accrue, l’existence d’un public plus nombreux et plus averti, se soldent par une demande accrue de “marchandises intellectuelles”, par une consommation, par une production et une activité plus soutenues, sur un marché plus étendu qu’autrefois2. ». C’est ce qu’ont compris les fondateurs des Nouvelles littéraires quiinaugurent la série des principaux hebdomadaires qui seront créés entre 1922 et 1936. Parmi les membres du conseil d’administration de la société au capital de 250 000 francs qui se constitue, figurent Charles Peignot, qui représente la librairie Larousse, et Gaston Gallimard : le monde de l’édition commence à entrevoir les avantages d’un type de publication susceptible d’assurer à ses parutions et à ses auteurs une publicité de qualité.

3Le 21 octobre 1922 paraît le premier numéro de cet hebdomadaire au format d’un quotidien3. Le choix de ce format présente l’avantage de réduire les délais et les coûts d’impression ; avec son rythme de parution, l’hebdomadaire se situe dans une autre dimension que celle des traditionnelles revues. C’est d’ailleurs ce que note un contemporain dans son journal à la date du 26 mars 1927 :

Avec Les Nouvelles littéraires la littérature est descendue dans la rue et a conquis les kiosques. Agonisantes nos bonnes revues (Le Mercure, Les Deux Mondes, Les Marges, etc.), seule subsiste et subsistera longtemps La NRF, mais La NRF c’est Port-Royal. Les écrivains les plus secrets acceptent aujourd’hui de voisiner colonne à colonne avec leurs plus fracassants confrères. On peut voir, faisant le poireau dans l’étroite antichambre des Nouvelles, Paul Claudel et Dekobra, Giraudoux et Raymonde Machart, Montherlant et Frondaie4.

4Les Nouvelles feront école et, à sa suite, apparaîtront Candide, Gringoire, Je suis partout, Marianne… constituant un nouveau type de publication littéraire.

Frédéric Lefèvre : le paysan des Nouvelles

5« Je ne sais pas de quel département est ce Frédéric Lefèvre, mais il a un accent épouvantable, même par le téléphone », écrit Léautaud dans son journal à la date du 4 avril 19235. Selon Maurice Martin du Gard, Lefèvre est un ami de Jacques Guenne, avec qui il a fondé les Nouvelles, ami qui « n’a pas son pareil pour manier le plomb et corriger les épreuves », mais par ailleurs« fils de sorcier […] mal fagoté, guérisseur lui-même à l’en croire6». Recruté par l’hebdomadaire pour ses compétences techniques, il prétend pourtant faire de la critique littéraire ! Martin du Gard est très réticent :

Ce que j’ai lu de Lefèvre dans la Vache enragée7 qu’il publie et crie sur la Butte, dicte ma réticence : style pâteux, horizon limité à la rue Caulaincourt […] à force de taquineries douces, j’arriverai bien à lui faire couper les cheveux, sa moustache de gendarme, et ses ongles, qu’il a carrés et qu’il rogne devant moi avec son couteau ; je l’engagerai à abandonner son horrible binocle de pion pour des lunettes cerclées de fausse écaille. Il a des vertus de bœuf, je les habillerai mieux…8.

6Frédéric Lefèvre est en effet d’origine modeste et paysanne, ce qui détermine chez lui un rapport à la nature et à la terre qu’il ne cesse de revendiquer : « Si vous me posez la question rituelle : quels sont vos maîtres ? Je vous répondrai sans hésiter : les arbres. Ils m’ont appris que c’est bien en vain que l’esprit s’élance vers l’idéal si l’être n’est pas solidement enraciné dans le réel9.» C’est aussi un passionné de poésie, qui a publié en 1917 un essai intitulé La Jeune Poésie française10. Outre deux poètes aujourd’hui oubliés, Vincent Muselli et Adolphe Lacuzon, cet essai fait la part belle au « cubisme littéraire » et notamment au poème en prose. Lefèvre y salue Apollinaire, Reverdy, Pierre Albert-Birot et tout particulièrement Max Jacob qui vient de publier Le Cornet à dés. En mai 1920, interrogé sur ses raisons de publier un tel ouvrage, il déclare qu’il voulait ainsi « tâcher d’y voir clair dans le fatras de la production poétique contemporaine, et, de la multiplicité bariolée des talents, dégager quelques noms et quelques tendances11 ». Ces propos sont proches de ceux qui définiront dans le numéro deux de l’hebdomadaire l’objectif même des Nouvelles : « donner des points de repère au lecteur effrayé par l’abondance de la production contemporaine.. ». Et ce n’est sans doute pas un hasard car, à l’évidence, Lefèvre, loin d’être le tâcheron misérable que Martin du Gard voudrait bien policer quelque peu, et en dépit de ses manières de paysan, est aussi l’un des initiateurs du projet des Nouvelles Littéraires.

7La plupart des témoignages de l’époque concordent sur ce point et, même au cœur de la polémique violente dont Lefèvre sera l’objet en 1927-28, on lui accordera cette place. Béraud lui-même, violent adversaire de Lefèvre, lui reconnaît la paternité du projet et rappelle qu’il aurait dû être le rédacteur en chef de l’hebdomadaire ; mais

Lefèvre, qui promène dans la vie une odeur de civet froid, une balle de tondeur de chiens et l’accent d’un marchand de marrons, ne plaisait guère à ces mondains12, […] ils résolurent donc en secret conciliabule qu’on le débarquerait après avoir passé une heure avec lui. Ainsi fut fait. Pourtant Martin et Guenne cédant – ô jeunesse ! – aux obscures injonctions d’une tardive probité, n’osèrent pas dépouiller tout à fait l’inventeur de « leur affaire » et le gardèrent dans leur personnel13.

8De fait, dans les premiers numéros, le nom de Lefèvre apparaît dans la liste des collaborateurs. Mais les archives privées de la famille Lefèvre conservent un compromis signé entre les trois protagonistes au printemps 1922 assurant à Lefèvre les fonctions de rédacteur en chef de La Vie littéraire, titre alors retenu, ce compromis étant résilié le 10 août, sans plus de précision. Cela suffit à attester la mauvaise foi de Maurice Martin du Gard.

9Cependant, le 25 novembre, l’hebdomadaire indique que Frédéric Lefèvre est désormais son rédacteur en chef. Juste retour des choses ? Lefèvre occupera cette fonction jusqu’à sa mort en 1949 alors que Guenne quitte les Nouvelles en 1926 pour prendre la direction d’une autre publication et que Maurice Martin du Gard est écarté de la direction par Larousse en 1936. Que s’est-il passé ? S’il faut en croire Léautaud, qui est à l’origine de bien des anecdotes que le milieu littéraire et journalistique colporte dans la période, c’est une maladresse cocasse de Guenne qui est à l’origine de la réintégration de Lefèvre au projet. Le Journal littéraire mentionne à la date du 17 juillet 1923 :

J’ai dû noter les différends survenus entre Frédéric Lefèvre et Jacques Guenne et Maurice Martin du Gard, ces derniers cherchant à le reléguer dans une situation inférieure, alors que c’est lui qui a eu l’idée du journal, qui l’a mis sur pied et qui est, des trois, le plus capable littérairement, eux deux ayant surtout comme apport l’argent. Frédéric Lefèvre m’a parlé de tout cela un jour à midi, pendant une heure Place Clichy14.

10Léautaud se fait alors raconter par un jeune homme « employé chez Grasset et qui était autrefois à La Vache enragée avec Lefèvre », l’anecdote suivante :

11Jacques Guenne est un épicier qui veut faire de la littérature, rien de plus. Il y a quelques temps, il écrit à Lefèvre une lettre ainsi conçue « Mon cher Lefèvre, faites des pieds et des mains, ne reculez pas devant les démarches, il faut à tout prix que vous obteniez la collaboration de Marcel Schwob. » Ce pauvre Schwob, qui est mort depuis dix huit ans ! Il paraît que Frédéric Lefèvre a fait grand état de cette lettre et l’a vendue pour ainsi dire, à Jacques Guenne, en échange de clauses lui assurant sa situation dans un nouveau traité passé entre eux, après les différends ci dessus.

12L’histoire circulera dans le tout Paris littéraire, Léautaud l’ayant racontée notamment à Galtier-Boissière et à André Rouveyre, et ces derniers l’utiliseront dans la campagne de dénigrement menée contre les Nouvelles. Ce qui fait s’exclamer Léautaud, mais un peu tard : « Voilà encore qui m’apprendra à raconter les choses que je suis seul à savoir pour les voir utiliser par d’autres15. »

« Une heure avec… », une des clés du succès des Nouvelles

13L’hostilité « de classe » que Martin du Gard éprouve à l’égard de Lefèvre, les rapports détestables qui règneront toujours entre les trois initiateurs du projet16 n’empêchent pas que la rubrique que celui-ci inaugure dès le 18 novembre et qui s’intitule « Une heure avec… », devienne un élément déterminant du succès des Nouvelles. Dans cette rubrique, Lefèvre retranscrit sa rencontre avec un écrivain, rencontre qui a souvent lieu chez ce dernier, ce qui établit l’impression d’une conversation presque intime.

14L’interview d’écrivains se situe évidemment dans la lignée de la vogue des portraits littéraires que publient les journaux, vogue qui débute vers les années 1830 et perdure tout au long du XIXe siècle17. Le « genre » lui-même est plus ou moins inventé par le journaliste Jules Huret qui, pour effectuer ses enquêtes, interroge les écrivains18. Lefèvre n’invente donc rien à proprement parler, cependant il donne à ses entretiens une ampleur nouvelle et, selon l’expression de Philippe Lejeune, son travail « se dégage de l’enquête d’opinion ou d’actualité et tend à devenir une enquête d’identité, vivante et pleine d’intuitions, fondée sur une connaissance étendue de l’œuvre et sur une écoute attentive19 ». Selon une méthode assez invariable, Lefèvre demande à l’écrivain ses origines sociales et géographiques, l’entretien s’ancre presque toujours dans une dimension biographique. Il l’interroge sur ses débuts dans la vie littéraire, contribuant ainsi à mettre en évidence les réseaux de sociabilité qui permettent au débutant de publier. Il lui demande d’évoquer les influences qui l’ont marqué, ses « maîtres », et les contemporains qui lui semblent importants. Une partie plus ou moins longue permet d’évoquer le dernier ouvrage, voire l’ensemble de l’œuvre et sa genèse, selon les cas. Lefèvre essaie également de mettre à jour la façon dont l’écrivain travaille : comment vient le choix du sujet, « comment écrivez-vous ? », demande-t-il. Très souvent l’entretien aborde une grande question littéraire qui peut avoir été le cas échéant soulevée par l’actualité.

15Jusqu’à la guerre, Lefèvre publiera 387 entretiens, dont certains seront repris dans les cinq volumes publiés par Gallimard et une sixième série chez Flammarion (1924-1933).

16Le succès quasi immédiat se traduit par les nombreuses imitations qui se développeront ensuite dans la presse. Il est attesté par les critiques, et Léautaud lui-même note dans son Journal, le 10 octobre 1923 : Lefèvre « m’a demandé mon avis sur ses interviews. Je lui ai dit, comme je le pense, que c’est la seule partie vivante des Nouvelles… » Il apprécie d’ailleurs ce personnage dont il dit : « Frédéric Lefèvre est le paysan dégrossi qui s’instruit, bûcheur, rusé et matois, ambitieux, solide, un peu brutal, bien décidé à se faire sa place au soleil à force de travail et d’adresse. Des trois (MMG, Guenne et Lefèvre), le plus vivant et dégagé de bien des niaiseries littéraires de la jeunesse », saluant à plusieurs reprises ses qualités d’analyse, au point de recopier intégralement dans son journal à la date du 17 novembre 1923 une « très jolie et très juste appréciation du Brulard par Frédéric Lefèvre. »

17La notoriété du journaliste s’étend et suscite des commentaires enthousiastes. Ainsi, après la parution du troisième recueil en 1926, Anthelme Perrier, dans un article intitulé « Frédéric Lefèvre, historien des lettres européennes », écrit :

[…] le ton de ces entretiens, car il est impossible de se méprendre et d’appeler interviews une œuvre ainsi conçue ; leur forme, la richesse et la qualité des idées remuées et la valeur des personnages interrogés font de ces trois premiers recueils la véritable histoire critique de la littérature contemporaine20.

18Un roman à clés, La Fabrique de Gloire21, paru en mai et juin 1930 dans Le Mercure Galant et qui met en scène sans aucune ambiguïté Maurice Martin du Gard et Frédéric Lefèvre, décrit la « série d’enquêtes orales, faites autour des plus éminents représentants français et étrangers de la science, de la littérature et de l’art du jour. Chaque enquête devait paraître sous le titre général Interviews de célébrités contemporaines. » Un peu plus loin dans ce roman on trouve cette phrase : « la vogue des savoureux entretiens du puissant Jean Lasserte aidant, le journal, encore sans concurrent, paraissait entrer dans une ère de prospérité définitive ». De fait, Frédéric Lefèvre ‑ alias Jean Lasserte ‑ est devenu, trois ans à peine après la création des Nouvelles et de sa rubrique, une figure du monde littéraire. Outre ses collaborations dans de nombreux organes de presse, il est sollicité comme conférencier, co-dirige avec Jacques Maritain et Henri Massis la collection « Le Roseau d’or » aux éditions Plon, reçoit la légion d’Honneur en octobre 1927. Il figure parmi les destinataires réguliers des exemplaires de luxe des éditions originales des éditions Gallimard22. Quant aux Nouvelles, elles ont conquis une place de choix dans le panorama de la presse littéraire.

Polémiques

19C’est donc au faîte d’une gloire assez rapidement acquise que Frédéric Lefèvre va se retrouver pris dans la tourmente d’une polémique extrêmement violente. Pendant à peu près trois ans, mais avec une acuité particulière en 1928, Lefèvre va faire l’objet d’attaques remettant en cause sa façon de travailler, son honnêteté, sa culture.

20Cela commence vraiment avec la publication par Jacques Boulenger d’un ouvrage intitulé Entretien avec Frédéric Lefèvre. Jacques Boulenger, critique et écrivain, est rédacteur en chef de LOpinion23. Il a été interrogé par Lefèvre le 16 janvier 1926 et cet entretien a été publié dans les Nouvelles. Racontant la rencontre il écrit :

[…] au total, je goûte peu l’art de la conversation, n’y réussissant guère […] je dois dire que j’avais néanmoins quelque espoir d’obtenir de lui ce que je souhaitais, car je savais que, si certains de ceux avec qui il a eu des entretiens en avaient profité pour lui dicter tout un volume de leurs idées, beaucoup d’autres qui n’avaient passé qu’une heure en sa compagnie, l’avaient employé à fumer des cigarettes et boire en faisant des pronostics sur le temps du lendemain, après quoi ils avaient reçu par la poste leurs interviews toutes rédigées, demandes et réponses. La plupart n’en font pas mystère ; de plus j’avais vu le manuscrit de l’un d’eux, entièrement de sa main, y compris les questions prêtées à Lefèvre. Enfin il est facile de reconnaître le style, la manière… hâtons-nous du reste d’ajouter que c’est un usage bien légitime, chez les reporters, que d’accepter avec reconnaissance les interviews qu’on leur donne ainsi toutes faites. Peut-être Frédéric Lefèvre exagère-t-il un peu en signant de son nom les volumes où il recueille les siennes. Mais cela ne fait de mal à personne, vraiment, et cela lui fait du bien à lui24.

21Prétendant donc avoir entièrement rédigé son entretien, Boulenger affirme constater des modifications au moment de la correction des épreuves. Mais cela ne l’étonne pas, d’autres auteurs que lui se plaignent amèrement de Lefèvre car d’un côté, il prête aux autres des propos désobligeants sur des auteurs qu’ils n’ont jamais tenus, mais reflètent sa propre opinion, de l’autre, se donne la part belle (« Voyons, vous comprenez qu’avec ma situation… ; il faut bien que j’aie l’air de discuter avec vous ! me dit-il en propres termes. ») ; enfin « ses questions sont enfantines et tendancieuses », dit-il : « il n’énonçait que des idées à la manière de Bouvard et Pécuchet, d’ailleurs sans aucune liaison logique ; et il ajoutait à cela au petit bonheur, le nom de saint Thomas et les titres de quelques ouvrages peu accessibles en vue d’impressionner les lecteurs innocents25.» C’est le projet de parution en volume qui déclenche de nouvelles difficultés, et justifie la publication de l’opuscule de Boulenger. En effet ce dernier aurait alors exigé de réécrire entièrement son article (n’était-il pas déjà entièrement de sa main ?) et de n’accepter sa publication qu’accompagné de l’intégralité des échanges suscités par sa parution. C’est évidemment tout à fait impossible. C’est pourquoi Jacques Boulenger fait paraître de son côté cet Entretien avec Frédéric Lefèvre.

22Au fond de quoi s’agit-il ? Il s’agit d’un désaccord portant sur l’œuvre de Renan, d’une querelle dans laquelle Boulenger s’oppose à Henri Massis et à Jacques Maritain. Défendant l’image d’un Renan grand critique plutôt que philosophe, il s’indigne des attaques de Maritain et de sa dénonciation de l’« historicisme » de Renan, pour dénoncer également la partialité et le peu de sérieux des analyses de Massis. La querelle préexiste à l’entretien qui d’ailleurs l’évoque largement. On y voit Lefèvre argumenter de façon mesurée mais résolue, replaçant la polémique dans le contexte plus vaste de la rénovation du thomisme. Il ne cède pas d’un pouce et loin d’apparaître comme l’interlocuteur effacé et benêt que Boulenger décrit, il traite avec rigueur les différents points, terminant par l’aspect politique de la querelle : si l’Action Française « a pris parti », comme le dit Boulenger, et que « Léon Daudet proclame […] que les philosophes qui ne sont pas thomistes sont des sots », Lefèvre lui rétorque : « Je voudrais savoir pourquoi vous vous êtes rallié à certain groupement fasciste. Pensez-vous vraiment que la dictature est un bon régime ? », ce qui déclenche chez Boulenger une diatribe anti-parlementariste.

23Quelques temps après, la polémique enfle et s’amplifie, orchestrée notamment par Le Crapouillot qui, avec des articles de Béraud, Galtier-Boissière et Rouveyre va traîner conjointement dans la boue Lefèvre, Maurice Martin du Gard et Les Nouvelles littéraires26. Léautaud, quant à lui, en rend compte d’une façon parfois nuancée mais considère que Lefèvre est définitivement coulé : « Je ne vois plus très bien maintenant un écrivain un peu sérieux se prêtant aux Une heure avec… de Lefèvre, maintenant qu’on a si bien étalé tous ses trucs, ses combinaisons et ses marchandages27. » Il n’est sans doute pas inutile d’essayer d’analyser cette controverse en la situant dans son contexte historique et même économique mais aussi en la reliant aux modifications du statut de l’écrivain durant la période et aux enjeux que la forme même de l’entretien revêt dans ce contexte.

Contexte historique et littéraire

24La polémique est un trait d’époque et l’entre-deux-guerres foisonne de ces disputes qui débouchent encore parfois sur des duels ou du moins sur des provocations au duel… Nous avons vu que Boulenger, qui est finalement à l’initiative du mouvement, a essentiellement des différends idéologiques et théoriques avec Lefèvre, ce dont il ne se cache d’ailleurs pas : « Frédéric Lefèvre tient à affirmer son catholicisme. […] En outre il est de ce groupe, de ce chœur angélique pour mieux dire, qui dirige ou aiguille la collection du “Roseau d’or” dont M. Henri Massis est le coryphée et M. Jacques Maritain le drapeau. ». Dans la querelle du néo-thomisme ils sont adversaires et tous les coups semblent permis. Le groupe des attaquants du Crapouillot est quant à lui convaincu que les Nouvelles font une propagande imméritée à des auteurs sans intérêt. Citant Béraud, Léautaud déclare dès 1923 :

[…] il fait aux Nouvelles un reproche qui peut se justifier, celui de recommander constamment à ses lecteurs des livres que ces mêmes lecteurs ne peuvent pas lire à cause du genre spécial de littérature, trop spécial, que sont ces livres : Montherlant, Drieu La Rochelle, Cocteau, Giraudoux, etc., etc., le fait est que lorsque les lecteurs des Nouvelles, je parle de la majorité, mettent le nez dans de pareils livres, ils ne doivent pas se sentir très à l’aise28.

25Toutefois Béraud a accordé un entretien à Lefèvre cette même année 1923, entretien où il s’en prend à Gide, mais qui semble témoigner de rapports parfaitement cordiaux entre Lefèvre et lui. On peut constater que les différends vont s’amplifier à l’occasion de querelles littéraires et qu’ils vont également accompagner le succès de l’hebdomadaire.

26Toujours en 1923, la « Croisade des longues figures », campagne menée avec persévérance par le journaliste Henri Béraud qui accuse les éditions de La NRFde monopoliser, avec la complicité du Quai d’Orsay, la diffusion du livre français à l’étranger, commence à trouver un écho. C’est durant cette virulente campagne, qui met particulièrement en cause « la bande à Gide », que l’élégant qualificatif de « gallimardeux » est forgé par le même Béraud. Or, les Nouvelles et Lefèvre vont jouer un rôle éminent dans la querelle. Si l’hebdomadaire se fait d’abord l’écho des reproches du polémiste en février 1923 en lui demandant quels sont ses griefs, il réagit ensuite à la véritable campagne de presse qui se déclenche alors par un entretien avec Giraudoux le 2 juin. Cet entretien est une réponse en règle aux attaques de Béraud. Huit de ces dix pages sont consacrées à une réfutation précise des différentes accusations ; ce contre-feu n’ayant pas suffi, c’est Morand qui prend le relais en septembre, toujours avec Lefèvre, pour défendre le groupe NRF : « On m’avait dit en me mettant en garde que je trouverais là un milieu de penseurs tristes, riches doctrinaires ; bref assez peu mon genre […] ce que je trouvai, c’étaient des esprits très divers unis par de la probité littéraire29». En décembre enfin, Jacques Rivière, muet jusque là, sort de son silence et élève le débat en se prononçant sur ses rapports intellectuels avec Gide, sur la question du subjectivisme littéraire, sur l’action intellectuelle de La NRF et sur son absence de dogmatisme : « L’œuvre de la NRF s’est lentement constituée et en dehors de tout programme systématique ; elle correspond à l’épanouissement progressif d’esprits très différents et qui ne se sont pas toujours développés exactement dans le même sens. ». L’action de Lefèvre et des Nouvelles est donc nettement en faveur de « la bande à Gide ». Ses prises de position résolues en faveur d’un certain nombre d’écrivains sont également liées de façon certaine aux attaques dont il est l’objet.

27Ainsi Lefèvre est un fervent apologiste de Claudel et ce, dès l’époque de la Vache enragée où il lui a consacré une série d’articles. Cela peut donner lieu à une discussion littéraire de bon aloi, comme avec Maurras, que Lefèvre ne pourra rallier à sa cause malgré ses efforts30. Mais quand il édite en 1927 un volume intitulé Les sources de Paul Claudel, on remarque la dédicace de l’ouvrage à Philippe Berthelot, secrétaire général du Quai d’Orsay ‑ et à ce titre totalement mis en cause par Béraud lors de la « Croisade des longues figures » ‑, et que, dans sa vibrante défense du style de Claudel, Lefèvre s’oppose avec virulence aux attaques de Pierre Lasserre, grand ami de Jacques Boulenger, dans Les Chapelles littéraires31Par sa défense d’un certain nombre d’auteurs qu’il contribue à faire connaître grâce aux entretiens, et aussi en les éditant chez Plon, Lefèvre est donc bien assimilé à un parti auquel s’en prennent ses détracteurs, comme Boulenger le reconnaît finalement :

28Ce parti a lancé avec une merveilleuse adresse Sous le soleil de Satan et Frédéric Lefèvre a beaucoup poussé à la roue, comme c’était son devoir, en publiant au bon moment dans Les Nouvelles littéraires un pseudo entretien avec l’auteur et un panégyrique enthousiaste du livre. (Notons en passant que ce roman, fruit d’un gros effort et d’ailleurs plein de mérites, mais pénible et d’une substance épaisse, a dû son succès de vente à l’analogie de son titre avec celui d’un ouvrage de M. Georges Anquetil.)

29Un nom semble surtout servir de déclencheur aux hostilités, c’est celui de Paul Valéry. Lefèvre a joué un rôle non négligeable dans la fortune critique de Valéry et lors de son accession à l’Académie française32. Or, dans son discours de réception, ce dernier a osé égratigner Anatole France, aimé et vénéré de Boulenger, Lasserre… Aussi André Rouveyre publie-t-il en novembre 1927, dans Le Crapouillot, un « Discours d’expulsion de Paul Valéry à l’Académie française ». Comme l’écrit Galtier-Boissière, directeur de ce journal : « Paul Valéry, le poète des Duchesses prenait beaucoup trop de volume. Le tam-tam organisé autour de ce personnage corseté d’épinard commençait à nous porter sur les nerfs. » Mais dans sa diatribe, Rouveyre ne manquait pas de s’en prendre aux Nouvelles « qui, grâce à un effort intense et des postures avantageuses, réussissent à troubler le marché du livre en imposant une impertinente prépondérance des leurs, mécaniquement obtenue par les marchands de papier noirci. ». Ce papier de Rouveyre entraîne d’ailleurs une réaction forte d’un certain nombre de collaborateurs du Crapouillot qui souhaitent, dans une lettre de soutien à Valéry publiée dans LIntransigeant, s’en désolidariser33. Mais, s’il faut en croire Léautaud, l’article de Rouveyre aura des conséquences plus tangibles en novembre 1927 :

[Galtier-Boissière] nous apprend qu’il vient de recevoir une bien jolie lettre du chef de la publicité des Nouvelles littéraires, motivée certainement par l’article de Rouveyre sur Valéry : on refuse désormais de lui prendre aucune publicité. Galtier-Boissière dit qu’il a de quoi leur rendre la monnaie de leur pièce, renseigné comme il l’est sur tout ce qui se passe aux Nouvelles, la publicité débordant jusque dans les articles qui en ont le moins l’air. Il parle aussi de tout ce qu’on peut écrire si facilement sur des gens comme Martin du Gard, Frédéric Lefèvre. Je raconte en peu de mots les petites histoires que je connais.

30Un mois après ‑ il s’agit toujours de Galtier Boissière :

Il m’a expliqué qu’il voulait arriver, avec une campagne un peu suivie, à amener la rupture de la Maison Larousse avec Martin du Gard et Guenne, soit en arrivant à jeter la déconsidération sur la maison Larousse comme ayant fait d’un journal aux apparences littéraires un simple organe de publicité, soit en arrivant à jeter cette déconsidération sur Martin du Gard et Guenne comme ayant fait du journal littéraire voulu par Larousse une simple entreprise de publicité34.

31On voit donc comment se trouvent mêlés des arguments d’origine diverse : querelles littéraires et de personnes, arguments économiques, rivalités éditoriales. Sur ce point précis, dès 1923, Béraud confiait d’ailleurs à Léautaud que selon lui Les Nouvelles littéraires ne tiendraient pas et annonçait que « plusieurs journaux similaires [allaient] paraître avec la tâche de déboulonner les Nouvelles35 ». De fait, Fayard lance Candide en mars 1924 et les Éditions de France Gringoire en 1928 : Béraud en sera l’éditorialiste. Quant au propriétaire des Éditions de France, il n’est autre que le fameux Carbuccia, celui qui affirmait qu’il fallait payer pour obtenir « Une heure avec… »

32C’est que les éditeurs sont désormais parfaitement conscients de l’intérêt de disposer d’un organe de presse pour faire la publicité de leurs productions, trouver de nouveaux auteurs, voire débaucher ceux des maisons concurrentes et c’est bien une logique de concurrence effrénée qui s’instaure alors. Quant à Lefèvre, qui ne répond pas aux attaques, il continue de publier ses entretiens, obtenant même que certains de ses détracteurs acceptent de subir l’exercice une deuxième fois36 ! Et pour en finir avec l’hypothèse d’un Lefèvre irrémédiablement « grillé », on citera quelques noms « un peu sérieux » qui accepteront le défi : Giono, Delteil, Zamiatine, Thomas Mann, Mauriac, Maurois, Zweig, Fargue…

33Toutefois l’approche historique, aussi éclairante soit-elle, n’est peut-être pas suffisante pour expliquer la violence et la passion du débat. La forme de l’entretien et ce qu’elle suppose, la posture de l’écrivain et son rapport au journaliste jouent sans doute un rôle dans ce déchaînement.

Le mythe de l’entretien

34Le premier volume rassemblant les entretiens est précédé du texte suivant :

Notre époque apparaît généralement comme une époque de transition où, dans les œuvres en apparence les plus gratuites, se poursuit une révision des valeurs établies et un établissement des valeurs réelles. Sans aucun dessein préconçu, des enquêtes comme celle que nous ouvrons avec ce premier livre enregistrent ces variations de l’admiration des écrivains.

35Le mot « enquête » est très souvent employé à l’époque, il mêle plusieurs plans et semble se situer à la rencontre de plusieurs éléments de débat. Il évoque bien sûr les rapports de la littérature et du reportage. Le développement de la presse, celui des moyens de transport et de communication semblent imposer une exigence de vérification : il s’agit de confirmer, d’étayer par le fait d’être sur place et de retranscrire fidèlement ce que l’on entend et ce que l’on voit. Mais dans cette perspective même il se situe dans un débat plus large sur le plan littéraire, celui d’un rapport au réel renouvelé. C’est ce que montre Myriam Boucharenc : « […] sans doute le reportage est-il apparu […] comme une forme d’écriture idéale, de nature à réaliser une littérature en acte, comme à satisfaire ce que Rivière appelait dès 1920, la “passion de la vérité”37 ». Le principe d’Une heure avec… se fonde sur cette idée de proximité et de vérification : le face à face entre l’écrivain et celui qui l’interroge atteste la véracité des propos tenus. Par ailleurs, l’interview se définit également comme une conversation, la restitution d’une parole libre et vivante, spontanée. Or, si on laisse de côté les attaques sur la prétendue inculture de Lefèvre qui, outre qu’elles sont sujettes à caution, relèvent surtout de l’appréciation personnelle, on voit que c’est sur ce type de caractéristiques qu’il est attaqué : on lui reproche de mentir, partant de trahir tout ce que l’idée même d’entretien suppose. Les accusations sont d’ailleurs contradictoires : il ment parce qu’il trahit les propos de son interlocuteur, il ment encore parce qu’il n’écrit rien lui-même mais confie la rédaction de ses interviews à l’interviewé. Cette contradiction n’est-elle pas pourtant inhérente au genre même, dans la mesure où les conditions de la rencontre et surtout de sa retranscription ne peuvent en aucun cas prétendre à refléter fidèlement l’échange, qui du reste à l’époque ne peut être enregistré ? Même sténographié (mais nous savons que les entretiens de Lefèvre ne l’étaient pas), l’entretien nécessite un travail de récriture suffisant à ruiner les notions de véracité, de fidélité, l’idée d’un échange spontané et naturel. La question est alors la suivante : qui écrit ?

Écrivain versus journaliste ?

36Par définition, c’est l’écrivain ; on peut donc s’étonner de voir Lefèvre accusé par ses détracteurs de faire rédiger ses interviews par les intéressés eux-mêmes. En effet, ne serait-ce pas là le meilleur moyen à la fois de ne pas trahir et aussi de respecter le statut de l’écrivain, homme de l’écrit avant tout38 ? C’est dans le fond le modèle dont rêve Gide, l’entretien imaginaire, qu’il a d’ailleurs souvent pratiqué, celui où sa pensée peut s’exercer sans contrainte : « Elle se développerait en dialogue, comme au temps de mon Enfant prodigue et pousserait des branches à la fois dans des directions opposées39. » Un dialogue de soi avec soi. Mais à ce fantasme, résiste la réalité factuelle, celle de la présence physique de l’intervieweur ‑ et de l’interviewé ‑ conquérant avec ces entretiens une célébrité et un prestige évidents, dans un moment où l’intellectuel est d’abord un homme de lettres et où son entrée dans l’ère médiatique se fait encore largement à son avantage.

37Frédéric Lefèvre a-t-il abusé de ce pouvoir ? Il est vrai que, parfois, sa voix se fait entendre d’une façon qu’on jugera éventuellement intempestive. Cela n’a rien de systématique. Ceux qui apprécient son travail, et ils sont nombreux, même après le déchaînement de la polémique, soulignent au contraire son effacement et ses capacités à faire s’exprimer le meilleur de ses interlocuteurs, ainsi le philosophe Maurice Blondel, à qui Lefèvre a consacré un ouvrage en 192840, apprécie « l’originalité d’une méthode où, dans le dialogue même, vous intervertissez les démarches du Socrate platonicien, lui qui ne réclame et n’obtient de ses interlocuteurs que des monosyllabes approbatifs, afin de le plier à ses propres thèses.41 » Rappelons également que Lefèvre n’agit pas naïvement, qu’il est conscient des enjeux formels de l’entretien ; de celui avec Valery Larbaud, il écrit : « Le dialogue est un genre très flexible que peuvent modifier et le sujet traité et la personnalité des interlocuteurs. » et il ajoute un peu plus loin :

Comprenez-vous maintenant tout ce que Larbaud apporte à la tradition des conteurs galants du XVIIIe siècle et comment il les dépasse de toute son humanité douloureuse ? Comprenez-vous aussi combien il peut être difficile et maladroit de transcrire un entretien avec cet écrivain qui a mis davantage de lui-même dans ses écrits qu’il n’en livrera jamais dans aucune conversation, parce que dans ses livres sa pudeur a pris le masque qui permet les plus touchantes confessions42.

38Quant à la portée des Une heure avec…, on notera que ces entretiens ont contribué de façon évidente à établir des valeurs d’époque ‑ maîtres, contemporains marquants, talents prometteurs ‑ et qu’ils se sont fait l’écho des débats littéraires qui traversaient alors la communauté des écrivains, contribuant sans nul doute à l’établissement d’une histoire de la littérature. Et on soulignera pour conclure qu’un critique qui se faisait le prescripteur enthousiaste de Valéry, Claudel, Bernanos, qui encourageait à faire lire et découvrir Dabit, Panaït Istrati, Ramuz, qui déclarait à propos de Bernanos : « C’est l’autorité et l’autorité seule qui avalise la signature du critique. Il a rarement l’occasion d’engager pleinement son crédit, car peu d’œuvres à notre époque de transition sont assez puissantes et assez complètes pour emporter une adhésion totale. Je viens de lire une de ces œuvres là43 »… ce critique là ne pouvait pas être entièrement mauvais !