Colloques en ligne

Benedetta Zaccarello

Valéry théoricien de la littérature selon Maurice Merleau-Ponty

1En ouverture de sa Naissance de la critique moderne, William Marx précise les limites de la période concernée par son étude, fixant en 1945 le terminus ad quem de l’analyse1. Évoquant plusieurs événements ayant contribué à faire de cette date un moment de passage et de rupture dans l’histoire littéraire, l’auteur fait référence, entre autres, à l’imminente parution de Qu’est-ce que la littérature ?, publié en 1947, qu’il interprète comme l’épiphénomène d’un changement de paradigme en cours dans la représentation de soi élaborée par la littérature. Indéniablement, l’œuvre de Sartre atteste l’émergence de questionnements et d’enjeux culturels destinés à changer le paysage de la critique, congédiant une saison littéraire qui allait rapidement paraître définitivement révolue.

2Dans un tel contexte, le nom de Valéry, théoricien après coup de la mouvance symboliste, maître brusquement renié par Breton et les révolutionnaires surréalistes, artisan d’une mouvance critique qui trouva dans la fin de la guerre son épuisement et sa clôture, ne peut que sonner comme démodé ou daté. Comme si, en 1945, Valéry mourait deux fois, vaincu par la maladie et figé par la critique dans les limites étroites d’une image presque caricaturale d’intellectuel abstrait et éloigné du monde, froid et poussiéreux, obscur. Le regard tourné obstinément en arrière, ou vers l’intérieur. Intempestif, si ce n’est pas vieux jeu, père obsolète dont la tête serait celle à couper pour pouvoir endosser le rôle d’apôtre du nouveau dans l’horizon de la société littéraire de l’époque. Voir par exemple le petit texte contre Valéry publié par Sarraute2, justement en 1947 et justement dans Les Temps Modernes de Sartre.

3Immédiatement après sa mort, en somme, Valéry, qui avait vécu ses dernières années en poète d’État et en sibylle incontournable de l’esthétique, paraît déjà « inutilisable ». Inutilisable, d’abord, puisque non engagé. Mais aussi inutilisable en tant que théoricien d’une poésie qui entre-temps avait commencé d’être regardée avec soupçon. De plus, après sa mort, Valéry devient progressivement le héros d’une aventure de l’écriture comprise comme autotélique : celle des Cahiers, évidemment, qui allaient émerger dans une lente et difficile parution, mais dont on savait déjà qu’ils avaient été fondés sur le parti pris d’un retranchement et d’une distance par rapport au commerce de la littérature. Autant de fautes graves, à une époque où le monde se regarde changer et exige des écrivains des réponses claires, et des indications à monnayer dans la vie.

4Pourtant, c’est précisément dans ce même contexte culturel que Maurice Merleau-Ponty, tout juste élu à la chaire de Philosophie du Collège de France, décide de mettre la théorie valéryenne de littérature à l’objet d’un des deux cours tenus lors de sa première année d’enseignement (1952-1953) : celui qui porte le titre de Recherches sur l’usage littéraire du langage.

5Plus précisément, Merleau-Ponty s’investit ici dans une analyse théorique du « cas Valéry »3, selon sa propre définition, c’est-à-dire de ce « synolon » se composant, aux yeux du philosophe, de l’idée de littérature esquissée dans les textes valéryens, d’une part ; et de l’autre, des pratiques d’écriture et de vie que Merleau-Ponty s’efforce de déchiffrer en filigrane de l’œuvre publiée par l’auteur de La Jeune Parque.

6Si une évaluation de l’importance que la figure de Valéry, ainsi comprise, allait prendre dans la genèse de la pensée merleau-pontienne excède la visée des pages qui suivent, il convient ici de préciser que la lecture proposée par Merleau-Ponty, prenant très minutieusement appui sur les textes de Valéry, finit par esquisser un modèle d’écrivain non seulement très éloigné de celui qui s’affirmait à l’époque, mais en quelque mesure opposé à une telle mouvance, et pour ainsi dire complémentaire et alternatif par rapport à l’idée de littérature qui en découlait.

7Dans une telle perspective, il est important de rappeler qu’à la fin de cette même année académique Merleau-Ponty rompra ses relations avec Sartre4, et qu’il ne reverra ce dernier que trois ans plus tard, rapidement, et sans jamais vraiment renouer leur amitié5. Or, même si la célèbre brouille de l’été 1953 éclate autour d’une irréductible  divergence dans les positions politiques des deux philosophes, il est indéniable que la question de l’engagement intellectuel est au cœur de la querelle, et qu’elle retient l’attention de Merleau-Ponty pendant les mois où il donne son cours.

8En ce sens, on serait presque tenté d’interpréter le choix de traiter de Valéry à cette occasion comme un premier signal polémique vis-à-vis de Sartre, ou en réponse à Sartre. Car les notes préparatoires pour les Recherches sur l’usage littéraire du langage sculptent un profil du poète de La Jeune Parque qui en fait une figure d’intellectuel (et de philosophe) à plusieurs égards antithétique au modèle proposé par Sartre6.

9De même, nous pouvons affirmer sur la base de documents que dans ces mêmes années Merleau-Ponty cherchait à faire son Qu’est-ce que la littérature ? : il s’agit d’un projet qui aboutira, d’une part, aux textes (publiés de façon posthume) de La Prose du monde7 et, de l’autre, justement au cours dont il est ici question. Une note inédite nous donne même des précisions au sujet des auteurs que Merleau-Ponty songeait à convoquer en relation avec ce projet8 : Montaigne, Stendhal, Proust, Breton, Artaud. Pourtant, quelques mois plus tard à peine, c’est de Valéry que Merleau-Ponty décide de s’occuper principalement. Et s’il consacre une partie de son cours à Stendhal, c’est en grande partie à la loupe de Valéry qu’il semble le lire. D’une part, parce que la lecture merleau-pontienne de Stendhal, quoique corroborée par une bibliographie vaste et articulée, s’appuie aussi, et explicitement, sur l’essai rédigé par Valéry sur le même sujet9 ; de l’autre, en raison du fait que, dans l’argumentation que le cours développe, le choix de Stendhal découle du rôle que Merleau-Ponty fait jouer à de ce dernier dans sa vision de l’histoire littéraire, où Stendhal semble préfigurer certaines positions valéryennes concernant la nature du  métier de l’écrivain ainsi que le rapport entre ce dernier et la spontanéité du langage.

10Et si Merleau-Ponty, au moment d’entamer son cours au Collège de France, avait décidé de jouer la carte Valéry dans la perspective d’une réponse aux théories de Sartre sur la littérature, prenant une position qui allait déboucher sur leur rupture définitive10? Ce qui est certain, c’est qu’à l’occasion de son cours, Merleau-Ponty est amené à observer de très près la théorie littéraire de Valéry (auteur qu’il connaissait et citait depuis au moins la Phénoménologie de la perception) et à comprendre la complexe relation que ce dernier tisse entre son œuvre, son image publique d’écrivain, et le monde extérieur11, horizon d’attente et domaine de la lutte, continent de l’histoire et théâtre de la lecture.

11Les pages qui suivent ont été conçues comme une tentative de comprendre certains enjeux de l’idée valéryenne de littérature à la lumière de leur émergence dans un épisode de lecture qui, s’inscrivant dans la postérité immédiate de cet auteur (époque apparemment peu favorable à la prospérité de sa renommée), eut sans doute le mérite d’ébaucher une image de Valéry qui, s’éloignant d’un paradigme de l’homme de lettres qui prenait pied dans ces mêmes années, s’écarte aussi sensiblement de la vulgate des doctrines littéraires valéryennes telles que la critique nous les a fait connaître bien après les Recherches merleau-pontiennes.

12Pour sa leçon inaugurale au Collège de France, Maurice Merleau-Ponty compose son Éloge de la philosophie. Un éloge qui, pourtant, veut moins revendiquer pour cet exercice de l’esprit le dernier mot de la vérité ou l’infaillibilité d’une méthode rationnelle, qu’en apprécier la puissance créative « jusque dans ses infirmités »12. En ce sens, la faiblesse apparente de la philosophie, son écart, ses erreurs, seraient à comprendre comme émanant de la nature même de la discipline, ayant plutôt vocation à questionner le possible, qu’à s’appuyer sur des données déjà bien établies et par conséquent domptées par la culture ou les systèmes de connaissance. Ainsi la philosophie serait-elle d’autant plus précieuse qu’elle possède la fragilité des possibles qu’elle ouvre, et le balbutiement propre au langage, au moment où il est appelé à faire face à l’émergence d’un « sens en devenir »13 :

[..] il est inutile de contester que la philosophie boite. Elle habite l’histoire et la vie, mais elle voudrait s’installer en leur centre, au point où elles sont avènement, sens naissant. Elle s’ennuie dans le constitué. Étant expression, elle ne s’accomplit qu’en renonçant à coïncider avec l’exprimé et en l’éloignant pour en voir le sens [...]. Ses propres actions sont des témoignages.14

13Si, comme on le sait, la philosophie était pour Valéry une « affaire de forme », aux yeux de Merleau-Ponty elle semble devenir plus précisément un enjeu d’expression. Cela, moins dans le sens où elle relèverait d’une traduction en langage des dynamiques psychologiques, que dans celui d’une négociation constante entre parole et pensée, entre le langage à son état naissant et ses usages sédimentés, faisant de la parole un medium négligeable et transparent.

14Dans la perspective de Merleau-Ponty, philosopher revient tout d’abord à une question d’invention : si le philosophe moderne est en premier lieu un écrivain15, c’est qu’il est appelé à trouver les mots pour dire ce qui couramment échappe à l’observation et à la compréhension. Si dire n’est pas, comme nous le croyons ordinairement, faire signe vers quelque chose de préexistant, cela ne s’applique pas seulement à l’expérience quotidienne, en somme, mais à plus forte raison aux régimes artificiels du langage, tels la littérature et le discours philosophique.

15C’est pourquoi l’écrivain-penseur est constamment amené à recréer son langage, de même qu’il suscite par l’observation son objet, au lieu de le repérer pour ainsi dire déjà sculpté par l’horizon de sens qu’il se trouve partager. En d’autres termes, tout comme la pensée ne saurait être la traduction en mots d’une réalité conceptuelle préalable, la philosophie doit être comprise en tant qu’opération portée indissociablement sur le langage et sur la sensibilité. En ce sens, Valéry, qui voyait en Léonard un philosophe, qui cherchait dans l’écriture un langage pour se défaire du langage, qui voyait dans l’esprit le pouvoir toujours recommencé de la création d’un sens, ne peut que devenir aux yeux de Merleau-Ponty l’emblème et le héros de cette même philosophie, fragile et puissante à la fois, dont il essaie de faire l’éloge16. Car la philosophie telle que Merleau-Ponty la conçoit, consiste à « transformer les automatismes »17 devenant ainsi « celui qui est témoin de sa propre recherche, c’est-à-dire de son désordre intérieur »18. Une tentative difficile qui demande d’autant plus de courage qu’elle est à assumer entièrement « en sa personne »19. Autant de tâches que la recherche de Valéry fait siennes notamment dans les Cahiers, où elles sont même affichées en tant que partis pris méthodologiques.

16Du point de vue de Merleau-Ponty, une telle position a au moins deux conséquences immédiates : tout d’abord, il en résulte que la philosophie est (et ne peut qu’être) constamment à (re)faire. Car elle est une œuvre de création dont l’objet et les moyens sont en évolution constante et en constante relation avec la vie de l’auteur qui l’alimente. De l’autre, elle retombe manifestement parmi les dispositifs littéraires. Non seulement parce que le philosophe moderne est, comme on l’a vu, un écrivain, mais aussi parce que l’écriture philosophique exprime le besoin du penseur de soumettre sa propre théorie à l’épreuve de la compréhension d’autrui, et donc à la lecture.

17D’où l’idée merleau-pontyenne que, quoique apparemment retranché en son travail, pris dans l’observation de sa propre pensée et dans la tentative de traduire cette dernière en figures de mots, l’écrivain ne vit que du dialogue que son œuvre instaure implicitement avec un public. C’est seulement à l’intérieur d’un tel laboratoire que peut naître le « langage vivant »20 de la littérature, qui a comme condition la synthèse apparemment paradoxale entre l’autonomie du sujet créateur, attestée par l’imaginaire et le style qui lui sont propres, et l’appartenance de l’auteur à une communauté linguistique et culturelle.

18Pareillement, le philosophe est pris entre la nécessité d’enraciner sa théorie dans la contemplation de son propre « désordre intérieur », dans l’ambiguïté constitutive qui le caractérise, et la volonté d’arriver par ce même regard à monnayer l’abstraction, codage précieux car susceptible d’être partagé, puis ultérieurement réinvesti par le lecteur d’un sens nouveau.

19Or, même si Merleau-Ponty ne pouvait pas connaître la totalité des Cahiers, une telle perspective sur la philosophie semble justifier pleinement le choix d’inaugurer ses activités d’enseignement au Collège de France par un cours éminemment consacré à Valéry. En effet, l’analyse des notes prises par Merleau-Ponty à ce sujet démontre une connaissance très articulée de l’œuvre valéryenne, ainsi qu’une compréhension profonde des enjeux de sa théorie littéraire – de l’idée d’écriture à la question de la lecture, en passant par la notion d’œuvre – anticipant à plusieurs égards la littérature critique sur Valéry.

20Notamment, trois questions émergent comme centrales dans l’approche merleau-pontyenne de cet auteur. Tout d’abord : Valéry est aux yeux de Merleau-Ponty l’exemple paradigmatique de l’écrivain ne pouvant pas dissocier théorie et pratique de la littérature. Même si cela paraît paradoxal, Valéry est pour Merleau-Ponty d’autant plus présent sur la scène littéraire qu’il semble vouloir s’en effacer, car son prétendu « silence » est en réalité la conséquence d’un parti pris méthodologique et pour ainsi dire de la mise en pratique d’une idée de la littérature.

21Deuxièmement, Valéry est l’écrivain dont à la fois l’œuvre et la vie incarnent mieux que toute autre la nature paradoxale du phénomène littéraire, nature qui permet à cet art de dépasser les limites en fin de compte étroites du principe de non-contradiction. En outre,  en choisissant de publier seulement une partie de son œuvre et de laisser les notes des Cahiers inédites au moins jusqu’à sa mort, Valéry fait implicitement appel à sa propre postérité, montrant par là la complexité du dialogue existant entre l’auteur et son lecteur idéal. Ce choix valéryen s’enracinerait dans un rapport au temps et à l’histoire qui, propre à la littérature, reste problématique pour la philosophie, prise comme elle est entre un désir d’éternité immuable et l’appel pressant du monde des faits.

22Trois points qui en gros concernent l’auteur, la nature de l’œuvre littéraire, et l’horizon de la réception : autant d’aspects cruciaux de l’idée de littérature articulée par ailleurs par Valéry. Essayons alors de comprendre, dans les pages qui suivent, quelle est la spécificité de la lecture merleau-pontyenne, et dans quelle mesure elle nous permet de mieux comprendre la théorie littéraire de Valéry.

23Dans les premières notes des Recherches sur l’usage littéraire du langage, Merleau-Ponty justifie le choix du thème de son cours, expliquant quel est l’intérêt d’un questionnement porté sur l’usage littéraire du langage à partir d’une perspective philosophique et à des fins éminemment philosophiques. C’est dans ces mêmes pages que le philosophe donne raison du corpus qu’il décide de prendre pour son objet. En effet, ces deux aspects semblent être très étroitement liés. Essayons de comprendre pourquoi.

24L’approche méthodologique proposée par Merleau-Ponty se fonde sur l’idée que, au moment de se pencher sur le langage, la philosophie tombe très souvent dans l’erreur de s’appuyer sur des formes crues par erreur « exactes ». Ainsi la philosophie du langage finit-elle très souvent par se fonder sur une idée abstraite du langage, oubliant par là la nature protéiforme et instable d’un tel phénomène. En revanche, la critique philosophique peut trouver dans la littérature un objet d’analyse beaucoup plus riche et complexe que celui qu’elle cible habituellement. Car en s’appuyant sur les formes d’expression sédimentées en figures d’usage, la philosophie oublie ce que Merleau-Ponty appelle la « fonction conquérante du langage »21, à savoir le pouvoir qu’ont les mots de se laisser constamment retravailler, renouvelant leur sens en même temps que la réalité qu’ils sont censés représenter.

25Car, d’après Merleau-Ponty, la richesse de la littérature réside en sa nature paradoxale, et dans la capacité qu’elle a de se nourrir de contradictions apparentes. Or, pendant que la philosophie semble n’avoir pas réussi à comprendre que ses faiblesses apparentes ne sont en réalité que la marque des potentiels les plus étonnants de la discipline, les écrivains, quant à eux, ont compris plus vite que le caractère quelque peu problématique – sinon mystérieux – de leur activité, loin d’entraver la valeur d’un tel phénomène, alimente en vérité la dynamique interne à l’écriture aussi bien que la conscience de soi des auteurs. Si la littérature est un phénomène en partie mystérieux, en somme, sa capacité à faire problème pousse ceux qui la pratiquent à un exercice de questionnement qui recoupe partiellement la méditation philosophique, et en récupère l’élan créateur et la plasticité conceptuelle.

26D’où le fait que, les hommes de lettres ayant commencé à s’interroger au sujet de leur propre métier au moins à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, et à questionner la nature de l’acte d’écrire en même temps que leur rapport au langage, ils ont non seulement fait progresser la théorie littéraire, mais ils ont en même temps ouvert la voie à un avancement potentiel de la philosophie du langage22. Et pendant que les philosophes se bornaient à étudier la langue des grammaires, les écrivains laissaient émerger, dans leur travail comme dans les théories que ce dernier inspirait, toute une suite de questions ouvertes, car irréductibles à un savoir objectif du langage et de la littérature. Or, si les écrivains ont plus avancé que les philosophes (et par-là, semble suggérer Merleau-Ponty, plus que tout autre homme) dans la compréhension de l’importance d’une telle méditation du langage, c’est qu’ils ont vécu une telle difficulté comme celle où il en allait de leur propre vie.

27En effet, un conflit éclate constamment entre l’écriture et le fond au milieu du discours commun dont l’écrivain se détache. Lutte contre le langage, dans le langage, et finalement pour un langage, qui n’est que la brèche s’ouvrant entre l’expérience de parole émanant de la perspective et de la sensibilité d’un auteur et l’horizon de sens et de vie incarné par la collectivité de ses semblables. En ce sens, le langage, plutôt que d’être compris par Merleau-Ponty comme un outil ou une forme culturelle, devient dans ce pages quelque chose comme une Lebenswelt, un monde de vie, à comprendre au moins selon deux acceptions. D’une part, le langage est la monnaie qui permet le fonctionnement de la circulation d’idées et de configurations de significations qui structurent une culture comme forme de vie. De l’autre, il est un dispositif « organique » doué d’une spontanéité qui lui serait propre, mais qui s’apparente par sa vitalité et son indétermination à tout être animé de vie. Tâche difficile, donc, que celle de dompter le langage, animal rebelle qui résiste, pousse, et finit par rester puissance imprévisible et ouverture possible de sens.

28Et en même temps, ce n’est que sur le fond du tissu des pratiques élocutoires que se profile la représentation de la communauté, de même que toute expérience singulière, faute de pouvoir sortir complètement du langage, est nécessairement confrontée à cette institution, instaurant avec elle un rapport de dialogue et en même temps d’opposition. De sorte que le retranchement ne serait à comprendre que comme un cas de figure d’une telle dialectique, cas d’autant plus éloquent qu’il est extrême23. Car, même au moment où l’écriture prend en compte l’aspect sensible da la parole, sa matérialité, sa structure rythmique, l’usage littéraire du langage reste justement un usage, ne correspondant nullement à la création ex nihilo d’une langue condamnant son créateur au solipsisme. À bien voir, le sujet de l’écriture lui-même abrite en soi cette double pulsation, sa parole comme son expérience étant traversées d’une part par la vocation à s’exprimer dans la singularité de la voix, de l’autre par les formes d’un langage appris en apprenant à regarder un monde comme s’il était préalablement donné. D’où le fait que tout acte de création langagière devrait effectivement s’appuyer sur une prise de distance qui serait autant éloignement que regard sur les formes mêmes de vie qu’elle quitte.

29Or, si le Valéry de Merleau-Ponty est sans doute la figure d’un telle distance interrogative, propre en réalité à tout acte littéraire, c’est justement grâce à la suspension, par l’écriture, de l’adhésion irréfléchie aux pratiques de la vie sociale, que Valéry retrouve ce qu’on peut comprendre comme une vitalité propre au langage, c’est-à-dire sa puissance plastique et sursignifiante, sa capacité combinatoire qui, plutôt que de transmettre des intentions supposées de l’auteur, oriente un réseau de sens possibles :

Il faut donc laisser vivre le langage. Se laisser vivre en lui. Mise en question du langage prosaïque, qui cherche des signes pour des significations, et vie propre des mots.24

30C’est justement dans l’isolement de son « silence » que Valéry ne peut qu’écrire, ne peut que retrouver un langage devenu désormais « inhumain »25, mais vivant de ce fait de sa propre vie. C’est en ce sens que Merleau-Ponty comprend l’affirmation valéryenne selon laquelle il n’écrirait que « par faiblesse » (Œ, II, 1487), comme si du fait même d’avoir rendu le langage « rebelle à qui le veut docile à qui n’y pense pas »26, Valéry ne pouvait par la suite que théoriser (sur le plan esthétique aussi bien qu’anthropologique) un abandon à la puissance générative que le langage révèle, une fois exonéré d’une trop étroite volonté de dire.

31Mais qu’est-ce que cette vie qui résulte d’une mort apparente au système de la littérature ? Qu’est-ce que cette spontanéité qui découle du parti pris de se construire artificiellement à travers l’exercice de l’art ? Parmi les oxymores féconds qui font du métier de l’écrivain un mystère à interroger, Merleau-Ponty avait cité en ouverture du cours « le paradoxe de l’auteur et de l’homme », qu’il explique quelques lignes plus bas comme suit :

ce que l’homme a vécu faisant évidemment la substance de son œuvre, mais ayant besoin pour devenir vrai, d’une préparation qui retranche l’écrivain du nombre des vivants.27

32Nous apprenons donc de ce passage apparemment anodin, que le « vrai », loin d’être quelque chose qu’on trouve ou qu’on cherche, a besoin d’une « préparation », préparation qui devient le double de l’expérience humaine (« ce que l’homme a vécu ») et qui coïncide avec en même temps avec un écart construit par rapport à la communauté linguistique régissant le système écriture / lecture. C’est, on l’a vu, la tabula rasa dont l’œuvre et la vie de Valéry ont appris l’importance pour le métier de l’écrivain. Car c’est Valéry qui a fait de la méfiance envers le langage le moteur de son activité d’écrivain (paradoxale, encore une fois) et de son retrait de la scène littéraire le point de départ d’une carrière d’écriture. C’est ainsi que Merleau-Ponty interprète le célèbre mythe du « silence » valéryen :

L’usage que Valéry a fait du langage ne se comprend que compte tenu de la longue période où il s’est tu, où il n’a écrit que pour lui-même.28

33Valéry se soustrait donc à la vie des hommes comme seule manière de (tenter de) se libérer des manières de voir qu’elle impose couramment et, ce faisant, il ouvre au moins deux perspectives de vie. Celle du « drame » de sa propre vie d’écrivain, la construction d’un ou plusieurs mythes autobiographiques qui, en tant que totalités signifiantes, peuvent être compris comme le résultat d’une création, cette préparation qui transformerait, on vient de le voir, le vécu en œuvre.

34Or, en même temps, le vécu de l’écrivain est justement ce que l’exercice de la littérature condamne à la disparition. Comme si, du fait même d’être au fondement de l’œuvre et de la théorie, l’expérience ne pouvait qu’en être occultée, devenant par là inaccessible. Nous venons de le voir et – comme d’ailleurs Merleau-Ponty – nous le savons par la lecture de Valéry : l’homme est une chose, l’auteur une autre. Il est intéressant de remarquer à ce stade de l’argumentation que tout en glosant très longuement l’épisode connu comme la crise de Gênes et ses conséquences dans le temps, Merleau-Ponty parle tout le temps de « silence » et non de crise. Valéry s’est tu, dit le philosophe, tout en répétant que la longue période qui se termine avec la publication de La Jeune Parque correspond en réalité à une phase d’écriture cruciale pour le travail de Valéry.

35Que veut donc dire silence en ce contexte? D’une part, nous l’avons vu, le retranchement valéryen du fonctionnement du marché de la littérature, de ses magnifiques impostures, afin de pouvoir les comprendre et les déjouer autant que possible, les mettant à jour là où elle restent normalement cachées dans la pratique et dans les usages. L’abstinence (partielle) par rapport à la publication fait voir la part de l’édition dans la construction de l’œuvre de l’écrivain. Ce n’est qu’in absentia, à travers le silence, que cet aspect peut être rendu sensible. Car l’usage d’un medium altéré par l’omission d’un des facteurs qui en règlent normalement le fonctionnement permet de rendre opaque ce même medium et de l’utiliser ainsi différemment, en se l’appropriant au lieu d’en être le jouet.

36D’autre part, le silence ne serait que l’usage même du langage affranchi de sa tâche de signification immédiate et retrouvant par là une capacité de dire autrement. Utilisé dans la plupart des cas comme une frêle passerelle vers les choses, le langage doit alors être mis en échec avant de pouvoir tenter de dire ce qui échappe couramment aux mots. De même que le vécu doit passer par une « préparation » pour enfanter l’œuvre, de même le langage doit se soumettre à la preuve du silence pour devenir « pur ». Remarquons que le jeûne aboutissant à cette « pureté » est abstinence d’un discours aplati sur ses significations prétendument directes, et que ce à quoi il aboutit est moins le « langage absolu » de la prose théorique valéryenne que le son de la parole poétique.

37C’est pourquoi, selon Merleau-Ponty, le silence valéryen est brisé par un retour au vers, alors que cette même activité avait été rejetée au début des années 1890. Fuite du bruit de la Babel du quotidien, le silence serait donc la condition de possibilité d’un son nouveau ; il l’engendre spontanément :

Entends ce bruit fin qui est continu, et qui est le silence. Écoute ce qu’on entend lorsque rien ne se fait entendre.

Il couvre tout, ce sable du silence.

Je considère toute mon histoire, mes volontés et mes amours comme une ville d’autrefois, par la cendre ou le désert, ensevelie et effacée.

Mais entends ce sifflement si pur, si seul, si loin, créateur d’espace, comme au plus profond, comme existant solitaire par soi-même. (Œ, II, 656-657)

38Quelque chose donc qui s’apparenterait plus au chant de la poésie pure qu’à l’algèbre de la pureté exigée pour sa théorie. Ainsi la poésie, qui dans un premier moment semble ne vouloir rien dire, ne signifiera-t-elle quelque chose, telle une prophétie, qu’une fois réalisée dans l’oreille d’un lecteur.

39Or Merleau-Ponty précise de manière fort intéressante, que le retour à la poésie n’est que le cheval de Troie permettant à Valéry de replonger dans sa pratique de la littérature, car selon le philosophe la distinction valéryenne entre poésie et prose ne serait qu’une question de degrés, la poésie restant plus proche des sables du silence, prémisse logique de tout acte de locution. Elle serait le premier surgissement d’un sens surgissant spontanément d’un silence arbitraire et artificiel libérant le langage d’un asservissement aux contenus. La poésie ne serait, en somme que la « fonction conquérante du langage » dont Merleau-Ponty parlait dans les premières pages de son cours.

40Or ce passage par la tabula rasa ne permet pas seulement de revenir à la littérature et au langage pour ainsi dire vaccinés contre leur tendance à exproprier la sensibilité et à attirer la pensée vers des formes préexistantes. Il inscrit l’œuvre dans le temps. Temps du récit idéal de la vie exemplaire de l’auteur, temps de l’histoire de la littérature et des idées. Car montrer le silence de Valéry équivaut à faire signe vers l’hésitation qui intervient nécessairement dans le métier d’écrivain, montrant ainsi à la postérité les dynamiques propres à la littérature et non pas seulement leur résultat dans l’œuvre. 

41Si donc Valéry a remplacé l’œuvre en tant qu’entité statique et fermée par la notion complexe de poïétique dont le pendant serait la créativité du lecteur, ce geste restitue la littérature au temps, non dans le sens où elle serait marquée par un Zeitgeist, mais au contraire dans celui d’un dialogue à distance avec la postérité.

42Le silence serait en somme chez Valéry une soustraction au regard de son propre présent en même temps qu’un appel à cet acte toujours à venir qu’est la lecture. C’est seulement après sa mort que l’auteur serait effectivement perceptible en tant que tel, sous une forme certes fantomatique, mais qui est à bien voir la sienne même sa vie durant. De plus, un tel décalage temporaire, laissant à voir le geste littéraire en même temps que son produit, montrerait selon Merleau-Ponty, le revers non verbal de l’expérience de l’expression. Le silence, au sens du retranchement valéryen, mimerait ainsi l’hésitation devant ce qui reste toujours à dire, faisant apparaître la tâche irréalisable de l’écriture et son fondement paradoxal. C’est d’ailleurs à ce sujet que le philosophe cite le célèbre passage valéryen :

La poésie – Est l’essai de représenter, ou de restituer, par les moyens du langage articulé, ces choses ou cette chose que tentent obscurément d’exprimer les cris, les larmes, les caresses, les baisers, les soupirs, etc., et que semblent vouloir exprimer les objets dans ce qu’ils ont d’apparence de vie ou de dessein supposé.

Cette chose n’est pas définissable autrement. Elle est de la nature de cette énergie qui se dépense à répondre à ce qui est. (Œ, II, 547)

43Affaires d’invention et non pas seulement de forme, la littérature et la philosophie ne peuvent qu’être toujours nouvelles, leur tâche consistant à ouvrir la marge où le langage assume sa « fonction conquérante » et se recrée en même temps qu’il crée un sens nouveau dans le monde de l’expérience. Poésie serait en ce sens chez Valéry ce qui dit cette ambition toute humaine à faire parler ce qui est muet, et à revenir au degré zéro du langage pour pouvoir ainsi retrouver son rapport au temps et à l’histoire.

44Il me semble que l’analyse merleau-pontyenne de l’idée de littérature proposée par Valéry suggère trois éléments d’évaluation susceptibles de nourrir encore aujourd’hui la critique de cet auteur.

45Tout d’abord, la lecture de Merleau-Ponty invite a penser la figure littéraire de Valéry comme capable d’élaborer une stratégie de dialogue avec le monde et l’histoire moins évidente, mais de ce fait même presque plus efficace qu’un engagement déclaré qui risquerait de conduire l’écrivain à se figer dans un partis pris lisible seulement à la lumière de son époque et de sa position consciente. L’ouverture valéryenne à l’infinie gamme des interprétations et le jeu fictionnel qu’il entretient avec sa postérité plutôt qu’avec son présent ne seraient pas alors de simples manières de se démarquer d’une responsabilité littéraire envers son temps, mais au contraire une invitation à l’exercice d’une critique constante et lucide qui réinscrirait toute œuvre dans la perspective d’un dialogue avec la tradition (passé et futur) et non pas avec le seul présent.

46Aussi Merleau-Ponty invite-t-il à lire l’idée de littérature de Valéry comme une entité organique, quoique éparpillée dans des textes de statuts très différents et souvent fragmentaires, et cela à partir de la création d’un « scénario valéryen »29 et d’une dramatisation de l’histoire littéraire et des idées. Le philosophe considère qu’une telle idée ne saurait se comprendre seulement à partir de l’œuvre, mais aussi à partir de l’image de soi transmise à l’histoire littéraire. En ce sens, l’analyse du phénomène culturel, la démystification de ses idoles et le décryptage de son fonctionnement fiduciaire ne seraient que l’autre face de l’effort constant de l’écriture, de sa pratique expérimentale et performative, dont l’aboutissement heureux serait une poésie au sens large que Valéry semble prêter à ce mot.

47Enfin, Merleau-Ponty suggérant l’idée de philosophie comme émergence de l’aspect sensible du langage et effort d’exprimer l’expérience d’un moi personnel / impersonnel, trouve en Valéry un précurseur et un modèle de phénoménologie et de philosophie. Il invite à lire le travail de Valéry sur l’idée de littérature en association directe avec sa critique de la notion de philosophie et sa tentative de renouveau du genre. Les Cahiers seraient en ce sens le barycentre de ces deux expérimentations valéryennes, travaillant de l’intérieur la forme de l’œuvre, de l’écriture, de la pensée.

48D’où peut-être le fait que, trop rapidement classé comme le héros d’une époque littéraire révolue, Valéry n’a pas manqué de trouver une place chez ces lecteurs étranges que sont les philosophes.