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Voir l’exception. Existe-t-il des chefs-d’œuvre dans l’art et la littérature au Maroc ?

Voir l’exception. Existe-t-il des chefs-d’œuvre dans l’art et la littérature au Maroc ?

Publié le par Romain Bionda (Source : Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Rabat)

Voir l’exception. Existe-t-il des chefs-d’œuvre dans l’art et la littérature au Maroc ?

Dates à retenir

- Délai de rigueur pour la soumission des propositions de contribution (max. 250 mots) accompagnées d'une courte notice biobibliographique: 30 novembre 2016.

- Réponse des responsables de la publication : 20 décembre 2016.

- Envoi des textes : 31 janvier 2017.

- Publication : septembre 2017.

Contacts 

 

Une notion inconsistante

Masterpiece, Meisterwerk, capolavoro, obramaestra, obra-prima, etc., le mot « chef-d’œuvre » existe dans toutes les langues et toutes les cultures. Mais, constamment fluctuants, subjectifs et inaptes à faire consensus, son sens et l’aura intellectuelle qu’il véhicule sont  étroitement dépendants des transformations des critères de goût et de jugement et de l’évolution de l’Histoire et des sociétés à travers le temps et l’espace. Désignant au 12ème siècle  des « ouvrages que faisait un aspirant ou une aspirante pour se faire recevoir maître ou maîtresse dans le métier qu'ils avaient appris » (Littré), ce n’est que pendant la Renaissance que le mot s’introduit dans le domaine des arts, pour qualifier des œuvres supérieures faisant preuve de virtuosité et de perfection et condensant les canons de beauté de leur genre. Avec la naissance de l’esthétique et la fondation de nombre de musées dans l’Europe du 18ème siècle, le développement des discours sur les beaux-arts, la musique et la littérature au 19ème, les mutations spectaculaires de la muséologie et la mise à l’épreuve de la notion d’œuvre au 20ème, le terme « chef-d’œuvre » s’expose à une prolifération d’acceptions psychologiques, esthétiques et institutionnelles qui, le dépossédant de sa force d’appel et de séduction, en transforment la signification, selon le mot de Hans Belting, en une « idée fantôme », une notion aérienne et indomptable exigeant sans cesse de nouvelles possibilités d’approche et de questionnement.  Précédées du livre de Kenneth Clark, What is a masterpiece ?, plusieurs études publiées depuis l’année 2000, consacrées aux différentes formes de création artistique, tentent de répondre à cette même question en montrant non seulement les caractères exceptionnel et emblématique de certaines œuvres, mais aussi l’influence d’œuvres considérées comme majeures sur l’histoire des arts et de la réception artistique[1]. Ces différentes tentatives de médiation et d’éclairage, aussi pluridisciplinaires et désintéressées soient-elles, se condamnent à des réponses qui se déconsidèrent les unes les autres, érudites et contestables, savantes et embarrassées, fascinantes et rebutantes, toujours contradictoires ; et ce en raison de cette aporie que constitue l’idée d’excellence en art, délestée en permanence de toute consistance permissive.

Des critères discutables

Les déclarations des écrivains, des artistes, des lecteurs et des spectateurs ainsi que les démonstrations des intermédiaires de la culture s’accordent à attribuer au chef-d’œuvre des critères qu’il n’est pas toujours difficile de démentir. D’abord, le chef-d’œuvre est immortel; il transcende les époques, indifférent aux variations historiques du goût. Mais les fréquents phénomènes de redécouverte et de dévaluation des œuvres, exemplairement explorés dans La Norme et le caprice de Francis Haskell, prouvent que la valeur du chef-d’œuvre est loin d’être immuable. En témoignent les drames de Shakespeare et les tableaux de Vermeer, presque complètement ignorés au 18ème siècle, ainsi que Le Grand Cyrus de Melle de Scudéry, roman inégalable selon les hommes de lettres du 17ème siècle mais depuis longtemps tombé en désuétude. Depuis Hegel, il est aussi communément admis que le chef-d’œuvre est universel, faisant l’objet d’une reconnaissance unanime à travers le monde. Un essai de François Jullien, Eloge de la fadeur, remet en question ce critère en montrant que, si l’occident hérite du goût romantique de l’excès et du bizarre, c’est plutôt la légèreté et la platitude qui, dans la culture chinoise, s’érigent en qualités esthétiques recherchées. Concentré de perfection et de savoir-faire, le chef-d’œuvre est souvent considéré comme immédiatement identifiable, déployant sa puissance d’étonnement dès sa première rencontre avec le public. Mais comment expliquer que des artistes et des écrivains incontournables, Botticelli, Janacek ou Kafka, ne soient estimés que des siècles ou des décennies plus tard ; que l’institution culturelle procède même à la construction de chefs-d’œuvre en décidant que tel ou tel artiste, déjà connu, est « chef-d’oeuvrable »[2] ? D’autres critères, non indiscutables, sont du moins plus consensuels, fondés sur une observation objective de l’expérience artistique et littéraire. Le chef-d’œuvre se reconnait à son effet paradigmatique, il tire sa capacité de synthèse et d’impact de ce qu’il est l’œuvre la plus signalétique d’un style, d’une pratique artistique ou des préoccupations esthétiques d’une époque. Il est aussi incessamment interrogeable, d’une portée inépuisable, « assez ambigu, comme l’affirme Neil Mac Gregor, pour soutenir des interprétations non seulement différentes mais contradictoires ». L’histoire montre également que l’une des caractéristiques les plus infaillibles du chef-d’œuvre est son pouvoir séminal. Il est catalyseur de création, aiguillon d’imaginaires actifs, fécondant des œuvres qui le réinventent dans d’autres disciplines que la sienne propre. Enfin, le critère essentiel du chef-d’œuvre est son originalité, qui consiste notamment dans cette part de risque, de destruction et de rupture radicale avec ce qui précède, le dotant d’un mystère inaccessible à l’appréciation générale. Selon Charles Dantzig, le chef-d’œuvre « invente sa propre catégorie. Les critères habituels de jugement lui sont inadaptés ».

Du chef-d’œuvre au Maroc

Qu’en est-il du chef-d’œuvre dans la culture artistique et littéraire marocaine ? Il est à la fois tentant, ambitieux et légitime de poser la question, plus en vue d’inviter à considérer la création au Maroc à l’aune du « grand contexte »[3] qu’en raison d’un souci de valoriser la production intellectuelle nationale ou d’un désir de primauté au sein d’une question à ce jour jamais formulée scientifiquement. En effet, au Maroc, la notion de chef-d’œuvre est plus familière aux milieux du football ou de l’athlétisme qu’à la scène culturelle. Des tentatives de susciter un tel intérêt ont cours, mitigées et atones. L’édition littéraire et l’édition d’art proposent des anthologies de textes ou de réalisations artistiques, mais, forcément subjectifs, les choix ne s’y opèrent qu’en fonction des bibliographies et iconographies disponibles, heureusement connues des auteurs. En architecture, la beauté comme le récit des œuvres est plus un sujet de presse touristique que de débats intellectuels. Des sélections des meilleures chansons circulent, mais façonnées, sinon par des marchands ambulants, par des maisons de distribution contraintes d’enregistrer selon la capacité en octets du CD-Rom ! Une réflexion concentrée et édifiante s’impose, qui donnerait le départ à de nouvelles perspectives de considération de l’art et de la littérature pratiqués au Maroc, investie d’une curiosité scientifique constante et, regard objectif sur le travail des écrivains et des artistes, capable de fournir à la fois les raisons et les moyens d’y reconnaître des productions exceptionnelles.

Mais, question inévitable, des œuvres exceptionnelles marocaines, en existe-t-il ? Quelles seraient-elles ? Certes, l’élite intellectuelle comme la culture populaire ont mythifié certaines œuvres, intouchables, consacrées par le temps, les transformant en repères d’identité culturelle. C’est le cas des romans Le Passé simple et Le Pain nu, des longs métrages Ali Zaoua et La Symphonie marocaine, des dramatiques Al Harraz et Charrah mallah, de chansons de Houssine Slaoui, de Nass El Ghiwane ou d’Abdelhadi Belkhayat, de tableaux de Jilali Gharbaoui, d’Abbas Saladi ou de Farid Belkahia. La liste serait interminable et s’étendrait à toutes les autres activités artistiques. Mais, vecteurs d’admiration unanime, ces œuvres sont-elles des chefs-d’œuvre ? Et si elles l’étaient, serait-ce pour leur valeur de précurseur, d’initiateur, leur perfection technique, leur beauté insaisissable, leur soupçon de provocation, leur rapport au contexte sociopolitique, leur acuité subversive, leur prix aux ventes aux enchères internationales ? Serait-ce plutôt pour leur signification éthique, leur résonnance avec le drame de l’auteur, leur statut de marqueur de culture, leur rareté de pourvoyeur de fierté et d’enchantement collectifs ? Attestée d’une décision socio-historique conventionnelle, la supériorité de ces œuvres ne serait-elle pas inhibitrice, rendant inutile ou dérisoire toute recherche constamment actualisée d’éventuels chefs-d’œuvre qu’à des années d’intervalle, elles empêchent de voir ? Le marché de l’art mondial fait grand cas de certaines peintures ; des chansons et des romans décrochent de prestigieux prix à l’échelle continentale et internationale. Est-ce une preuve de leur excellence ? Parallèlement, des œuvres moins connues, abîmées dans l’ombre de l’anonymat et de l’indifférence, ne prétendraient-elles pas plus sûrement au statut d’exception ? Dans le domaine littéraire, on se souvient que L’Hôpital, récit d’Ahmed Bouanani, qualifié aujourd’hui de livre unique après sa réédition en France et le flamboyant regain d’intérêt dont jouit depuis l’héritage du polyartiste, était méconnu des lecteurs pendant une vingtaine d’années. On connait aussi le sort des manuscrits de Mohamed Leftah, tous publiés en quelques années, coup sur coup, par les éditions La Différence, après avoir été, longtemps avant, refusés par plusieurs éditeurs autochtones. Il en est de même quant à la peinture de Mohamed Hamri ou d’Ahmed Yacoubi, très prisée par les collectionneurs aujourd’hui, après avoir été oubliée pendant plus de quatre décennies. La création littéraire et artistique étant fatalement prise entre valorisation intéressée et ignorance volontaire, entre ovations élitistes et inefficacité médiatique, il existerait nombre d’autres exemples, des œuvres réalisées hier ou aujourd’hui mais qui ne seront estimées à leur juste valeur que demain - ou plus tard. Tributaire des dialectiques de reconnaissance et d’oubli, d’exaltation et de dépréciation, d’appropriation individuelle et d’adhésion collective, la notion de chef-d’œuvre n’en reste pas moins l’une des mesures d’évaluation les plus irréfutables des dysfonctionnements et des prouesses de l’institution culturelle.

Une action culturelle

La Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Rabat et le Laboratoire Littérature, Art et Société qui lui est affilié envisagent de publier un livre collectif qui se veut un espace de confrontation de réponses à ces interrogations. Ce collectif sera le premier de la collection « Etudes marocaines » créée par les deux institutions. Les textes dont il sera composé aborderont les différentes pratiques artistiques, littérature, arts visuels, cinéma, musique, arts populaires, arts de la scène, etc. Interartistique, de vocation à la fois universitaire et culturelle, le projet sollicite des contributeurs de plusieurs domaines, écrivains, artistes, intermédiaires de la culture, chercheurs en littérature, en sciences de l’art, en sciences humaines et sociales, en études culturelles… Des textes sur le concept ou le statut du chef-d’œuvre au Maroc sont attendus, mais leur seront préférées des réflexions consacrées aux œuvres, portant sur un roman, une peinture, un film, ou sur des travaux relevant de plusieurs arts, l’objectif de l’ouvrage étant non seulement d’explorer le rapport de la culture marocaine au chef-d’œuvre, mais surtout de dire en quoi certaines œuvres sont plus exemplaires ou plus essentielles. Les choix d’œuvres que partageront les contributeurs seront personnels et s’exprimeront peut-être sur le ton de la confidence, mais la priorité sera accordée aux propositions soucieuses d’argumentation et d’effort de conviction objectif, des essais de démonstration qui apprêteraient de nouvelles manières de voir et d’approcher certaines œuvres connues ou jusque-là invisibles. Hommage scientifique et intellectuel à la création marocaine, le livre a l’ambition d’une action culturelle, à même de participer à l’abolition des idées reçues, de combler la vacance des discours et d’impulser une conscience lucide du rayonnement de plus en plus prometteur de l’art dans la société contemporaine. La notion qui en fait l’objet l’exige et s’y prête : le chef-d’œuvre, affirme Charles Dantzig, « est une rupture dans la monotonie de l’utile ».

Youssef Wahboun

Laboratoire Littérature, Art et Société

 

 

 

[1]Les trois publications suivantes sont parmi les plus récentes : Charles Dantzig, A propos des chefs-d’œuvre, Paris, Grasset, 2013 ; Pauline Pons et Christophe Meslin, Comment distinguer un chef-d’œuvre d’une croûte ?, Paris, Palette, 2013 et Val Williams , Andy Pankhurst et Lucinda Hawksley, Pourquoi est-ce un chef- d'œuvre ?, Editions Eyrolles, 2015.

[2] Le mot est emprunté à Guy Cogeval.

[3]L’expression est empruntée à Milan Kundera.