Colloques en ligne

Margot Demarbaix (Paris 8)

L’art poétique de Robert Desnos : figures érotiques, figures poétiques

Journée d’étude «Arts poétiques et arts d’aimer», organisée par Margot Demarbaix, Claire Paulian, Loïc Windels, à Paris 8 – Saint-Denis, le 6 mai 2008.

1L’« Art poétique » de Robert Desnos propose une vision proprement érotique de la poésie, qui confine non seulement à l’obscène du viol, mais qui prend aussi les traits d’un discours percutant sur la notion de « licence », dont il autorise à développer le paradigme, depuis la transgression des normes de la prosodie classique (quoique la notion n’ait plus guère de sens dans la poésie moderne, où le langage est laissé pour ainsi dire en liberté), jusqu’à la revendication de ce que les codes de la morale pourraient bien valoriser en secret, à savoir une certaine beauté poétique de la violence. Notre parti pris est ici de lire ici les vers d’un art poétique déclaré, mais explorer la notion d’« art d’aimer » en un sens paradoxal, ou extrême, qui verrait le passage d’une compétence érotique à une écriture de l’égarement, voire à un dialogue de folie et d’amour, bien différent, certes, de celui de Louise Labé. Le poème d’art poétique coïncide avec l’arrestation de Desnos par la Gestapo, en 1944, moment pour le poète de réunion de textes épars, inédits ou non, qui constituent aujourd’hui le recueil Sens, intégré à Destinée arbitraire par son éditrice Marie-Claire Dumas, en 1975. A ce titre, cet art poétique, qui vient à la fin d’une carrière violemment interrompue, porte la marque testamentaire d’une postulation face à l’Histoire, tout au moins d’une réponse aux circonstances tragiques de la Seconde Guerre.

2La promesse du titre y paraît pourtant vite écartée au profit de l’écriture d’un programme poétique en acte. Le mélange des registres (épique, lyrique, grotesque1), la polyrythmie et l’hétérométrie, l’indétermination du référent dans l’énonciation sont autant de facteurs qui coïncident avec une « absence de protocole2 », qui certes caractérise de nombreux arts poétiques modernes, mais qui rencontre de surcroît, dans ce poème, la violente charge physique d’une parole débondée, qui éloigne radicalement notre poème de la rhétorique policée des arts poétiques de la tradition. La seule leçon d’art dans ce poème au présent (de 88 vers libres) semble être celle délivrée par l’alexandrin-phare, qui réapparaît à cinq reprises au fil du poème, comme une ritournelle, depuis le vers 4 : « Je suis le vers témoin du souffle de mon maître ». C’est une sorte de « phrase mère » (Paul Claudel3), un vers refrain, porteur d’une énonciation à la première personne, au contenu performatif. Cette déclaration, située entre tirets, sous une forme retranchée, détachée, distante, proclame une étrange et brutale mise en abyme, au milieu d’une succession saccadée de participes passés, conjugués au féminin singulier, dont le référent est lui-même énigmatique (doit-on en effet y voir la poésie, l’inspiration, ou bien encore la langue ou l’ars poetica même ?).

3Se confrontent donc, en ce début de poème, deux instances : une entité féminine désignée dans son humiliation, son rejet et son abattement (« Ramassée dans la boue et la gadoue/Crachée, vomie, rejetée ») ; et la première personne du vers témoin, expression singulière dont l’individualité fait elle aussi mystère. L’attaque lyrique du vers testimonial : « Je suis… » traduirait, d’une certaine façon, une survalorisation de la forme versifiée, explicite, et sans doute en grande partie ironique, telle qu’elle est prise en ses codifications particulières (qu’elles soient celle du mètre, de la rime, ou du rythme). Elle rappelle en tout cas les vers baudelairiens de « L’Héautontimorouménos », dans leur force à la fois puissamment triviale et héroïque. L’amorce « Je suis le vers… » constituerait la déclamation et l’autoproclamation de l’existence d’une voix poétique non seulement singulière, mais autonome, voire virile, c’est-à-dire phallique, allant jusqu’à suggérer une réflexivité latente à chacun des vers du poème, gagnés par l’influence de ce vers étalon (dans tous les sens du terme). Le phénomène le plus frappant de cet incipit resterait néanmoins la superposition du masculin au féminin qui le précède, délivrant l’image d’une fusion et d’une parturition violente : celle de la « figure métrique », mi-femme, mi-vers, balayée à tous les vents de la poésie de guerre (peut-être peut-on y lire, par ailleurs, une conception de l’inspiration comme rapt – ou raptus poétique –, ou comme viol).

4Car c’est sans doute à la poésie elle-même que l’on fait d’abord violence. « Etant entendu que l’alexandrin », depuis Hugo selon Desnos, « gagne à être malmené4 », ce parangon de la mesure traditionnelle trônerait ici, vaincu et vainqueur à la fois, au milieu d’un champ de bataille qui est un champ de ruines, c’est-à-dire d’une poésie dévastée, « vomie, rejetée », portée par une prosodie éclatée, voire violée, dans une contradiction abyssale qui la voit à la fois « baiseuse et violatrice » (v.11), victime et origine de ses tortures et de ses dislocations. Dans ce poème, le rapprochement des forces de la nature (mesure et démesure associées), et de la violence physique imposée à un corps, féminin d’abord, incarné en une voix masculine ensuite, sous la figure d’Orphée, lui-même martyrisé et mis à mort sauvagement par les femmes thraces, gagnerait à être entendu comme un retour primitif à un état catastrophique du monde, soumis aux lois de la palingénésie, de la renaissance constante des choses et des êtres. Il faut donc ratisser large dans le terreau pourrissant de l’histoire de la poésie, et notamment d’une poésie lyrique livrée tout entière au sentiment. Où l’on voit que ce spectre poétique, à savoir la lyrique amoureuse, constitue, pourrait-on dire, un marqueur provocant du discours d’art poétique.

5Comment alors mieux comprendre l’articulation entre cet apparent travail sur la tradition d’art poétique et le spectre du viol ? Nous nous proposons d’éclairer l’interprétation de la figure féminine de l’« Art poétique » par celle de l’héroïne ovidienne du Bain avec Andromède, poème datant de 19445, publié à petit tirage, avant d’être repris, en 1975, dans Destinée arbitraire. S’y construit l’image d’une baigneuse, au sillage érotique, qui devient le centre d’une légende paradoxale. La dramatisation que nous avons vue à l’œuvre dans l’art poétique, nous permet, dans le Bain avec Andromède, de souligner l’importance de cette figure féminine, littéralement « celle qui dirige les hommes », à la fois centrale et maintenue comme à la marge du poème, à laquelle est prêtée une faculté de discourir, une autorisation au dialogue, comme si pouvaient enfin converser poésie et poète. En tant que « vierge au bord du réel, rêvant de viol, à la fois intensément incarnée et projetée dans une vaste symbolique du monde6 », Andromède7 verra le passage d’une aube à une autre. Le lecteur, quant à lui, voit s’y produire la « naissance [d’un] monstre », le « ventre palpitant de désirs8 », tapi dans le paysage du monde, d’où s’exhale un « souffle bientôt rugissant9. »  

6Le supplice d’Andromède contient une forte signification métapoétique ; la fille de Cassiopée exprime, pour ainsi dire, la puissance du désir de poésie, voire la physique propre à la poésie, à travers sa rencontre avec la puissance du monstre, jusqu’à ce que la victime déclare, « par volupté », vouloir « prendre la forme10 » de son maître. C’est l’alliance de l’interprétation du désir et du passage à l’acte que cherche à dire Desnos dans ses notes sur Calixto :

« Les rapports de la poésie avec l’amour. Physique de la poésie. Ressemblance entre l’inspiration et le désir. Mais le meilleur poème n’assouvit pas son auteur11. »

7Au-delà de l’allusion à la métamorphose ovidienne, intertexte probable du Bain, on voit la métaphore de la recherche poétique, donc érotique, de la Forme : Andromède, figure de la poésie « en proie au monstre », évoque le toujours douloureux combat de la mise en forme poétique, dans un arrachement constant à la viscosité d’une boue langagière, qui peut rappeler les coulées mentales et verbales de l’automatisme. Il est intéressant d’observer, par ailleurs, que le discours d’Andromède, « en proie au monstre », devient lui aussi infiniment paradoxal : la suppliciée devenant à la fois monstre du monstre, « image symétrique » de ce dernier, « réplique » spéculaire, « rivale lubrique », dont le sort est de poursuivre le monstre, pour, dit-elle : « sentir [son] souffle à [sa] suite12. » Cette confusion des rôles, de la victime et du bourreau, de la proie et du maître est rendue palpable dans la réponse de celui-ci, où se dessinent certains des termes de l’art poétique, lorsque le monstre affirme être « le maître et [son] vouloir », et ne s’embarrasser « ni d’un viol,/Ni d’accordailles, ni de noces13. » Aimer le monstre, lui rendre souffle pour souffle, serait l’une des façons de renvoyer à l’imaginaire d’un art poétique aux visées émancipatrices.

8L’image du monstre servirait donc de moteur à cette vision palpitante de la poésie. La représentation du corps érotique d’Andromède, devenue véritable « témoin du souffle de [son] maître », signalerait une ductilité de la poésie toute particulière, mythique, comme le corps de l’alexandrin, dans l’art poétique, entre en tension avec le statisme de tout ce qui « pourrit […] au pied des chênes14. » A travers la construction du mythe, grâce auquel est introduit l’imaginaire de la poésie dans la poésie elle-même, c’est la « destinée arbitraire » non seulement du poème, et de chaque poème, mais de la poésie elle-même dont le poème est porteur.

9Car le « vers témoin » rappelle aussi au lecteur le poids d’un héritage. Tandis qu’Orphée, devenu femme à son tour par émasculation, chante la « gorge à vif » (v.58), exposant ainsi son organe – de même que le poème s’exhibe à travers son vers refrain –, le souci du déclin, la prise en compte d’une décadence inexorable, voire d’un pourrissement infini du monde, resteraient bel et bien présents, lorsque sont laissés derrière soi les « rossignols époumonés » de l’histoire de la poésie, absurdes compagnons de « colibris » sans ascendance littéraire. La forme délirante prise par ce poème d’art poétique correspondrait ainsi pour partie à l’un des principes exposés par le poète dans ses notes de poétique, selon lequel tous les projets de la poésie se mesurent « à longueur de la vie15. » Les dérives de l’imaginaire révèleraient la puissance infiniment autogénératrice du poème, dans une sortie ironique et violente de l’histoire, en toute conscience de la trivialité des explorations, voire des perforations suggérées.

10Desnos tenait pour parentes la poétique et l’érotique : le poème d’art poétique serait moins l’outil de la poétique comme de l’érotique, que le moyen d’expression d’une limite provocante, la plus provocante peut-être, où puisse se tenir la poésie. La violence de celle-ci rappellerait, à cet égard, l’un des vers polémiques de Victor Hugo, dans sa Réponse à un acte d’accusation : « Je violai du vers le cadavre fumant16», comme si, pour ainsi dire, le vers, dans le poème de Desnos cette fois, retournait contre lui-même sa propre puissance et son propre enivrement. Le poème est ainsi, figuralement, déchiré, mais l’on y perçoit que « greffé langue à langue / l’amour s’y tient / comme le souffle / à l’intérieur du cri17. » Il paraît ainsi difficile de ne pas faire appel enfin à ces mots de Bernard Noël, pour conclure sur cet « Eros risqué outre », dans l’« Art poétique » de Desnos, qui serait donc moins une défense et illustration de l’art d’aimer (même avec violence) la poésie, qu’une « défense de savoir » « l’amour la poésie », pour reprendre cette fois les mots de Paul Eluard. Les ébats de la poésie, ici figurés dans l’outrance (c’est-à-dire dans le « risque » pris de passer « outre » les codes et les formes), nous renverraient au débat qu’anime son nom, voire à la poésie comme « nom d’un débat18 ».