Essai
Nouvelle parution
M. Macé, Le Temps de l'essai

M. Macé, Le Temps de l'essai

Publié le par Jean-Louis Jeannelle

Marielle Macé, Le Temps de l'essai. Histoire d'un genreen France au XXe siècle

Paris, Belin,collection L'Extrême Contemporain, 2006, 361 p.

EAN : 9782701141954
19 €

Compte rendu de cet ouvrage par Patrick Sultan : Le moment essayiste de la prose française.


Présentation de l'éditeur :

La littérature, au XIXe siècle, avait confié au roman l'essentiel de son entreprise de savoir. Ce livre construit l'histoire du genre qui en a pris le relais au long du XXe siècle : de Péguy à Benjamin, de Thibaudet à Bataille, les écrivains ont demandé à l'essai d'occuper l'espace que les discours savants disputaient désormais à la littérature. Cinq moments, souvent des duels, scandent cette histoire. Bergson (contre Benda), Gide (en nouveau Montaigne), Breton, Sartre (contre Bataille) ou Barthes en sont les héros privilégiés ; ils ont maintenu un équilibre fragile, celui de «l'engagement de la pensée dans la forme». Notre présent vient après coup : les ressorts ont momentanément cédé, l'essayisme « d'utilité publique » se défait, pris entre des exigences impossibles à concilier.

Ce livre date une question, situe des positions dans la culture et met au jour un corpus essentiel à notre mémoire littéraire. Le récit qu'il propose est mené en sympathie avec un objet mobile, impatient, séduisant ; il ressaisit nombre de chefs-d'oeuvre, mais dévoile aussi des anachronismes qui incarnent toute la difficulté de la situation moderne de la littérature.

Sommaire

I. Mémoire du genre

Montaigne, ou le comble du genre
Invisibilité de l'essai ?
Scénarios d'institution générique
Valeurs du genre


II. Autour de la NRf : « La Comédie de l'intellect »


La querelle du savant et de l'essayiste
La NRf ou le « parti de Montaigne »
L'institution du genre
Le « lyrisme idéologique »



III. Sartre et Bataille : « Ce mélange des preuves et du drame »

Sartre-Bataille, le « pas de deux »
Gracq lecteur de Breton
Sartre : une nouvelle langue de l'essai


IV. 1957-1980 : « L'analyse le dispute au romanesque »

L'essai – « le déjà fait »
« L'art du commentaire »
Vers le roman


V. L'orgueil de la littérature – un épilogue

La fin d'une culture ?
Le Cabinet des lettrés

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Extrait de l'Introduction

Certains rendent les choses transmissibles (tels les collectionneurs, natures conservatrices), d'autres rendent les situations exploitables, et pour ainsi dire citables : ce sont les caractères destructifs. W. Benjamin.

Ce livre construit l'histoire d'un genre littéraire dont l'exercice s'est confondu en grande partie, au xxe siècle, avec celui de la pensée : de Péguy à Sartre, de Gide à Blanchot, de Valéry à Barthes, les écrivains ont confié à « l'essai » le soin de maintenir le rôle de la littérature dans la pensée, au moment où les sciences humaines semblaient l'en déposséder, et longtemps après que la prose littéraire eut rompu avec la rhétorique. Un risque d'obsolescence marquait désormais, plus ou moins explicitement, l'évolution de la prose d'idées. Dans cet espace littéraire autonomisé, séparé, et dans un rapport de plus en plus difficile avec le discours savant, quelle pouvait être la réplique des essayistes ? Elle a consisté en l'affirmation d'un « style de pensée » propre à la tradition littéraire, et à l'illustration de l'essai comme chef-d'oeuvre de l'histoire française. Sa promotion éclaire donc un « moment » de l'histoire de la prose, date une question et affirme une valeur.

Voilà un siècle où la littérature a fait de la pensée son affaire. Cette « transformation de la parole discursive » a constitué aux yeux de Barthes[i] l'essentiel de ce moment intellectuel. La période est homogène : je souhaite montrer que c'est le temps de l'institution de l'essai en France. Le mot existait, bien sûr ; si l'essai s'est institué, c'est que les essayistes avaient la mémoire courte, du moins qu'il devaient mettre entre parenthèses une partie de l'histoire du genre pour le réinventer, et l'accorder à l'actualité d'un problème. Il me faudra établir les conditions de cette relative invisibilité de l'essai au seuil du xxe siècle : ce nom de genre, pourtant très répandu dans les titres dès le xviie siècle, identifié comme forme suffisante dans d'autres espaces nationaux ou dans d'autres champs, disponible depuis Montaigne dans le répertoire générique français (mais réservé en quelque sorte à cette oeuvre première qui « valait » le genre, véritable « hapax » dans le passé de notre prose), n'a acquis que progressivement en France une visibilité, une pertinence générique et une valeur littéraire. L'impulsion viendra d'ailleurs d'un changement de statut du nom lui-même, véritable événement générique dont il faudra restituer la force de reconfiguration.

L'histoire de cette institution se joue dans plusieurs espaces : à la frontière de la littérature et de la rhétorique, à la frontière de la littérature et des discours de savoir, mais aussi, à l'intérieur de la littérature, à la limite d'autres genres mieux identifiés, dans leurs recouvrements et leur distribution respective. Quelque chose était à conquérir dans l'essai au début du xxe siècle, il a fallu plusieurs décennies pour qu'il devienne un repère générique, mordant nécessairement sur le territoire des autres genres. On a par exemple assisté, dès les années 1910, à un chassé-croisé étonnant entre les formes ; cette vérité, « naguère encore connue d'un tout petit nombre de grands aristocrates », l'idée selon laquelle « depuis cent ans, c'est la Poésie et le Roman qui sont les ouvrages sérieux, et l'Histoire et l'Étude les ouvrage frivoles – est maintenant admise de tous les lettrés »[ii], écrivait Larbaud en 1912. Science et figure, savoir et fiction, essai et roman ont en quelque sorte, en ce début de xxe siècle, échangé leurs situations, leurs fonctions, leurs valeurs. C'est bien ce que suggère la curieuse formule à laquelle se résume la première occurrence du genre « essai » dans les lieux de classements, l'entrée du même nom dans un volume du Catalogue de la librairie française rédigé lui aussi en 1912 : « Essais. Voyez Romans ». En 1935, Thibaudet écrivait encore : « Pour quatre-vingt-dix-huit lecteurs sur cent, la littérature, c'est le roman. […] Moralistes, critiques, essayistes sont obligés, malgré Minerve, de s'exprimer à certaines heures sous forme de roman. […] En particulier, il est rare que l'essayiste n'incorpore pas à ces essais (à ces volumes d'essais qui font parfois un rayon de bibliothèque) des mythes, comme Platon, […] déposés du dehors dans les marges d'une intelligence critique »[iii].

« Essais. Voyez Romans » : la formule marque sans doute un tournant dans l'histoire littéraire, une sorte d'événement générique, elle dit qu'un genre est en train de pousser les autres, qu'il doit se faire une place depuis l'intérieur de la littérature. Il faudra attendre le volume 1922-1925 de ce fameux Catalogue de la librairie française, publié en 1945, pour voir s'imposer durablement une entrée Essais ; toutes nos histoires littéraires lui font aujourd'hui une place, parfois même la place excessive, affirmée polémiquement, que l'on accorde à un objet récemment reconnu. Si l'histoire de l'essai au xxe siècle prolonge et transforme une entreprise qui avait été portée au siècle précédent par le roman, c'est que l'enjeu de ce réinvestissement réside bien dans la relation entre littérature et discours de savoir : l'essai, défini comme « la rencontre d'une idée, d'un grand esprit, et d'une écriture »[iv], s'est offert comme une écriture légitime de la pensée, un discours de savoir non assujetti, à l'épistémologie décrochée ; il incarne une tentative de reconquête du territoire de la pensée, une réponse spécifiquement littéraire à de nouvelles « inquiétudes » intellectuelles, le maintien de la littérature dans la construction du savoir.

Pour construire cette histoire générique, j'ai observé quelques moments de modulation des représentations de l'essai, configurations datables qui feront, plutôt qu'un récit linéaire, la marche de cet ouvrage. Le premier moment, celui des années 1910-1930 et de la NRf conçue comme le « parti de Montaigne », est le moment de l'institution générique proprement dite, marqué par des gestes de rappel généalogique, de réappropriation, d'impulsion critique et éditoriale ; la relecture de Montaigne, l'influence de Bergson, la ressaisie du nom du genre, la reconfiguration d'une histoire de la littérature française, la décision de faire de la prose abstraite ce qui lui appartient en propre, la promotion de certaines formes littéraires, la redéfinition des fonctions de la littérature et de sa capacité philosophique…, répondent au risque de marginalisation de la littérature dans le domaine de la pensée, et posent des principes qui seront réactivés dans toute la suite de l'histoire du genre. Les débats opposant jusque dans les années 1940 le « Parti intellectuel » et les défenseurs du « lyrisme idéologique » fixent en effet des positions étonnamment durables.

Le deuxième temps s'enracine dans une querelle autour de l'essai opposant en 1943 Sartre et Bataille, qui participe à la constitution rétrospective de filiations et de la définition de normes nouvelles pour l'essai littéraire. Si le premier moment était fait de convergences, celui-ci ressemble à un duel. La catégorie qui fonctionnait vingt ans auparavant comme argument de littérarité et recherche d'une « prose française », est devenue un instrument polémique permettant aux écrivains de penser les relations entre le domaine littéraire et celui de la spéculation. Sartre a ici un statut de pivot : voyant ou croyant voir en l'essai « nrf » le conservatoire d'une « langue morte », celle du « parler glacé des beaux esprits », il est à la fois le critique le plus efficace de ce chef-d'oeuvre de la « prose française », et le dernier à la pratiquer.

Le troisième moment signe l'entrée du genre en théorie à partir des années 1960 ; il établit le constat d'un achèvement relatif du phénomène d'institutionnalisation ; l'essai, sa généricité et sa littérarité, constituent désormais une sorte de « donné » de l'histoire des formes, catégorie à la fois dramatisée et banalisée, dans un espace intellectuel considérablement transformé, qui oblige à poser la question de l'essai depuis l'autre bord, c'est-à-dire depuis l'écriture de la science ; Barthes en est la figure centrale ; la réinterprétation de son parcours marque les succès d'un genre momentanément identifié au prestige de la Théorie ; mais elle incarne aussi le déplacement progressif de l'essai, ou sa dérive, vers un besoin de plus en plus affirmé de « romanesque ».

Les dernières décennies n'ont pas atténué le pouvoir structurant de ces lignes. Le phénomène de recomposition du paysage s'est plutôt stabilisé et étendu : attraction littéraire de l'exercice de pensée, la transformation « pathétique » du style d'idées se maintient ; mais elle se maintient dans une lutte à armes inégales contre le passage de l'essai aux médias et la banalisation d'un « discours d'importance », dans un genre regardé du dehors. Ce quatrième moment a, pour notre histoire, un statut d'épilogue : il marque « l'apaisement d'une turbulence » et le refuge de ce que Thibaudet a appelé « l'essayisme d'utilité publique » dans des petits textes précieusement réfléchissants, rhétoriciens et érudits, mais dissociés de la fonction critique qui avait nourri le genre.

En amont de ces chapitres, je ménagerai un temps d'exploration de « l'espace des possibles » de l'essai tel qu'on peut le reconstituer au seuil de son institution. Cet espace est fait de valeurs, de figures et de savoirs dont le genre est susceptible de se charger, mais aussi d'un répertoire de places successivement occupées, manquées ou disputées dans le champ littéraire, et dans d'autres histoires nationales. Il est en partie superposable à ce que j'appellerai la « mémoire » du genre : Montaigne plutôt que Bacon, Rousseau plutôt que Voltaire, le « lyrisme idéologique » plutôt que les formes sociales de l'argumentation… c'est un récit de préférences que les essayistes du xxe siècle ont su modeler à leur usage pour donner sens à leur propre entreprise.

Quel souvenir garde-t-on de la lecture de ces essais ? Lorsque Gracq se rappelait ce qui lui restait de La Chartreuse de Parme, il énumérait quelques scènes de hauteur, concentrés de romanesque et provocations au désir[v]. Soumis à la même épreuve, les essais offrent moins des événements que des discours mobiles : précipités d'idées, images saisissantes, scénarios vraisemblables, données de la culture frappées en arguments et désormais citables. De La Trahison des clercs, il nous reste au moins un titre, qui constitue à lui seul un discours sur l'Histoire ; de L'Espace littéraire, un retour sur le cheminement d'Orphée ; des Fleurs de Tarbes, un tourniquet de terreur et de rhétorique ; de La Chambre claire, le punctum et l'image du Jardin d'hiver. Le « traître » de Péguy, « l'horloge » ou le « cône » de Bergson, la « coquille » de Valéry, la « dépense » de Bataille, le « garçon de café » de Sartre, le « pli » de Deleuze… autant de concrétions de savoir et de style que le lecteur souligne, prélève d'un texte lu « en levant la tête »[vi], et qui pourront lui servir d'agents de liaison ou de raccourcis de pensée. Ce phénomène décide de l'échelle du genre, du plan où les essayistes situent leur recherche du vrai et leur travail du style ; la prose d'essais peut en cela se définir, selon une expression de Pascal à propos de Montaigne, comme « ce qui se fait le mieux citer ».

Ces « idées-phrases » inventées par les essayistes, liaisons indissolubles d'un sujet et d'un objet, ont été vécues comme irréductibles aux disciplines constituées, à l'image d'une rhétorique qui n'aurait valu qu'une fois et pour un seul, et dont le texte se serait ordonné, selon le voeu de Mallarmé, aux « rythmes immédiats de pensée ». Genre éminemment culturel, l'essai incarne au long du siècle ce désir d'un réengagement de la pensée dans les formes. C'est peut-être même, précisait Barthes en 1978, « une définition topique de l'écriture (de la littérature) opposée à la Science : ordre de savoir où le produit n'est pas distinct de la production »[vii]. Chaque essai doit ainsi dévoiler son temps d'écriture et la durée de ses propositions, « rythme amoureux de la science et de la valeur »[viii]. L'ombre de Bergson plane sur l'histoire moderne de l'essai, lui qui, en s'attardant sur notre vie intérieure a tourné le regard vers « ce que devient la connaissance quand on y réintègre les considérations de durée »[ix]. Les exigences qu'il a formulées pour la prose d'idées ont donné l'exemple d'une réoccupation de l'espace de savoir disputé à la littérature par les spécialités ; elles marquent le début d'un siècle d'interrogation littéraire sur les « styles de pensée ».

C'est donc le temps d'un genre qui s'ouvre ici, que l'on pourrait appeler le « moment essayiste de la prose française », celui où la pensée s'est confiée à un travail du style. Autour de l'essai s'est développé un rythme culturel original ; on verra qu'il repose à la fois, pour reprendre les mots de Benjamin, sur le souci « destructif » de la novation intellectuelle et sur celui du « citable », des trouvailles laissées à l'avenir de la lecture et aux usages d'une communauté – flèches lancées par un penseur et ramassées par un autre, comme le dira Deleuze ; au meilleur de sa réussite, un essai « augmente la durée » de ses pensées, dira Valéry, mais peut rester une entaille « légère et provisoire sur le tronc du savoir »[x] ; cette circulation d'idées mémorables, entre invention et répétition, essaimage et attardements, prendra sens au cours de notre récit. Faite de prospections et de recommencements, d'évolutions et de rémanences, l'histoire de l'essai au xxe siècle incarne aussi, par la fragilité de son objet, toute la difficulté de la « situation » moderne de la littérature.


[i] Id., Critique et vérité, Oeuvres complètes, op. cit., vol. II, p. 36.

[ii] Valery Larbaud, « Léon-Paul Fargue, poèmes », De la littérature, que c'est la peine, Fata Morgana, 1991, p. 24-25.

[iii] Albert Thibaudet, « Le Roman », in « Les tendances actuelles des littératures. Les littératures de langue française », L'Encyclopédie française, t. XVII, Comité de l'Encyclopédie française, 1935, p. 17'38-5 et 17'38-11.

[iv] Cité par Christine Ferrand, « “Les Essais” chez Gallimard. Depuis un demi-siècle, au service d'un des genres littéraires les plus difficiles », Livres hebdo, vol. III, n° 26, 30 juin 1981, p. 55.

[v] Julien Gracq, En lisant en écrivant, Oeuvres complètes, vol. II, Bernhild Boie (éd.) avec la collaboration de Claude Dourguin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1995, p. 646. Michel Charles a attiré l'attention sur ce passage dans L'Introduction à l'étude des textes, Paris, Le Seuil, 1995, et forgé l'expression d'« énoncé migrateur ».

[vi] Roland Barthes, « Écrire la lecture », Oeuvres complètes, Éric Marty (éd.), Paris, Le Seuil, 1993-1995, vol. II, p. 961.

[vii] Id., La Préparation du roman, Paris, Le Seuil, coll. « Traces écrites », 2004, p. 33.

[viii] Id., « Les sorties du texte », Oeuvres complètes, op. cit., vol. II, p. 1617.

[ix] Henri Bergson, La Pensée et le mouvant, Paris, Alcan, 1934, avant-propos.

[x] Patrick Mauriès, Apologie de Donald Evans. Résurgences de la rhétorique, Paris, Le Seuil, 1982, p. 23.