Colloques en ligne

Jelena Novaković

Pour une éthique individualiste : Henri de Montherlant vu par Ivo Andrić

1Moraliste qui s’efforce moins d’inventer les valeurs d’un nouvel humanisme que de trouver des solutions aux problèmes existentiels dans la solitude de l’expérience individuelle, écrivain en quête incessante de perfection stylistique, Henry de Montherlant a trouvé un admirateur sincère dans le prix Nobel serbe Ivo Andrić dont la plupart des lectures sont consacrées aux moralistes français1. Sa bibliothèque, qui fait partie aujourd’hui du Musée Ivo Andrić, contient plusieurs œuvres de Montherlant, entre autres les carnets dans lesquels celui-ci a noté ses pensées2, comme l’a fait Andrić lui-même3, qui a marqué dans ce livre les fragments significatifs. D’autre part, bien que les cahiers d’Andrić soient pleins de citations d’auteurs français, Montherlant n’y occupe pas beaucoup de place, mais son nom apparaît souvent dans les entretiens d’Andrić avec Ljubo Jandrić. En déclarant qu’il l’a connu et que, à la différence des autres, il a cru à ses déclarations ironiques, il rend compte des ressemblances qui le rattachent à cet auteur controversé, mais aussi des différences qui l’en séparent: « Montherlant et moi, nous avions tous les deux dans Épictète un ami commun; mais, à la différence de moi-même, Montherlant n’a pas aimé Goethe »4.

2Pour Andrić, Montherlant est un des plus grands écrivains de son époque et son œuvre est « grande et effrayante comme le désert »5. « Ce Français solitaire […] nous a tous appris non seulement à écrire, mais aussi à attaquer et à combattre ce qui est dur et ignoble dans l’homme »6, dit-il. Et plus loin: « Montherlant est un grand écrivain, peut-être le plus grand écrivain du XXe siècle. Les critiques de son pays l’apprécient beaucoup, et les Français savent ce que c’est que la littérature »7. Ils apprécient surtout son style et sa langue qui est variée et toujours appropriée à son objet et ils considèrent presque unanimement que « de Voltaire à nos jours, personne n’a écrit en français comme Henri de Montherlant ». La plus grande qualité de ce style, c’est la simplicité qui est « le germe de l’avenir »8.

3Andrić se réfère surtout à la tétralogie romanesque de Montherlant, Les Jeunes filles, dont le riche fonds intertextuel renvoie à la tradition des moralistes français (Montaigne, La Rochefoucauld, Vauvenargues, Chamfort) aussi bien qu’à Stendhal et Baudelaire. Ce qui a pu l’intéresser dans ce roman, ce sont moins les aventures donjuanesques de Costals que ses réflexions sur les problèmes moraux, sur les mystères de l’être humain et « l’obscurité où l’âme demeure pour l’âme », dont le point de départ est une des constatations relativistes de Montaigne (« On appelle contre-nature ce qui est contre la coutume ») et dont la conclusion est la remarque de Baudelaire que tout est « fondé sur le malentendu »9. Cette impossibilité de communication provient de la complexité de l’homme dont le comportement est soumis souvent aux pulsions irrationnelles. « On frémit à la pensée de ce que deviendrait la société, si les hommes se mettaient à se gouverner par leur raison: elle périrait, comme nous voyons, sous nos yeux, périr de leur intelligence les peuples trop intelligents »10, dit Montherlant. Dans ses entretiens avec Ljubo Jandrić, Andrić évoque cette observation ironique qui n’est pas sans rappeler le mot de Fontenelle qu’il a noté dans le Cahier bleu11: « Si la raison dominait sur la terre, il ne s’y passerait rien », ce qui instaure un jeu intertextuel qui exprime la vision pessimiste de l’homme comme d’un être soumis aux pulsions irrationnelles. La phrase citée de Montherlant fait partie de la réflexion de Costals sur le mariage: les femmes se marient parce qu’elles ont « un besoin vital du mariage » et les hommes par habitude, « sinon par hébétude »12, mais ils n’en sont pas conscients, ce qui est même bien car, s’il n’en était pas ainsi, c’est-à-dire si seule la raison gouvernait leur comportement, la société serait perdue. D’autre part, l’attitude ironique de Costals par rapport à l’irrationalité renvoie au début du roman, au moment où il lit les annonces matrimoniales, en se moquant des « espérances » de ces « pauvres êtres » et de la bonne opinion qu’ils ont, pour la plupart, d’eux-mêmes13, ce qui introduit un des thèmes principaux de ce roman, l’immense puissance de l’illusion, incarnée dans les personnages féminins et opposée à la lucidité cynique du personnage principal.

4Cela n’est pas sans rappeler les idées d’Andrić lui-même, qui cite la phrase de Montherlant pour corroborer sa réflexion sur les forces obscures qui obsèdent l’homme et sur la puissance de l’illusion qu’il a représentée dans certains de ses contes, tel « Les Voisins » dont le héros croit pouvoir résoudre les grands problèmes de l’humanité, si les autres le comprenaient et que la remarque de son interlocutrice qu’il est « tellement obnubilé par le sentiment de [sa] propre importance » qu’il croit que « le monde entier doit servir de piédestal à [sa] divine personne »14 fait revenir à la réalité. Dans ce conte, comme dans Les Jeunes filles de Montherlant, mais d’une autre manière, la femme est brutalisée mentalement. Mais, tandis que chez Montherlant elle est victime impuissante non seulement de l’égoïsme donjuanesque de l’homme, mais aussi de sa propre faiblesse, dans le conte d’Ivo Andrić elle se présente comme l’incarnation du principe de bon sens et s’oppose à la démesure de l’orgueil masculin15.

5Cette mauvaise foi orgueilleuse est aussi le sujet du conte « Autobiographie » dont le héros, auteur d’un écrit autobiographique qui contient « non seulement la tragédie d’une vie, mais aussi la tragédie de toute une génération et de tout un peuple »16, se considère comme victime d’un complot universel qui l’empêche de publier ce chef d’œuvre, tandis que, en réalité, il est victime de l’illusion qu’il se fait de lui-même et qui le met en conflit avec les autres. L’ironie avec laquelle ses erreurs sont représentées et qui n’est pas sans rappeler celle de Montherlant, exprime aussi le refus du discours autobiographique que ces deux auteurs considèrent comme l’expression de l’attachement excessif à soi-même. Ce refus s’inscrit dans le contexte de la réflexion pascalienne sur le moi « haïssable » :

Voltaire aimait dire: « Le moi est haïssable » !17... Ce Français a eu du moins le droit d’être réservé. Moi aussi, j’ai accepté dès ma jeunesse cette idée ; je ne crains pas le danger, mais la publicité qui est fondée, elle aussi, sur ce pronom personnel. Montherlant a une belle phrase à ce sujet : « On nous traite d’orgueilleux quand nous disons je. C’est vrai, nous est beaucoup plus naturel, il fallait seulement y penser »18,

6dit Andrić pour ajouter qu’il se sert lui-même de la première personne du pluriel car cela lui semble « plus modeste et atténue un peu la présomption et la vantardise »19.

7D’autre part, Andrić et Montherlant considèrent que l’auteur est présent dans son œuvre, mais que cette présence ne se manifeste pas au niveau des faits biographiques, mais au niveau de leur transposition littéraire. Andrić constate que la nature du travail littéraire est telle « qu’il est presque impossible à l’écrivain de représenter autrui sans se faire à la fois le portrait de lui-même »20 et Montherlant dit : « Il n’y a pas à chercher à me reconnaître dans le personnage de Costals plus que dans le personnage de M. de Coantré, des Célibataires, par exemple, où cependant il y a pas mal de moi »21. La littérature n’est pas la reproduction fidèle de la réalité, mais la création d’un monde imaginaire où les faits réels sont transformés en matière romanesque. Elle ne découvre son auteur qu’indirectement, en transformant ses désirs et ses  tentations en thèmes répétitifs. Les œuvres d’Andrić sont imprégnées de l’inquiétude et des troubles qui ont marqué sa vie et son siècle, de même que, dans les romans de Montherlant, on devine ses propres caractéristiques (refus du mariage, donjuanisme, culte nietzschéen du désir pur, mépris de la médiocrité) ou, pour employer le mot de Montherlant lui-même, sa « part essentielle »22. Cette « part essentielle » ne se manifeste pas dans un personnage individuel, ni dans l’actif Costals, ni dans le passif Coëtquidan, mais dans le passage d’un personnage à l’autre, à travers lequel se dessine l’alternance des aspects différents, voire contradictoires de sa personne. Cette personne est dotée de force, d’héroïsme, d’un principe actif qui se transforme en désir de jouissance sensuelle et en donjuanisme ou en besoin d’action courageuse qu’il essaie de satisfaire par la pratique de la corrida et des sports, mais elle est dotée aussi d’une faiblesse potentielle, d’un principe passif contre lequel il lutte sans cesse, en l’incarnant dans les personnages féminins ou dans un Don Juan vieilli dont l’élan vital a tari et surtout dans les « célibataires » mesquins pour lesquels il éprouve une pitié méprisante.

8 La conscience de la complexité et de l’inconstance du moi conduit Montherlant vers un scepticisme radical qui le pousse à rejeter tout engagement social et à chercher la solution des problèmes moraux sur le plan esthétique. Si tout a la même valeur, toutes les tentatives pour transformer le monde sont vaines, tous les « services » sont « inutiles » et la vraie patrie est intérieure. En essayant sans cesse de prendre ses distances par rapport à « la morale du vulgaire »23, Costals finit par ne plus vivre que pour lui-même et par cultiver son altérité, plongé dans une solitude créatrice. La recherche de l’héroïsme et de la grandeur humaine se résout dans l’individualisme qui atteint le point extrême en se transformant en une quête solitaire de la perfection et en un culte de l’énergie qui est à la fois mépris de la médiocrité et de la bassesse24.  

9Pour Andrić aussi la solitude est la condition nécessaire pour accéder à la perfection. Dans son exemplaire des cahiers de Montherlant, il a marqué une citation de Marc Aurèle, où il est question du « pouvoir de faire retraite en soi-même »25. Dans l’entretien avec Ljubo Jandrić, avant de se référer à Montherlant, il constate qu’ « on n’est jamais seul si on est avec ses réflexions et avec son silence » et que c’est le silence qui permet de « s’élever au-dessus de tout et de visiter les contrées qu’on ne peut voir qu’en rêve »26. Cependant, son aspiration à la perfection n’aboutit pas à la négation de la vie, mais, au contraire, à son acceptation. À la solitude de Montherlant, qui se transforme en misanthropie, Andrić oppose « la réconciliation des esprits supérieurs avec le monde et la vie »27.

10 « Le repliement sur soi-même n’est bon qu’aux natures singulières et fortes », tandis que « les autres le payent cher », dit Montherlant28, ce qui est confirmé par le destin de certains personnages d’Andrić qui perdent le contact avec les autres, qui ne participent pas à la vie et qui en souffrent. Mais, tandis qu’Andrić s’occupe surtout de leurs infortunes, Montherlant incarne l’idée de l’homme supérieur dans quelques-uns de ses héros qui échappent aux normes, qui, voués tour à tour à l’action et à la pensée, à la force et à la sensualité, résolvent leurs oppositions intérieures en les faisant alterner et auxquels cette « alternance » accorde le droit au bonheur29. Dans cette attitude se rencontrent l’art de vivre de Montaigne, que Montherlant rappelle dans l’Avant-propos du Service inutile, la disponibilité de Gide, qui se présente comme une forme de l’opposition à l’ascétisme, et l’égotisme de Stendhal auquel renvoient l’épigraphe d’un chapitre des Jeunes filles30 et la référence de Costals à son « mot magnifique » qui contient « toute une philosophie et toute une morale »: « Je ne respecte rien au monde comme le bonheur. » Mais, ajoute Montherlant, « ces hommes-là étaient des hommes supérieurs, et c’est précisément parce qu’ils échappent au caractère moyen de l’homme, qu’ils pensent ainsi », tandis qu’à l’homme moyen, ce respect du bonheur est suspect31. L’être exceptionnel est avant tout écrivain, artiste. Les Jeunes filles sont aussi le roman sur la genèse de l’œuvre littéraire qui ne sera jamais terminée. Costals note les événements qu’il a vécus et les transforme en matière romanesque, ce qui le rapproche d’Édouard des Faux-monnayeurs de Gide, mais aussi de plusieurs personnages d’Andrić qui incarnent les problèmes de l’écriture.

11 L’idée nietzschéenne de surhomme attire Ivo Andrić, qui trouve des fragments sur l’homme supérieur chez les autres auteurs aussi, tel Diderot, et qui parle, dans Signes au bord du chemin, du désir de se surmonter, « de se surpasser », de « devenir multiple » et d’« acquérir la capacité de se mouvoir en tout sens »32. Il accorde, lui aussi, cette position privilégiée de l’artiste, tel Goya que « sa nature hargneuse et libre » a mis en conflit avec les autorités33. Mais, tandis que Montherlant tend à joindre au culte de l’héroïsme celui de l’hédonisme, en plaidant pour une quête donjuanesque du bonheur, pour Andrić, l’artiste est « un hors-la-loi », « un rebelle au vrai sens du mot », auquel sa position privilégiée par rapport à l’homme moyen ne donne pas le droit au bonheur34.

12 D’autre part, comme l’artiste est une sorte de démiurge qui ne crée qu’aux moments de solitude, dans la liberté et l’indépendance totales, tout devrait être soumis à son travail créateur. La création artistique l’affranchit des relations conjugales et familiales qui l’entravent :

J’étais enclin à accepter la théorie de Montherlant selon laquelle le mariage est un souci de plus pour celui qui s’est consacré à la littérature ou à un autre travail artistique ou scientifique. L’écriture est un travail dur et pénible qui obsède tellement l’homme qu’il lui reste peu de temps, de nerfs et de volonté pour toutes ces obligations qu’impose la vie à deux,

13dit Andrić, en ajoutant que, lui-même, il a fini par quitter « la maison de Montherlant » pour se marier, ce qui est aussi en quelque sorte « montherlantien » car cet auteur « permettait » le mariage à un âge plus avancé35. Ce disant, il fait allusion aux paroles de Costals qui rejette les raisons conventionnelles du mariage36 et qui constate qu’un écrivain doit avoir « l’esprit libre » pour « pouvoir doser ce qu’il reçoit de la vie, ouvrir ou fermer à volonté le robinet vie et le robinet travail »37, aussi bien qu’à l’interview de Montherlant publiée dans Candide et inséré dans Les Jeunes filles, où celui-ci se distancie un peu par rapport à la réflexion de son héros en disant que quelques-unes des raisons invoquées par lui contre le mariage des artistes lui paraissent valables, mais que d’autres ne le sont pas : il semble « qu’en principe le mariage ne doive pas convenir à l’artiste », mais il y a « de nombreux cas où des artistes s’en sont trouvés bien »38.

14Le suicide de Montherlant qui, atteint de cécité et voyant ses facultés décliner, s’est donné la mort à l’âge de soixante-seize ans, est aussi l’objet de la réflexion d’Ivo Andrić, qui en parle à plusieurs reprises :

Mon ami Montherlant, grand écrivain français, le seul qui ait eu l’occasion de voir imprimer ses œuvres de son vivant dans l’édition de la « Pléiade » qui ne publie que des immortels, disait sans cesse qu’il allait se tuer. Dans ses entretiens, et dans ses œuvres, il prônait le suicide considéré comme la seule issue et le dernier refuge! J'avais des appréhensions: « mon dieu, celui-ci va se couper la tête à lui-même ! » Et, pensez-vous: on a récemment appris la terrible nouvelle – Montherlant s'était tué. Il semble toutefois que le suicidaire était son maître !39

15Son suicide se présente comme une forme du défi « à lui-même, à son âge et à la fugacité de la vie »40 et comme l’issue naturelle de son rapport au monde marqué par le culte de l’énergie et par le mépris de la faiblesse. Andrić admire son attitude stoïque face au suicide, considéré comme l’expression suprême de la liberté et il cite ses paroles lors d’une de leurs rencontres: « Le salut n’est pas dans le suicide, on pourrait plutôt appeler salut notre sentiment de nous nous avoir compris nous-même au moment où il faut partir » 41.

16 L’exclusivisme et le rejet des convenances se transforment chez Montherlant en mauvaise humeur, en manie querelleuse, en misanthropie42 qui se manifeste aussi par son refus de la publicité43 et qu’Andrić ne manque pas de remarquer : « Il haïssait les titres, mais il était, en secret, fier de son “de”. Pour lui, vivre c’était: se disputer, provoquer et défier le monde »44. Andrić note deux fois son expression « travaux forcés de la célébrité », en considérant, lui aussi, que la célébrité est un fardeau car elle demande des manifestations publiques continues :

Voilà, les uns aiment les interviews, les autres choisissent les mémoires, les troisièmes ne peuvent pas vivre sans biographes, il y en a qui, tels les stars de cinéma, arrangent leur publicité et tout cela me semble étrange. Comme l’a dit Montherlant: j’aimerais le mieux rédiger les articles dont je suis le sujet en effaçant les mots élogieux. Si je suis en quelque sorte resté l’homme du XIXe siècle, c’est justement dans le domaine de la publicité, où j’ai voulu, autant que je le pus, effacer les traces »45.

17Et, dans son exemplaire des cahiers de Montherlant, il a marqué la phrase suivante: « Celui qui est entouré de cameramen et de photographes est entouré de diables »46.

18 Au problème des rapports de l’écrivain à son public se joint le problème de la réception que Costals entame en parlant des impressions que ses œuvres produisent sur ses lectrices et que Montherlant traite dans l’interview publiée dans Candide:

L’important, c’est que l’œuvre existe47. Pour le reste, il faut toujours en revenir au mot de Baudelaire: « Le monde ne marche que par le malentendu. C’est par le malentendu que tout le monde s’accorde. Car si par malheur on se comprenait, on pourrait jamais s’accorder »48.

19Il considère que le public vient voir ses pièces de théâtre surtout parce qu’elles sont bien jouées et que seule une minorité s’occupe des problèmes qu’il y examine. Mais, il semble que pour lui ce n’est même pas important car sa création littéraire découle moins du besoin de communication que du besoin d’expression. Il n’écrit ni pour devenir connu, ni pour influencer les autres, ni pour gagner de l’argent. Il écrit parce qu’il éprouve un besoin profond d’écrire, « parce que c’est cela [sa] fonction »49, ce qui n’est pas sans rappeler Andrić qui dit: « Je note quand je ne peux pas ne pas le faire, quand les doits me démangent et quand j’ai besoin de me confier aux autres »50. Andrić se réfère à cette remarque de Montherlant en parlant des sources de la création artistique et en déplaçant l’accent du rapport écrivain - public au rapport écrivain - son œuvre, pour présenter la création littéraire dans sa fonction compensatrice :

Une fois on a posé une question semblable à Montherlant après la publication des Jeunes filles et du Démon du bien. En soumettant tout à l’œuvre, il a répondu: « L’important, c’est que l’œuvre existe »51. Cela pourrait être la réponse à ce sujet. J’ai l’impression que je me suis servi toute ma vie de la couleur et du signe de ma misère. Ce n’est que dans la triste misère, qu’on maudit par ses larmes et par ses repentirs, que puissent apparaître des germes du bonheur, pour ne pas dire du succès52.

20 Une fois terminée, l’œuvre littéraire a sa vie autonome qui ne dépend plus de son auteur : elle « se sépare de la conscience de l’écrivain et prend pour lui une nouvelle signification, tout à fait différente de celle qu’elle avait au cours de son travail »53.   

21À travers les jugements d’Ivo Andrić sur Henri de Montherlant se découvrent certaines qualités essentielles de ce moraliste français qui trouvait la solution des problèmes existentiels dans le culte du moi et dans une sorte d’héroïsme gratuit. Andrić admire, d’une part, la cohérence entre sa pensée et sa vie et, d’autre part, son style brillant et aéré. Ces jugements révèlent aussi certaines ressemblances qui lient ces deux écrivains et qui reposent sur les thèmes dont ils sont préoccupés tous les deux, sur certaines qualités communes qui se manifestent dans leurs œuvres : tendances individualistes, intertextualité, références à la tradition des moralistes français, refus de croire en une nature humaine immuable, quête de perfection esthétique.

22Sans prétendre à donner des leçons, tous les deux placent la question morale au cœur de leurs préoccupations et inscrivent la dimension morale dans leurs œuvres littéraires, pour exprimer le destin de l’homme moderne qui a perdu la croyance en Dieu et en une nature humaine et qui doit se créer une morale sans avoir recours à une instance divine. Tous les deux établissent une éthique fondée sur une vision désabusée de l’homme, aux jugements relatifs, peu sûrs, souvent victime de ses passions et de ses illusions, mais aussi sur une croyance que l’écrivain, et l’artiste en général, qui échappe souvent aux conventions et aux normes de son siècle, a la possibilité d’établir une sorte de communion avec ses lecteurs, éthique qui implique la croyance qu’on peut partir vers autrui à partir d’une position solitaire, ce qui correspond aux postulations des moralistes de l’époque moderne. A cette morale de qualité se joint ce que Gustave Flaubert appelle, dans sa correspondance, la « morale de l’art »54, c’est-à-dire le refus de soumettre la littérature aux « bonnes mœurs » et une esthétique fondée sur le travail de perfection stylistique par lequel l’écriture s’éloigne de la vie quotidienne.  

23L’examen des jugements d’Andrić sur Montherlant révèle aussi les différences qui les séparent. L’individualisme d’Andrić est moins hautain que celui de Montherlant, qui identifie l’artiste à l’homme supérieur nietzschéen pour lui accorder le droit au bonheur et qui finit par se transformer en misanthropie. Si Andrić considère lui aussi que le génie met l’artiste dans une position privilégiée par rapport à son entourage, il ne pense pas que cette position lui accorde le droit au bonheur et il montre à plusieurs reprises qu’elle est, au contraire, une source de souffrances. D’autre part, tandis que Montherlant est non seulement romancier et essayiste, mais aussi un auteur dramatique qui a trouvé dans le théâtre le moyen convenable pour exprimer sa morale austère et désabusée, Andrić parle de la « futilité » du théâtre et son Goya constate que le théâtre est « le plus stérile de tous nos efforts »55. Tirées de leur contexte premier et unies par une attitude tout à fait personnelle qui détermine la lecture d’Andrić, les références à Montherlant s'incorporent dans son propre système de pensée, où elles obtiennent de nouvelles connotations.  

24BIBLIOGRAPHIE

25- Ivo Andrić, Znakovi, Beograd, 1963.

26- Ivo Andrić, Istorija i legenda, Sarajevo, 1976.

27- Ivo Andrić, Umetnik i njegovo delo, Sarajevo, 1976.

28- Ivo Andritch,  L’Éléphant du vizir. Les contes de Bosnie et d’ailleurs, Publications orientalistes de France, 1977.

29- Ivo Andritch, Signes au bord du chemin, Lausanne, L’Age d’Homme, 1997.

30- Pierre de Boisdeffre, Métamorphose de la littérature. De Barrès à Malraux, Paris, Éd. Alsatia, 1953.

31- Gustave Flaubert, Correspondance, II, Paris, Gallimard. coll. La Pléiade, 1980.

32- Ljubo Jandrić, Sa Ivom Andrićem, Sarajevo, Veselin Masleša, 1982.

33- Henry de Montherlant, Service inutile, Paris, Grasset, 1935.

34- Henri de Montherlant, Les Jeunes filles, in: Romans et oeuvres de fiction non théâtrales, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1959.

35- Henri de Montherlant, Va jouer avec cette poussière (carnets 1958-1964), Paris, Gallimard, 1966.

36- Jelena Novaković, Ivo Andrić i francuska književnost, Beograd, Filološki fakultet - Narodna knjiga, 2001.

37 - Jelena Novaković, « Une forme particulière de l’intertextualité: la littérature française dans les cahiers de notes d’Ivo Andrić », Filološki pregled, Revue de Philologie, XXXVI, 2009/2,  pp. 19-30.

38- Blaise de Pascal,  Pensées, Paris, Nelson.

39- Marcel Schneider, « Le Bouquet slovène », La Table ronde, Novembre 1953.

40- Pierre Sipriot, Montherlant par lui-même, Paris, Seuil, 1956.

41- Voltaire, Dictionnaire philosophique, in : Œuvres et correspondance  complètes de Voltaire en Cédérom, http://www.voltaire-integral.com/Html/00Table/4diction.htm#A