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Littérature et valeurs (Le Français aujourd'hui, n° 197)

Littérature et valeurs (Le Français aujourd'hui, n° 197)

Publié le par Romain Bionda (Source : Caroline Raulet-Marcel)

Le Français aujourd'hui, n° 197 : "Littérature et valeurs"

Comme le rappellent Karl Canvat et Georges Legros (2004 : 5), « mise en scène de l’homme et du monde, de leurs rapports heureux, conflictuels ou absurdes, mais aussi travail sur les possibilités et les limites du langage, la littérature, plus sans doute qu’aucun autre art, est constamment traversée par les questions de valeurs, dans ses formes comme dans ses contenus. » Si au XXe siècle, des courants critiques comme le formalisme et le structuralisme ont cherché à évacuer la question des valeurs des textes littéraires, désormais, « la conception de l’œuvre comme agencement de formes ne répondant qu’à ses propres lois est dénoncée pour avoir nié ce qui ferait la chair de la littérature : son rapport à la vie et sa capacité à produire des émotions » (Jouve 2014). À travers le concept de « lecture actualisante », un chercheur comme Yves Citton (2007) défend la nécessité des études littéraires pour réfléchir à la société d’aujourd’hui à partir des textes d’hier. Depuis quelques années, les études littéraires accordent une place sans cesse croissante à la question des valeurs (Daunais 2010). Elle a donné lieu à des colloques ou des journées d’études (« Les valeurs dans le roman »[1] ; « Littérature et valeurs »[2] ; « Idéologie et romans pour la jeunesse au XXIe siècle »[3]) mais aussi à des ouvrages collectifs (Les valeurs de / dans la littérature, 2004).

Dans le cadre de l’enseignement du français, Le Français aujourd’hui s’est intéressé à la question dès 1995, avec le n° 110 qui portait sur « La littérature et les valeurs », relayé par le numéro 145 « Le littéraire et le social », en 2004. L’école a vite compris l’intérêt de la littérature qui est devenue « une matière d’enseignement obligatoire dans un souci d’éducation plus que d’instruction » (Canvat, 2004 : 6). Et si, comme le constatent Danielle Manesse et Jean Verrier (1995), dans une grande partie du XXe siècle, on a privilégié l’analyse linguistique, sociologique, historique pour tenter de démocratiser et de renouveler l’enseignement de la littérature, les programmes officiels préconisent depuis 1995 des pratiques qui mettent en avant la recherche du sens et donc des valeurs esthétiques et sociales qui sous-tendent les textes.

Ces valeurs évoluent au fil du temps et le début du XXIe siècle a, par exemple, vu l’apparition de nouvelles questions de société qui ont eu une répercussion sur les programmes, notamment sur les compétences sociales et civiques à l’intérieur du Socle commun de connaissances et de compétences institué par la loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’École du 23 avril 2005. Le domaine 3 (la formation de la personne et du citoyen) a fait émerger des valeurs nouvelles comme le devoir de mémoire, l’égalité filles/garçons, l’éducation au développement durable. Les programmes de 2015 instaurent quant à eux un « enseignement moral et civique » qui met en avant les valeurs de la République : « la liberté, l’égalité, la fraternité, la laïcité, la solidarité, l’esprit de justice, le respect et l’absence de toutes formes de discriminations ». Les évènements tragiques du 7 janvier et du 13 novembre 2015 font un enjeu crucial de ces préconisations. Ils appellent à une vigilance pédagogique, à « une éthique de la responsabilité » (Weber 1995 : 206) où l’enseignement de la littérature peut avoir sa place.

Faire réfléchir les élèves aux valeurs des sociétés apparait donc plus que jamais aujourd’hui comme une des missions de l’école, mais cet objectif peut poser problème dès qu’on l’associe aux productions artistiques et notamment à la littérature. Celle-ci ne risque-t-elle pas d’être instrumentalisée pour servir les objectifs – si légitimes soient-ils – de l’enseignement moral et civique ? Vincent Jouve remet ainsi en question la critique éthique initiée par Martha Nussbaum ou Paul Ricoeur[4] :

Faire de la littérature un simple instrument d’édification au service de la morale collective, c’est méconnaitre la spécificité de l’objet littéraire comme celle de la relation artistique. Non seulement la raison d’être du texte littéraire n’est pas la finalité morale pratique ; mais notre rapport aux univers de fiction est filtré par divers contrats qui interdisent de les considérer comme de simples répliques de l’univers réel. La force de la littérature est, au contraire de susciter une expérience originale en nous confrontant ludiquement à l’altérité (Jouve 2014).

Réfléchir aux liens entre littérature et valeurs, c’est également réfléchir aux valeurs esthétiques à l’œuvre dans le discours littéraire lui-même, c’est se demander dans quelle mesure l’attachement à la littérature et aux œuvres du passé et du présent peut être considéré comme une valeur essentielle dans l’enseignement du français (voire comme une valeur qui sous-tend le discours des enseignants). Cette question joue également un rôle central dans le choix des corpus proposés par l’Institution, avec là aussi des variations notables au fil du temps.

 « La littérature n’est pas qu’un discours idéologique sur le monde extérieur. Elle constitue elle-même un univers qui connait ses propres problèmes et conflits de valeurs. » (Canvat et Legros 2004 : 5-6). On pense, par exemple, au célèbre débat sur la hiérarchie des auteurs et des œuvres. Longtemps l’école a privilégié un panthéon littéraire, qui, dans la tradition humaniste, permettait de transmettre les valeurs universelles du « beau et du bon » (Houdart Merot 1995 : 8). Mais de nouvelles valeurs sont apparues à partir des années 70 (souci du pluralisme culturel, du développement de la personne et de l’esprit critique, remplacement du gout par le plaisir), qui ont entrainé des modifications dans les corpus prescrits. La reconnaissance officielle de la littérature de jeunesse contemporaine et l’apparition de listes de référence pour l’école (2002) et le collège (1996) en sont une manifestation. Cependant, face à la perte supposée des repères et des valeurs, les textes officiels définissent aussi aujourd’hui le patrimoine littéraire comme une valeur à transmettre, en tant que fondement d’une culture commune (Bishop et Benhadjin 2015).

De façon générale, l’émergence, la transmission ou la construction de valeurs ne peuvent être dissociées des démarches mises en œuvre pour aborder les textes littéraires, pas plus que de la réception qu’en ont les élèves.

Ainsi, ce numéro s’interrogera-t-il non seulement sur les valeurs que l’école a voulu transmettre ou construire à partir de la littérature, mais aussi sur les différentes manières dont la didactique de la littérature s’est emparée de ces valeurs, tant pour le primaire que pour le secondaire, et sur les tensions que peut générer cette association. Le dossier s’organisera ainsi autour de trois axes :

  • Une analyse de la relation entre l’enseignement de la littérature et les valeurs à travers les textes officiels. D’un point de vue historique, existe-t-il une évolution des œuvres prescrites et des valeurs qu’elles véhiculent ? Voit-on émerger de nouvelles valeurs aujourd’hui ? La conception du texte littéraire, les « modèles » d’enseignement ont changé au fil du temps. Quel impact cette évolution a-t-elle eu sur le rapport de la littérature aux valeurs ? Dans ce champ de réflexion, on ne se restreindra pas au seul examen des prescriptions en matière de lecture ; les pratiques d’écriture peuvent, elles aussi, être interrogées.
  • Une réflexion sur le choix des œuvres et sur les démarches pour construire ou transmettre des valeurs à partir de la littérature, qu’elle soit contemporaine ou patrimoniale. Comment la didactique de la littérature s’est-elle emparée de ces valeurs, en classe et dans les manuels scolaires ? Comment transmettre le patrimoine littéraire à des élèves d’aujourd’hui ? Comment exercer une éthique de la responsabilité sans instrumenter les textes ? Qu’il s’agisse du primaire (2015) ou du secondaire (2010 pour le lycée, 2015 pour le collège), les programmes actuels de français semblent soucieux de favoriser la prise de recul des élèves sur la dimension idéologique de toute production littéraire.
  • Une réflexion sur la réception par les élèves des œuvres littéraires et sur les « heurts » éventuels entre les valeurs des jeunes d’aujourd’hui et celles véhiculées par les textes. Qu’en est-il dans les classes ? Comment enseigner la littérature quand il y a conflit ou décalage entre les valeurs prônées par l’école et celles des élèves ? Bien que les œuvres patrimoniales soient lues et étudiées dans les salles de classes, elles peuvent être source de malentendus pour les nouvelles générations d’élèves (Ahr et Denizot 2013). Quel travail l’enseignant doit-il effectuer sur lui-même pour en prendre conscience ?

 

Références bibliographiques

AHR, S., DENIZOT, N. (2013). Les Patrimoines littéraires à l’école. Usages et enjeux. Namur : Presses universitaires de Namur, coll « Dyptique ».

BEHOTEGUY, G., CONNAN PINTADO, C. & PLISSONNEAU, G. (2015). Idéologie et romans pour la jeunesse au XXIe siècle. Modernités, 38, 2015.

BISHOP, M.-F. & BENHADJIN (2015). Les Patrimoines littéraires à l’école, tensions et débat actuels. Paris : Champion.

BRUNO, P. & ROGER, J. (dir.) (2004). « Le littéraire et le social. Visées critiques et place de l’affect », Le français aujourd’hui, 145. Paris : AFEF & Armand Colin.

CITTON, Y. (2007). Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires. Amsterdam : Éditions Amsterdam.

DAUNAIS, I. (2010). Éthique et littérature : à la recherche d’un monde protégé. Études françaises, 46-1, 63-75.

CANVAT, K . (dir.) (2004). Les Valeurs dans/de la littérature. Namur : Presses universitaires de Namur, coll. « Diptyque ».

KORTHALS ALTES, L. (dir.) (1999). « Éthique et littérature », Études littéraires, 31-3. Québec : Université de Laval.

JOUVE, V. (2001). Poétique des valeurs. Presses universitaires de France, coll. « Écriture ».

JOUVE, V. (2014). « Valeurs littéraires et valeurs morales : la critique éthique en question ». Journée d’études Littérature et valeurs. Reims : CRIMEL. https://f.hypotheses.org/wp-content/blogs.dir/1449/files/2014/03/LitVal_Jouve.pdf.

MANESSE, D. & VERRIER, J. (dir.) (1995). « La littérature et les valeurs », Le français aujourd’hui, 110. Paris : AFEF & Armand Colin.

WEBER, M. (1995). Le Savant et le politique. Paris : Plon, coll. « 10/18 ».

 

Coordination du numéro :

Lydie LAROQUE - Université de Cergy Pontoise & ESPE de Versailles (laboratoire EMA – EA 45 07)

Caroline RAULET-MARCEL - Université de Bourgogne Franche-Comté & ESPE de Bourgogne (laboratoire CPTC - EA 41 78)

 

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14 septembre 2016 : envoi des propositions de contribution, descriptif d’une page maximum, avec le rattachement institutionnel et scientifique du (des) auteur(s), un titre explicite et cinq mots-clés. Ces propositions devront être adressées par courrier électronique à lydie.laroque@free.fr et Caroline.Raulet-Marcel@u-bourgogne.fr

15 octobre 2016 : réponses (acceptation, demande de modification ou refus) transmises aux auteurs par les coordinatrices.

15 décembre 2016 : envoi des articles (première version) ; le texte comprendra environ 23 000 caractères (espaces compris) soit 4200 mots avec les notes de bas de pages, les éventuelles annexes et documents insérés. Il sera accompagné d’un résumé de vingt lignes et de cinq mots-clés (voir le fichier joint contenant les indications de rédaction et de présentation).

 Du 15 décembre 2016 au 15 mars 2017 : évaluation des articles par les relecteurs du comité de lecture, et éventuelles réécritures demandées aux auteurs.

Juin 2017: parution du numéro et envoi aux auteurs.

 

[1]    Colloque de Nancy : 5-7 mai 2010.

[2]    Journée d’études à Reims, 17 février 2014.

[3]    Colloque de Bordeaux, 3-4 octobre 2013.

[4]    Pour un dossier assez complet sur la question, voir Études littéraires, dossier sous la direction de Liesbeth Korthals Altes Pierre V. Zima, « Éthique et littérature » (1999). Disponible en ligne : http://id.erudit.org/iderudit/501244ar