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Stoyan Atanassov

Tzvetan Todorov : la morale contre le moralisme

La thèse qui veut qu’une grande dépense de savon témoigne d’une grande propreté ne sera pas forcement juste en morale, où se révèleront plus justes au contraire les théories modernes selon lesquelles l’obsession de l’hygiène serait le symptôme d’un manque de propreté interne.

Robert Musil1

1 Une enquête sur les moralistes modernes devrait d’abord définir son champ par rapport au sens classique du mot « moraliste ». Chargé d’un lourd passé, associé à des esprits illustres qui ont marqué la littérature française du XVIIe et du XVIIIe siècles, le terme d’écrivain moraliste désigne avant tout un observateur des mœurs (mores) qui décrit ou explique le comportement des hommes à la lumière des grandes valeurs morales et de quelques catégories philosophiques. Chez Montaigne, le rapport entre les mœurs, la philosophie, la culture et la religion ne conduit à aucun système de philosophie morale (« Les autres forment l’homme, je le récite… »2, à aucune hiérarchie de valeurs. L’auteur des Essais entreprend de saisir l’humain dans toute sa diversité et à travers toutes ses transformations (« Je ne peins pas l’être. Je peins le passage ») au milieu d’un monde qui « n’est qu’une branloire [balançoire] pérenne »3 et en vue d’une connaissance de soi dont l’objet ne se laisse jamais cerner entièrement (« Moi à cette heure et moi tantôt, sommes bien deux »4). Tributaires de Montaigne, les moralistes du siècle suivant, le XVIIe, essaient, sinon de limiter, du moins de structurer l’immense champ des mœurs. Ils partent de trois valeurs constitutives qui, d’après Paul Bénichou, deviendront les pierres de touche de trois morales prédominantes : héroïque, chrétienne, mondaine5. Les « ouvrages de l’esprit », selon l’expression consacrée de l’époque, illustrent l’une ou l’autre de ces morales, quand on ne les trouve pas toutes les trois réunies ensemble. Quoi qu’il en soit, à l’époque classique, la morale reste toujours le lieu de passage obligatoire qui livre l’accès au réel et à la vérité de l’homme. Elle est aussi une propédeutique à la raison. Ainsi Descartes, avant de se lancer dans la grande aventure de la raison individuelle, se dote-t-il d’une morale provisoire6 afin de pouvoir conduire à bien son entreprise. Bref, quelle que soit la voie qu’il emprunte, le moralisme classique participe d’une démarche intellectuelle, d’un travail de discrimination du vrai et du faux plutôt que du bien et du mal.

2 Il n’est pas question de tenter d’esquisser ici l’histoire des notions de moralisme et d’écrivain moraliste. Une démarche pareille exigerait de situer ces notions au sein d’un réseau complexe de valeurs et de tenir compte du fait que celles-ci forment des configurations nouvelles chaque fois qu’un changement important se produit dans le domaine social et culturel. Il nous semble cependant pouvoir discerner une tendance dont l’aboutissement actuel se résumerait ainsi : au lieu de dresser un inventaire des mœurs – champ laissé à la sociologie – le moraliste d’aujourd’hui dresse des bilans et des hiérarchies qui divisent les hommes et portent atteinte à des valeurs qui nous sont chères, telles la liberté, l’émancipation, l’égalité, l’universalisme. Autant dire que les moralismes modernes veulent occuper le terrain de la morale. En réalité, ils creusent encore davantage le fossé qui les en sépare.

3 La réflexion que Tzvetan Todorov mène depuis une vingtaine d’années nous éclaire et nous guide avec une grande rigueur intellectuelle dans les directions nouvelles qu’empruntent les différents rapports entre la morale et le moralisme. Elle montre que, pour la plupart d’entre eux, il s’agit de rapports d’opposition. Disons, pour commencer, que la morale s’oppose au moralisme sur deux plans : elle est, d’abord, de l’ordre de l’action, tandis qu’il est de l’ordre du discours ; elle a, ensuite, un destinataire concret, alors qu’il vise des entités générales et des valeurs abstraites ; enfin, elle présuppose un lien co-substantiel entre le sujet et l’objet, tandis qu’il se déploie à partir d’une rupture de ce même lien. Prenons un ou deux exemples tirés d’auteurs célèbres. Lorsque Raskolnikov, le héros du roman de Dostoïevski Crime et châtiment, donne de l’argent pour les obsèques de Marmeladov, il fait un acte moral. Quand nous voyons le même personnage dire à Sonia, au moment où il lui embrasse les pieds : « ce n’est pas devant toi que je me suis prosterné, mais devant toute la souffrance humaine »7, il parle en moraliste. Un autre exemple : Molière distingue bien entre la bonne action et le moralisme lorsque son Dom Juan, l’immoraliste par excellence, s’amuse à faire un pied de nez aussi bien à la morale officielle qu’au moralisme qui tire d’elle sa légitimité. Dans la scène avec le pauvre qui lui demande l’aumône8, Dom Juan lui promet un louis d’or à condition de proférer un juron (« Va, jure un peu, il n’y a pas de mal »), c’est-à-dire de défier le discours moraliste. Le pauvre refusant de se prêter au jeu, Dom Juan fait le généreux et dit sa phrase devenue célèbre : « Va, va, je te le donne [le louis d’or] pour l’amour de l’humanité ». L’extravagance de cette déclaration touche à l’essence même du moralisme tout en l’hypertrophiant jusqu’à la parodie. Vouloir rendre hommage à toute la souffrance humaine en se jetant aux pieds d’une petite prostituée, donner une pièce à un mendiant par amour de l’humanité tout entière, telles sont les prétentions démesurées du moralisme. En réalité, elles ont peu à voir avec la véritable action morale.

4 Dans les lignes qui suivent, j’essaierai de commenter les idées de Todorov relatives à la morale et au moralisme. À ces deux catégories il faut ajouter une troisième, celle de bonté. Très schématiquement, on peut dire que la bonté est un acte qui consiste à faire du bien sans avoir la conscience d’accomplir une action morale. En revanche, le moralisme représente une conscience morale en l’absence d’un bienfait concret. La bonté est, par conséquent, en deçà de la morale, le moralisme est au-delà d’elle. Les trois notions forment une triade. Elles esquissent aussi un mouvement allant du véritable bienfait à une espèce de Bien « génétiquement modifié » et qui se veut donc exportable à l’échelle universelle.

5 Dans Face à l’extrême9, une enquête sur le comportement moral des hommes dans les conditions des camps de concentration, Todorov cite plusieurs exemples de comportement désintéressé des détenus. La bonté, observe-t-il, ne se réfère à aucun concept, à aucune doctrine. C’est un acte qui va d’un individu à l’autre. Elle est dépouillée de toute considération altruiste, philanthropique ou humanitaire. Todorov s’inspire de quelques pages lumineuses sur la bonté qu’il trouve dans le roman Vie et destin du grand écrivain russe Vassili Grossman. Un extrait du journal d’un des personnages du roman, Ikonnikov, contient un véritable traité sur la bonté et le Bien. L’idée principale de ce texte : la bonté est naturelle à l’homme, tandis que le Bien est une construction idéologique dont il faut se méfier, car ses conséquences sont souvent néfastes. Voici un passage essentiel de ce « journal » :

Le bien n’est pas dans la nature, il n’est pas non plus dans les prédications des prophètes, les grandes doctrines sociales, l’éthique des philosophes… Mais les simples gens portent en leur cœur l’amour pour tout ce qui est vivant […]. C’est ainsi qu’il existe, à côté de ce grand bien si terrible, la bonté humaine dans la vie de tous les jours. C’est la bonté d’une vieille, qui, sur le bord de la route, donne un morceau de pain à un bagnard qui passe, c’est la bonté d’un soldat qui tend sa gourde à un ennemi blessé […]. Cette bonté privée d’un individu à l’égard d’un autre individu est une bonté sans témoins, une petite bonté sans idéologie. On pourrait la qualifier de bonté sans pensée. La bonté des hommes hors du bien religieux ou social10.

6 Outre les exemples de bonté au quotidien, cet extrait propose une définition de la bonté par la négative : un geste anonyme à l’égard d’une personne concrète non pas en raison d’un quelconque mérite de cette personne, non pas à cause de ce qu’elle est, mais tout simplement parce qu’elle est en difficulté. Par conséquent, la bonté n’implique pas un jugement de valeur sur l’autre. Aucun critère – religieux, idéologique, philosophique – ne la définit. Cette bonté « sans pensée » émane des profondeurs de la nature humaine que ne médiatise aucun travail de l’intelligence, aucun acquis de l’éducation. Dans sa pureté absolue, cette bonté ne souffre aucun mélange : le moindre élément extérieur qui entrerait dans sa composition risque de l’altérer et de la corrompre. Le personnage de Grossman évoque les tentatives du christianisme de récupérer la bonté :

Cette bonté n’a pas de discours et n’a pas de sens. Elle est instinctive et aveugle. Quand le christianisme lui donna une forme dans l’enseignement des Pères de l’Église, elle se ternit, le grain se fit paille. Elle est forte tant qu’elle est muette et inconsciente, tant qu’elle vit dans l’obscurité du cœur humain, tant qu’elle n’est pas l’instrument et la marchandise des prédicateurs, tant que la pépite d’or ne sert pas à battre la monnaie de la sainteté. Elle est simple comme la vie. Même l’enseignement du Christ l’a privée de sa force : sa force réside dans le silence du cœur de l’homme »11

7 Un dernier aspect de la bonté à relever dans les écrits d’Ikonnikov, un être qui passe pour un esprit dérangé, un innocent aux yeux de ceux qui incarnent le bon sens, le réalisme et le souci pour le sort de l’humanité embrasée par la Seconde guerre mondiale : la bonté serait une loi universelle, une manifestation éternelle du vivant : « […] cette bonté privée, occasionnelle, sans idéologie, est éternelle. Elle s’étend sur tout ce qui vit, même sur la souris, même sur la branche cassée que le passant, s’arrêtant un instant, remet dans une bonne position pour qu’elle puisse cicatriser et revivre »12.

8 On peut se demander si le personnage de Grossman n’expose pas une idée métaphysique de la bonté plutôt qu’un aspect réel du comportement humain. Si pareille bonté – absolument pure, universelle et éternelle, une île vierge dans l’océan humain – paraît concevable, il est en revanche plus difficile de la trouver incarnée dans un être humain de notre entourage. Il s’agit, à l’évidence, d’un type idéal. Ce dernier représente le degré zéro de la morale ou le commencement absolu du phénomène moral, l’action pure d’un homme qui ne mesure pas son geste à l’aune d’un jugement, d’une qualification de l’autre. Ce degré zéro de la morale exclut toute représentation. Le geste de bonté n’a que faire d’un tiers, d’un témoin. Dans un article, le premier qui, à ma connaissance, ouvre toute une série d’écrits sur la morale, Todorov note : « L’être moral n’aspire pas à ce que les autres connaissent ses bonnes actions, au contraire ; si quelqu’un fait le bien pour que se répande sa gloire, ce n’est plus le bien qu’il fait »13. Pour que les hommes connaissent ce que le bienfaiteur n’expose pas au grand jour, il faut un témoin. Le récit, le témoignage d’un tiers transfèrent la bonté sur le territoire de la morale proprement dite. « Il faut Platon à Socrate, les évangélistes à Jésus », remarque Todorov après avoir proposé une formule de conclusion sur ce point : « L’expérience morale ne peut être vécue qu’à la première personne, mais dite qu’à la troisième »14.

9 Je trouve, pour ma part, la meilleure illustration de cette conclusion dans le témoignage que rend Todorov de la bonté de sa mère. Il faut souligner que les lignes que Todorov consacre à sa mère ne sont pas que l’expression de son amour filial, pas plus qu’un portait achevé. Elles viennent appuyer précisément sa thèse sur la nécessité d’un témoin de l’action morale. Le souvenir du fils dessert l’argument de l’auteur :

Elle n’avait aucun projet d’œuvre, ou d’institution, ou de manifestation publique, son but c’était : vivre en aimant. Elle s’est, en un sens, « sacrifiée » pour les autres, mais n’a jamais fait sentir à personne qu’elle s’attendait à être payée de retour, ou qu’elle était blessée par le manque de réciprocité. […] Elle ne savait pas être heureuse par elle-même ; seulement par l’intermédiaire des êtres qu’elle entourait de son affection. Elle n’agissait pas ainsi pour être dans le bien, pour se conformer à son devoir, mais parce que telle était son inclination. Ce qu’elle faisait était pour elle la chose la plus naturelle du monde. Elle n’était pas vertueuse, elle était bonne »15.

10 Le témoignage de la bonté relève surtout de la recherche de la vérité. Mais la vérité sur une action morale prépare l’entrée en morale.

11 Que faut-il entendre par morale ? La question semble superflue, tant le mot nous est familier. Et pourtant Todorov juge bon de proposer une définition. Très courte, et par conséquent, loin d’être exhaustive, elle touche à l’essentiel : « J’entends par morale ce qui nous permet de dire qu’une action est bonne ou mauvaise »16. Les trois mots que je mets en italique montrent trois aspects essentiels de la morale. Le nous signifie que les critères de morale doivent être partagés par plusieurs. J’ajouterai, par une grande communauté – une société, une religion, une communauté internationale, l’humanité entière. La morale ne saurait donc procéder d’un esprit de chapelle. Le dire de la définition todorovienne implique que la parole – orale ou écrite – est le principal mode d’être de la morale : il ne saurait y avoir une morale silencieuse. Or, celle-ci ne se réduit pas au discours. Elle se veut aussi action, un choix délibéré d’agir en direction du bien (on ne décide jamais d’avance de faire le mal pour le mal). Todorov explicite le sens actif du mot « action » : « En parlant d’”action” plutôt que d’attitude, je sous-entends que la morale n’est pas une affaire d’acquiescement, d’acceptation passive du monde […] »17.

12 La morale se révèle à travers notre souci de l’autre, notre pensée pour son sort. L’absence d’un tel souci équivaut à l’absence de morale. On la trouve formulée dans les propos d’une détenue d’Auschwitz : « Comment je reste en vie à Auschwitz ? Mon principe : c’est moi qui viens en premier, en second et en troisième. Ensuite rien. Puis moi encore, et puis tous les autres »18. Ce mépris total de l’autre est-il possible ? On peut en douter puisque les propos immoralistes de cette femme ne sont pas suivis d’actes : médecin, elle aide plusieurs de ses compagnons de fortune. Cette présumée absence complète de morale fait pendant à la bonté pure dont parle le personnage de Grossman : l’une est l’autre sont des constructions de l’esprit qui marquent les valeurs absolues de la bonté ou de son défaut.

13Le souci à l’égard d’autrui devient moral lorsque l’action concrète se double d’une conscience morale. « Le domaine de la morale ne commence qu’à partir du moment où la règle abstraite est assumée par un individu particulier »19, écrit Todorov. En vertu de quoi l’homme s’attache-t-il à une loi abstraite morale ? Todorov fait sienne la pensée de Rousseau selon laquelle la conscience morale est naturelle à l’homme normalement constitué. En effet, Rousseau estime que « La voix de la conscience [synonyme de la morale pour Rousseau – Tzvetan Todorov] ne peut pas plus être étouffée dans le cœur humain que celle de la raison dans l’entendement, et l’insensibilité morale est tout aussi peu naturelle que la folie »20. Or la conscience morale propre à l’homme peut le conduire à faire tant le bien que le mal. Nous touchons ici à un point clé de la pensée morale de Todorov. Celui-ci aime souvent citer une phrase de Rousseau « (Lettre sur la vertu) : « Le bien et le mal coulent de la même source »21. Soljenitsyne pense pareillement lorsqu’il écrit : « Peu à peu j’ai découvert que la ligne de partage entre le bien et le mal ne sépare ni les États, ni les classes ni les partis, mais qu’elle traverse le cœur de chaque homme et de toute l’humanité »22. L’homme n’est donc ni naturellement bon, ni naturellement mauvais. Étant l’un et l’autre, il se trouve toujours placé devant le choix d’une action à entreprendre. Or, le choix n’est possible que si l’homme dispose d’une marge de liberté. À cet égard, Todorov prend la relève d’un grand nombre de penseurs moralistes classiques (Rousseau, Kant) et modernes (Sartre, Camus, etc.). « Là où il n’y a pas de choix, il n’y a pas non plus de place pour une vie morale »23, note-t-il à propos de la vie dans les camps. Le constat est valable pour toute situation existentielle.

14Dès lors, une autre question fondamentale se pose : qu’est-ce qui guide nos choix d’agir et de penser en êtres moraux ? Todorov se situe dans le sillage de Kant et de sa thèse développée dans Fondements de la métaphysique des mœurs. Kant parle du passage de l’hétéronomie à l’autonomie. L’hétéronomie implique une loi, une autorité extérieure à l’individu. Ainsi, quand celui-ci règle sa volonté et son comportement en fonction de cette loi extérieure – Dieu, une autorité, une idéologie, etc. – sa vie morale est placée sous le régime de l’hétéronomie. L’autonomie, par contre, procède de la liberté individuelle : ici, l’individu se définit en tant qu’être moral en dehors de toute autorité et de toute contrainte extérieure. Là-dessus, Todorov rappelle les thèses de Rousseau sur le lien organique entre vie sociale et vie morale : « Ce n’est qu’en devenant sociable que [l’homme] devient un être moral » (Fragments politiques), et encore : « Plus ses soins seront consacrés au bonheur d’autrui, moins [l’homme] se trompera sur ce qui est bien ou mal » (Emile)24.

15On peut d’autre part se demander si l’autonomie de la volonté individuelle ne risque pas de couper les liens qui attachent l’homme à la société. Non, estime Rousseau, car l’homme se caractérise d’une incomplétude constitutive qui le pousse à se tourner vers les autres : « Si chacun de nous n’avait nul besoin des autres, il ne songerait guère à s’unir à eux. Ainsi de notre infirmité même naît notre frêle bonheur » (Émile et Sophie)25.

16 On voit ainsi se dessiner un triangle formé par l’individu, par l’autre en tant que destinataire d’une action morale, et par la société. Le lien qui unit ces composantes n’est pas fixé une fois pour toutes. L’homme d’aujourd’hui qui vit dans une société démocratique – c’est-à-dire ni sous une théocratie ni sous un régime totalitaire ou autoritaire – doit forger ou choisir librement sa loi morale. Seulement, ce sentiment de liberté peut le plonger dans le désarroi. Albert Camus traduit bien cet état de l’homme désemparé qui, affranchi de la tutelle de l’hétéronomie, n’a pas encore trouvé une voie morale bien tracée, sans pour autant cesser de se comporter en être moralement autonome : « Pourquoi refuser la délation, la police, etc. si nous ne sommes ni chrétiens, ni marxistes. Nous n’avons pas de valeurs pour ça. Jusqu’à ce que nous ayons retrouvé un fondement à ces valeurs, nous sommes condamnés à choisir le bien (quand nous le choisissons) de façon injustifiable. La vertu sera toujours illégitime jusqu’à cette échéance »26. Ce que Camus appelle, sans doute avec un brin d’ironie, « la vertu illégitime », désigne au fond une morale qui fait corps avec notre être intime et qui ne s’inscrit pas dans un discours moral officiel. S’en tenir à la « vertu illégitime », c’est précisément refuser la posture du moraliste. Sur le plan personnel, Todorov partage cette attitude. Au journaliste qui lui demande pourquoi il se sent concerné par les questions de morale, il ne sait quoi répondre27, autrement dit il ne veut pas emprunter un discours moraliste.

17 Où situer le domaine de notre vie morale ? Pour Todorov, cette dernière relève de l’espace privé. Il rejette l’argument de Hannah Arendt quand elle affirme, dans La Condition de l’homme moderne, à propos de la Grèce ancienne, que l’univers privé de la famille se limitait au « pur entretien de la vie » (se nourrir, se reproduire, etc.). Arendt pense que cette vie privée relève de la nécessité et non de la liberté. Par conséquent, elle n’exigeait pas de comportement moral, ce dernier étant réservé à l’espace public. Todorov pense, quant à lui, qu’aujourd’hui, c’est justement la sphère privée qui constitue le domaine privilégié de la morale :

Mais pourquoi le privé se réduirait-il à une fonction animale de l’entretien de la vie ? J’ai au contraire le sentiment que l’action morale s’y exerce plus à l’aise que partout ailleurs : elle ne risque pas de servir la cité ou la patrie, Dieu ou le communisme ; elle ne peut s’adresser qu’à des êtres humains particuliers : il n’y en a pas d’autres dans le monde privé. La vertu n’est pas du tout absente de ce monde, mais c’est une vertu domestique ou quotidienne28.

18 Dans Face à l’extrême, Todorov oppose les vertus héroïques aux vertus quotidiennes : celles-là trouvent leur légitimité dans les valeurs abstraites, telles, par exemple, l’humanité, la patrie, etc.29 ; celles-ci participent d’une éthique de la communication qu’on peut définir à partir des trois grandes formes d’énonciation : la première, la deuxième et la troisième personne grammaticale. Les vertus quotidiennes dépendent « de la nature de leur destinataire ou, si l’on préfère, de la situation de l’intersubjectivité. Dans la dignité, le je s’adresse au je lui-même ; dans le souci, à un ou plusieurs tu, c’est-à-dire aux êtres avec lesquels s’établit un rapport de réciprocité et de conversion possible des rôles […] ; enfin, l’activité de l’esprit s’adresse à des ils plus ou moins nombreux, mais qui restent anonymes et ne sont plus les membres d’un dialogue se déroulant au présent »30.

19Ce schéma communicationnel n’épuise pas les vertus quotidiennes et, encore moins, les modalités de la vie morale. Son mérite est ailleurs : montrer que toute action morale est de nature relationnelle. Par conséquent, la morale que manifeste l’individu doté d’une volonté autonome n’a rien à voir avec l’égoïsme et l’individualisme. On peut cependant essayer de la cerner de plus près en mettant en rapport quelques catégories qui règlent notre vie sociale,  par exemple, la politique, la justice, l’éducation, ou bien notre vie privée où l’amour compte beaucoup.

20 Nous avons tous tendance à juger les actions politiques à l’aide de catégories morales. Tant que ces jugements sont tenus en privé, on peut les comprendre. Mais si nous considérons tous les citoyens comme des sujets à part entière d’une démocratie participative, il faut éviter d’amalgamer la morale et la politique. Todorov attache une importance primordiale à cette idée. Il y revient souvent tant au plan du raisonnement abstrait qu’à propos d’événements concrets qui marquent la vie sociale en France ou dans le monde. La politique a pour vocation de garantir la sécurité des membres de la société et d’exercer le pouvoir dans le respect des droits fondamentaux et des lois du pays. À ce titre, le rôle du pouvoir politique s’apparente à celui du pouvoir judiciaire : l’un et l’autre se réfèrent à l’idée normative de justice. Cette idée se trouve liée à l’idée du vrai, encore que, sur ce point, Todorov distingue le vrai des juristes, qui traitent une affaire au tribunal, du vrai des historiens : les premiers appliquent une procédure d’enquête judiciaire, le seconds se doivent d’établir les faits. Le vrai des juristes se situe au présent : il peut alors parvenir à l’idée de justice. Todorov est très critique, par exemple, à l’égard des procès organisés, les années dernières, contre quelques collaborateurs et criminels de la Seconde guerre mondiale. Aussi, écrit-il, à propos de l’emprisonnement en 1998 de Maurice Papon presque nonagénaire: « Le but de la justice devrait être de nous défendre contre les dangers présents plutôt que de punir les erreurs passées »31. La procédure judiciaire ne devrait donc pas se substituer à la vérité historique dont la quête précède l’établissement de ce qui est juste.

21 En tout état de cause, le juste et le vrai ne sauraient se réduire au bien. D’une part, les acteurs ne sont pas les mêmes : ceux de la politique et de la justice remplissent des fonctions objectives, tandis que la morale est toujours subjective. D’autre part, les objectifs de la politique et de la justice diffèrent de ceux de la morale même s’ils ne sont pas nécessairement contradictoires :

La justice n’est ni subjective ni personnelle (elle s’adresse indifféremment à tous) ; mais elle peut se réclamer des mêmes principes que la morale (le bonheur de l’individu, le respect de la personne, l’universalité d’application). L’action morale ne se confond pas non plus avec la politique, qui – dans le meilleur des cas – est une action visant à instaurer la justice (ou plus de justice) à l’intérieur d’un pays, ce que la morale ne sait pas faire […]32.

22La distinction entre droit et morale et, par conséquent, entre le juste et le bien est un principe fondamental de la démocratie moderne : « À la différence des théocraties comme des États totalitaires, la démocratie ne prétend pas être un État vertueux, elle ne définit pas le souverain bien en obligeant tous les citoyens à y aspirer »33. Nous verrons dans la dernière partie de cette étude quelles peuvent être les conséquences fâcheuses de la politique menée au nom de valeurs morales.

23 L’éducation morale est un vaste domaine qui n’occupe pas une place centrale dans la réflexion de Todorov. Il n’ignore cependant pas son importance. L’expérience de vie qu’acquiert l’être humain depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte est un apprentissage progressif du bien et du mal. Dans un premier temps, l’enfant assimile ces notions uniquement à travers l’amour qu’on lui porte. « Il ne faut pas sous-estimer ce premier pas », prévient Todorov ; « sans l’amour primaire, sans la certitude initiale d’être entouré de soins et de caresses, l’enfant risque de grandir dans un état d’atrophie éthique, de nihilisme radical ; et, devenu adulte, d’accomplir le mal sans en avoir la moindre conscience »34. Plus tard, à l’école, l’enfant apprend à surmonter son égocentrisme innocent et à ne pas se considérer inconsciemment comme meilleur que ses pairs : « Nous ne sommes pas forcément une incarnation du bien, ni les autres pires que nous », remarque Todorov à propos de cette deuxième phase. La troisième étape implique déjà une maturité morale que tous les hommes n’atteignent d’ailleurs pas, celle qui refuse de distribuer les cartes du bien et du mal une fois pour toutes. Il s’agit ici de surmonter le manichéisme, c’est-à-dire d’apprendre à distinguer le bien et le mal sans les associer de façon définitive à tel individu ou groupe humain.

24Il serait naïf de croire que ces trois phases se succèdent de façon linéaire au cours de la vie de l’individu comme autant de dépassements définitifs, sans retours en arrière. Elles cohabitent plutôt au dedans de tout homme. L’utilité d’une réflexion morale comme celle de Todorov est de cultiver l’esprit de discernement afin de préparer en toute conscience le choix de l’acte moral proprement dit. Pour atteindre ces buts l’éducation morale devrait mettre en question l’élève, précisément en tant qu’être moral. C’est pourquoi Todorov rejette, par exemple, les arguments des partisans du procès contre Klaus Barbie quand ils insistent sur la vertu pédagogique de ce procès si tard venu. Non, objecte Todorov, ce procès n’a pas contribué à l’éducation morale des Français ; il les a plutôt confirmés dans leur statut de victimes et, du coup, les a placés du côté du bien. Et d’ajouter : « L’éducation de l’individu n’est en rien avancée si ce dernier se voit tranquillement installé dans le rôle d’une incarnation du bien. Ce n’est que s’il peut se reconnaître – aussi – dans le coupable qu’il peut se transformer de l’intérieur, ou au moins devenir attentif à cette part de lui-même qui serait susceptible de commettre un crime »35.

25L’action morale témoigne toujours d’un sens du devoir mais ce dernier risquerait d’apparaître comme un monstre froid s’il n’était pas doublé d’une affection pour l’objet de notre bienveillance. C’est pourquoi il est légitime de se demander quelle est la part de l’amour dans la morale. Pour le christianisme, le rapport entre les deux est primordial36. L’amour de Dieu, l’amour du soi et l’amour du prochain vont ensemble. Or ces trois hypostases de l’amour procèdent plutôt du devoir – le fait d’assumer le commandement de Dieu – que d’un sentiment spontané et librement cultivé. En ce sens, l’amour chrétien est une catégorie essentiellement morale. Faut-il pour autant exclure l’amour « profane », ce sentiment électif qui nous porte vers une personne et qui, dans le meilleur des cas, crée une réciprocité ? À priver cet amour de toute morale ne risque-t-on pas de lui enlever une bonne partie de sa dimension spirituelle ?

26Sans doute, l’amour a partie liée à la morale. Mais, ici aussi, il ne faut pas les confondre dans une perception fusionnelle. Je trouve un exemple d’une approche semblable dans une note de Camus qu’il convient de citer avant de la commenter de plus près : « Quand on a vu une seule fois le resplendissement du bonheur sur le visage d’un être qu’on aime, on sait qu’il ne peut pas y avoir d’autre vocation pour un homme que de susciter cette lumière sur les visages qui l’entourent… et on se déchire à la pensée du malheur et de la nuit que nous jetons, par le seul fait de vivre, dans les cœurs que nous rencontrons »37.

27La beauté de ce fragment ne doit pas nous en voiler l’ambiguïté. Que dit-il au fond ? J’y vois trois types différents d’amour. 1) L’amour que nous donnons à l’être aimé est une source d’épanouissement et de bonheur pour lui. 2) L’image irradiante du bonheur qui se dessine sur le visage de l’être aimé fait naître en nous le désir de rendre tout aussi heureux ceux qui nous entourent. Mais par quel moyen pourrions-nous y parvenir ? Les aimer comme nous aimons l’être aimé, autrement dit aimer plusieurs à la fois ? Todorov rappelle : « On ne peut aimer que quelques individus, on peut être moral avec tous »38. Quand Camus parle de l’envie de « susciter cette lumière sur les visages qui [nous] entourent », quand Todorov précise que le champ de l’amour ne saurait être très peuplé, l’un et l’autre ont manifestement en vue non pas le sentiment exclusif qu’est l’amour-passion, mais cette vertu que l’homme manifeste avec constance pour rendre heureux ses parents, sens enfants, ses amis. 2) La deuxième idée dans le fragment de Camus marque donc un glissement de sens : il passe de l’amour-passion à cette autre forme d’affection qu’est la sollicitude. Le premier terme touche à l’essence de l’amour, le second nous plonge au cœur de la morale. 3) La troisième partie du fragment de Camus suggère un sens moins précis. D’une part, le sujet est placé sous une rubrique neutre – « le seul fait de vivre » ; d’autre part, les « cœurs » que ce sujet rencontre font penser qu’il s’agit de relations passionnelles, cause, cette fois-ci, du malheur de l’amoureux. La triade contenue dans ce fragment – l’amour heureux, le souci d’autrui, l’amour malheureux – montre ce que la morale peut avoir de commun avec l’amour : l’une et l’autre aspirent tant au bonheur du soi qu’au bonheur de l’autre. ; l’une et l’autre appartiennent à la sphère privée. La sphère publique n’entre pas en jeu ici : elle ne peut pas – ni ne le doit – assurer notre bonheur sentimental pas plus qu’elle n’a pas à cultiver nos vertus morales. Dès lors, les deux attitudes divergent sans pour autant se séparer définitivement : l’amour revendique l’exclusivité de la relation affective qui prime sur la volonté ; la morale, quant à elle, soumet le sentiment que nous pouvons avoir à l’égard d’autrui à notre sens du devoir, c’est-à-dire à notre volonté éclairée.

28Si l’on cherche, parmi les portraits qu’il a dressés, une personne qui réunit le mieux en elle les qualités que Todorov voit dans l’attitude morale en privé et en public, la préférence irait sans conteste à Germaine Tillon. Todorov sort de sa réserve habituelle pour dire toute son admiration des positions publiques et des engagements de cette femme. L’intégrité morale de G. Tillon sous-tend toute l’œuvre de l’ethnologue, de l’historienne du présent et les actes de la militante. La morale dont fait preuve cette femme implique un désir et une patience infinie de comprendre les êtres humains, y compris leurs actes les plus horribles. Todorov reprend la formule d’Anise Postel-Vinay lorsque celle-ci parle de la passion de Tillon de comprendre et de la tendresse pour ses semblables39. Le désir de comprendre implique, chez G. Tillon, plutôt qu’un travail intellectuel à distance, un face-à-face avec les faits et les êtres, souvent au risque de sa vie : « J’ai gardé cette façon de voir chaque chose, même la pire, comme un objet à analyser, ce qui oblige à aller chercher les informations là où elles sont »40, confesse Tillon. Sa quête de la vérité des actes humains est donc toujours concrète, en situation. N’y a-t-il pas un risque de céder au relativisme ? Tillon semble consciente de ce danger puisqu’elle veille toujours à « distinguer le crime du criminel »41, à rêver d’une « justice impitoyable pour le crime et pitoyable pour le criminel »42. Séparer, ou plutôt ne pas confondre le mal avec toute la personne de celui qui le commet, c’est reconnaître une zone du bien même chez les êtres de la pire espèce. Mais l’inverse est également vrai : personne ne doit s’identifier complètement au bien. La dédicace de Mémoire du mal, tentation du bien est explicite là-dessus : « Pour Germaine Tillon, qui a su traverser le mal, sans se prendre pour une incarnation du bien ». Dans ce livre – une enquête sur le XXe siècle et un bilan de philosophie morale de notre époque – le portrait de Germaine Tillon termine la série de portraits qui compose le panthéon moral de Todorov. Son dernier livre, La Signature humaine, s’ouvre par un nouveau portrait de Tillon. Et nous y retrouvons sa vertu principale : « Rien ne lui était plus étranger que de s’ériger en donneuse de leçons, en redresseur de torts, en incarnation du bien »43. À travers cette qualité, on peut déjà entrevoir la ligne de partage entre la morale et le moralisme.

29 L’homme moral comprend et juge les autres sans oublier un seul instant qu’il n’est pas fondamentalement différent d’eux. Le moraliste, au sens todorovien du mot, se comporte, consciemment ou pas, comme s’il y avait une différence de nature entre lui et ceux qu’il blâme. Dans cette séparation implicite, le moraliste se met toujours du bon côté du manche, ceux qu’il juge se trouvant du coup relégués dans le camp adverse. En ce sens, on peut dire qu’à la différence des moralistes de l’époque classique qui décrivent sans la hiérarchiser la diversité humaine (Montaigne) ou qui la classent dans les grandes rubriques sociologiques (La Bruyère), les moralistes d’aujourd’hui divisent l’humanité en deux groupes placés respectivement sous le signe des vertus et des vices.

30 Dès le début des années 1990, Todorov attache une attention soutenue à ce phénomène. Le moralisme est donc à ses yeux un mauvais usage de la morale. Il consiste « à pratiquer la justice sans la vertu, ou même simplement à invoquer des principes moraux sans se sentir soi-même concerné par eux ; à s’installer dans le bien par le simple fait qu’on déclare son adhésion aux principes du bien »44. La posture moraliste tend à transformer le bien en une abstraction, ce qui le rend potentiellement dangereux. Des écrivains à lucidité morale exemplaire comme Grossman et Camus n’ont pas manqué de montrer du doigt ce danger. « Là où se lève l’aube du bien, écrit Grossman, des enfants et des vieillards périssent, le sang coule »45. De son côté, Camus se méfie de la morale abstraite. Il note dans ses Carnets (juin 1959) : « J’ai abandonné le point de vue moral. La morale mène à l’abstraction et à l’injustice. Elle est mère de fanatisme et d’aveuglement. Qui est vertueux doit couper les têtes. Mais que dire de qui professe la morale sans pouvoir vivre à sa hauteur. Les têtes tombent et il légifère, infidèle. La morale coupe en deux, sépare, décharne »46.

31 La morale abstraite légitime ainsi des actions concrètes qui font souffrir des individus en chair et en os. C’est pourquoi pour juger du bien il faut mesurer ses impacts sur des personnes concrètes. Todorov insiste sur une différence essentielle à respecter, celle entre le jugement moral et l’exigence morale : « Au nom de la morale, on ne peut exiger que de soi ; si l’on exige quelque chose des autres sans se reconnaître en eux, c’est qu’on prétend s’élever à un point de vue impersonnel, celui d’un dieu. Bien que l’idéal moral se définisse par l’universalité, l’action morale elle-même est, en un sens, impossible à généraliser »47.

32 Ainsi défini, et comme il a déjà été dit, le moralisme apparaît d’abord comme l’attitude de celui qui privilégie le discours moral aux dépens de l’action morale. Ce n’est pas qu’il se contente de parler ou d’écrire, mais ses actions ne sont pas soumises aux jugements moraux qu’il applique aux autres. Sa devise pourrait être : « Faites ce que je dis et non ce que je fais ».

33 Le discours moraliste se réfère au mal plutôt qu’au bien et il se veut gratifiant pour celui qui le tient : il laisse entendre que le pourfendeur des vices chez les autres en est personnellement exempt. Le moraliste pratique volontiers l’exagération : plus il est critique envers les autres, plus il est content de lui-même. On pourrait envisager toute une phénoménologie du discours moraliste. Je me limiterai ici à trois situations types que l’on trouve dans les analyses de Todorov: 1) un individu juge un autre ; 2) un individu juge les siens par rapport aux autres ; 3) une communauté d’hommes juge une autre communauté.

34 Le premier cas est certainement le plus fréquent ; chacun de nous pourrait s’y reconnaître. On le trouve formulé dans la célèbre phrase du Christ : « Qu’as-tu à regarder la paille qui est dans l’œil de ton frère ? Et la poutre qui est dans ton œil à toi, tu ne la remarques pas ! »48 Todorov définit en creux cette forme de moralisme en lui opposant la vraie morale : « Si je veux des exemples du bien, je dois toujours les prendre en dehors de moi ; du mal, commencer par les chercher en moi ; la paille dans mon œil devrait me gêner plus que la poutre dans celui du voisin »49. À la lumière de cette règle Todorov commente une publication de 1984 de Maurice Blanchot où le grand critique déplore les allégeances antisémites de Paul Valéry au début du XXe siècle, sans dire un seul mot des siennes comme en témoignent ses nombreux articles parus dans Combat entre 1936 et 1938.

35 L’acteur principal de la deuxième situation type est l’homme qui critique systématiquement les siens en leur opposant les vertus des autres. Cet état d’esprit moraliste voit très souvent le bien dans un ailleurs lointain et loge le mal dans l’environnement immédiat. Dans le chapitre « Le jugement moral » de son livre Mémoire du mal, tentation du bien, Todorov mentionne quelques rôles nouveaux qu’endosse cette attitude vieille comme le monde :

Nous connaissons bien en fait ce nouveau rôle. C’est celui de l’ancien prophète qui fustige son propre peuple parce qu’il vit dans le péché ; ou encore celui du voyageur qui chante des populations lointaines (les « bons sauvages ») dans le seul but de mieux accabler les siens. C’est celui, plus récemment, de l’écrivain qui se prend pour la conscience de la nation et bat éternellement sa coulpe, en assimilant son propre groupe au rôle –abhorré – de l’agresseur ou du bourreau. C’est l’Allemand pour qui les Allemands sont le pire peuple de la Terre, l’Américain pour qui l’histoire des États-Unis est une succession ininterrompue d’agressions impérialistes et d’injustices raciales. Or cette nouvelle posture, celle, justement, du moralisateur, a également pour résultat d’interdire à l’individu qui l’adopte la voie de la morale50.

36Chez les moralistes de cette espèce, la vertu devient une valeur essentiellement exotique, tandis que le mal se présente comme une catégorie domestique et pourtant en dehors de leur propre personne. En fait le moraliste de cette espèce ne cherche pas tellement à se positionner sur l’axe du bien et du mal. Il se contente de s’affirmer comme celui qui détient la vérité. Or, nous l’avons vu, celle-ci ne va pas toujours main dans la main avec la morale.

37 La troisième situation type est en quelque sorte l’inverse de la deuxième : un groupe d’hommes revendique le bien exclusivement pour lui, plaçant d’autres groupes sous le signe du mal. Ce moralisme baigne à fond dans le manichéisme, sans s’y réduire pourtant. Car le manichéisme se double ici d’un militantisme ou d’un prosélytisme. Une fois de plus, Vassili Grossman a bien perçu cette espèce de dialectique diabolique au gré de laquelle le détenteur exclusif du bien le proclame valeur universelle au point de vouloir l’imposer aux autres :

Ceux qui luttent pour le bien d’un groupe s’efforcent de le faire passer pour le bien général. Ils proclament : mon bien coïncide avec le bien général ; mon bien n’est pas seulement indispensable pour moi, il est indispensable à tous. Cherchant mon propre bien, je sers le bien général.

Ainsi, le bien ayant perdu son universalité, le bien d’une secte, d’une classe, d’une nation, d’un État, prétend à cette universalité pour justifier sa lutte contre tout ce qui lui apparaît comme étant le mal51.

38 Ces abus de la morale font l’objet d’un développement magistral dans un des derniers livres de Todorov, La Peur des barbares52. L’auteur analyse quelques-uns des grands conflits qui déchirent notre planète aujourd’hui et voit, parmi leurs causes, une série d’avatars du moralisme à usage politique ou religieux. Lorsque les États-Unis et leurs alliés qualifient un groupe de pays comme appartenant à l’axe du Mal, lorsqu’ils leur déclarent la croisade et annoncent qu’ils vont y faire régner le Bien à la force des armes, lorsque certains guides religieux émettent des fatwas à l’adresse des hétérodoxes, nous voyons à l’œuvre un moralisme, d’autant plus dangereux qu’il dresse de grandes communautés d’hommes les unes contre les autres. On pourrait résumer la thèse de Todorov en disant que traiter les autres de barbares et se croire le parangon de la civilisation est un état d’esprit qui procède du moralisme. Le mot « barbare » vient tout simplement désigner ceux que les dignitaires de la pensée moralisatrice rangent traditionnellement dans le camp du mal.

39 Le moralisme à usage politique revêt des formes qui peuvent varier selon le contexte et le pays. Dans un article intitulé « Un nouveau moralisme »53, Todorov analyse ce phénomène en rapport avec le débat politique en France. Il s’agit de discours politiques qui se réclament généralement de la gauche et qui critiquent les adversaires politiques en pratiquant une contamination systématique avec quelques formes unanimement reconnues comme étant le mal absolu : le fascisme, le racisme, l’antisémitisme. On a affaire à un discours moralement correct qui présente les symptômes du moralisme : l’exagération, la polarisation, le mépris des effets de la parole sur l’action politique. Citons, à titre d’exemple, les observations de Todorov sur la façon dont la gauche en France critique un parti d’extrême droite comme le Front national :

Depuis que les moralistes sévissent, l’extrême droite n’a fait que consolider et renforcer ses positions ; l’échec de cette stratégie est patent. La raison de son inefficacité est dans son maximalisme même ; à trop noircir son ennemi, elle produit un tableau qui ne ressemble plus au modèle et n’est donc pas crédible. Le Front national, aussi détestable que soit son idéologie, n’est ni une résurgence du nazisme ni une organisation terroriste ; il est porteur de revendications multiples, dont certaines méritent moins de mépris que d’autres54.

40 Essayons donc de résumer le moralisme à travers ses principales caractéristiques. Le moralisme est d’abord un discours qui se dresse contre une forme du mal localisée chez les autres. Il est tenu avec la présomption que le mal en question ne concerne pas le sujet du discours. Le moralisme procède du manichéisme. Divisant l’humanité en deux blocs séparés par une cloison étanche, le moralisme rejette d’emblée le dialogue avec la partie adverse. Il se campe ainsi à l’opposé de l’attitude formulée de façon imagée par Germaine Tillon : « Une bouche qui parle ne mord pas »55. L’absence de dialogue peut facilement dégénérer en actes de violence. Celui qui se sent la vocation de substituer sa notion du Bien à sa notion du Mal, autrement dit de semer sa morale à tout vent, risque de récolter la tempête.

41 J’aimerais, pour finir cette partie de l’étude comme je l’avais fait pour les précédentes, évoquer un autre portait de la gallérie de Todorov, celui de Raymond Aron, un penseur du politique pour lequel Todorov a la plus haute estime et auquel il consacre un essai biographique dans La Signature humaine. Précisons tout de suite que Raymond Aron, vu par Todorov, n’est pas du tout une figure de moraliste. Au contraire même, il en est le contre-exemple par excellence. En effet, Raymond Aron, que Todorov qualifie comme étant « le commentateur politique le plus lucide que la France ait connu au XXe siècle »56, laisse une œuvre considérable, composée d’études de philosophie politique, d’écrits journalistiques et de textes polémiques, qui apparaît d’emblée comme une mise en garde permanente contre les dérives du moralisme.

42 La lucidité d’Aron dont parle Todorov consiste à « ne pas fermer les yeux devant le monde qui l’entoure, ne pas mettre rêves et abstractions à la place des réalités, faire de l’expérience vécue la pierre de touche des théories »57. Le principe de réalité est fondamental dans l’analyse aronienne aussi bien des grands phénomènes de notre époque que de l’action de tel ou tel homme politique. L’observateur politique doit, sinon se mettre à la place de l’acteur politique, du moins s’arrimer au réel, se soumettre à l’épreuve de l’action et de ses conséquences. Autre règle de base à laquelle Aron reste toujours attaché : ne pas confondre le bien avec le vrai. Sur ce point, Todorov remarque pertinemment : « La claire distinction entre le vrai et le bien, le refus de substituer des abstractions moralisantes à une connaissance impartiale du monde ne signifie pas pour autant qu’il faille éliminer un des termes et se contenter de l’autre. Éviter la confusion permet au contraire de les mettre en relation »58.

43 Ajoutons encore deux vertus de la pensée souvent polémique d’Aron : combattre sans haïr et ne pas succomber aux tentations du conformisme, frère jumeau d’une sœur appelée par Todorov « la tentation du bien ». La figure de Raymond Aron se situe ainsi aux antipodes du moralisme, mieux, elle en est un des antidotes les plus puissants.

44 Il est temps de conclure. La pensée morale de Todorov, issue de l’humanisme classique et contemporain, élaborée dans le contexte de la société démocratique et de la laïcité, possède le double mérite de la distinction et de l’intégration. Son approche discriminatoire affranchit avant tout le domaine de la morale de celui de la politique, sans pour autant perdre de vue la nature sociale des vertus morales. Ce faisant, Todorov peut analyser avec plus de lucidité et de sérénité les grands événements et les phénomènes majeurs de nos sociétés, en reconnaissant, d’une part, cette dimension profondément humaine et strictement individuelle qu’est la bonté, en désignant, d’autre part, ces écueils pour les démocraties modernes que sont les nouveaux moralismes. L’approche intégrante, quant à elle, nous permet de voir plus clair le lien et l’harmonie que l’homme peut établir entre les vertus privées et les vertus civiques.