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"Critique, crise, cri", par J.-L. Nancy (diakritik.com)

Publié le par Marc Escola

Mis en ligne sur le site diakritik.com le 13 mai 2016

Jean-Luc Nancy (2015)

Critique, crise, cri (unser Zeitalter ist nicht mehr das eigentliche Zeitalter der Kritik)


La critique comme principe de sélection, de discernement et distribution ou redistribution nécessite un critère et une faculté capable de discerner. Si la critique présuppose une résolution et une forme d’ordre, elle présuppose aussi des conditions et limites susceptibles d’un débordement.
 

 

1.

La critique discerne, distingue et permet de répartir les objets de pensée en recevables et non-recevables. Quelques grandes étapes jalonnent l’histoire philosophique de ce concept. Kant distingue les phénomènes (construits par des opérations d’entendement conjointes à des données sensibles) par rapport aux représentations d’un réel en soi non soumis à une telle construction. Marx distingue l’enchaînement des moments de la production, de l’échange et de l’appropriation selon les moments de l’Idée hégélienne par rapport au même enchaînement selon les conditions réelles, à un moment donné, de la propriété des moyens de production. S’il y a pour Husserl une « crise des sciences européennes » c’est parce que les sciences ne peuvent plus prétendre nous indiquer « le sens de l’existence » et qu’il faut donc distinguer ce dernier de leur scientificité. Avec la Critique de la raison dialectique Sartre désire distinguer en regard de la rationalité des sciences une « raison nouvelle » œuvrant à la « compréhension de l’homme par l’homme ». Enfin, tout au long de cette longue séquence et depuis le XVIIe siècle la critique littéraire et artistique distingue entre les œuvres qui se conforment à des programmes déjà répertoriés et celles qui créent une forme inédite, peut-être mal identifiable et toutefois reconnaissable comme douée d’une vertu esthétique.

Chacune de ces dispositions critiques engage le recours à un critère ou à un système critériologique : l’expérimentation scientifique définie par la mesure, la valeur du produit rapportée à son producteur, la vertu esthétique comme mise en œuvre d’une certaine idée du beau ou du sublime. Chacun de ces critères appelle à son tour une détermination préalable : celle de la mesure et de son calcul, celle de la valeur de l’homme en tant que producteur de sa propre existence, celle du beau ou du sublime déterminée – par exemple – du côté de l’harmonie ou bien du côté de l’irrégularité.

Le critère doit lui-même sortir d’une opération critique. Celle-ci d’un même mouvement diagnostique un conflit, une contradiction, en somme une défectuosité ou une maladie et par le discernement de sa cause rend possible la dénonciation de l’agent pathogène et l’indication du remède. Cette description médicalisante rejoint simplement, comme on le sait, les emplois des mots krisis et krinein chez Hippocrate. Le discernement, la dia-gnose de la maladie suppose une détermination de l’état sain. S’il y a bien une santé moyenne, régulière, qui se reconnaît à ceci qu’elle ne donne aucun signe particulier et qu’elle se déclare plutôt par l’absence de toute espèce de crise, on sait pourtant qu’il existe aussi des santés particulières, des physiologies ou des façons de vivre qui s’écartent de la norme sans engendrer des maladies au sens de défauts ou de menaces pour la vie. Nietzsche qualifie de « grande santé » le caractère d’une vie qui se vit comme puissance d’affirmation sans se rapporter aux normes d’un fonctionnement régulier. On pourrait montrer en sens inverse comment les représentations contemporaines de la santé, dans les pays dits développés, renvoient à des normes toujours moins définies par la puissance d’affirmation (ou par le désir, pour prendre un autre terme) et toujours plus déterminées par une durée de vie tendanciellement réduite à sa prolongation.

Le modèle médical n’a pas manqué d’être mis en œuvre pour définir une sorte de médecine critique de la pensée. On pourrait très longuement explorer l’histoire des expressions « entendement sain », « raison saine » dans la pensée des Lumières et à travers Kant jusqu’à Rosenzweig qui sans doute est le dernier à avoir employé cette notion. Kant recueille l’expression « entendement sain » comme désignation d’un état spontané et encore non cultivé, d’un sensus communis qu’il faut munir de préceptes afin de le rendre apte à la pensée. Ces préceptes sont ceux de penser par soi-même, de penser en se mettant à la place de tout autre et de toujours penser en accord avec soi-même (c’est le texte fameux du § 40 de la troisième Critique). La simple santé ne suffit donc pas : il faut lui ajouter des maximes qui procèdent d’une autre présupposition. Il y a un critère qui permet de ne pas laisser le « sens commun » au niveau du sens vulgaire de l’expression et de le hausser jusqu’à la réflexion. Ce critère est l’autonomie de la pensée. Cette autonomie, précise Kant, suppose de « faire abstraction de l’attrait et de l’émotion ». Cela, écrit-il, est parfaitement naturel dès qu’on veut produire un jugement de portée universelle.

Est-il pour autant très « naturel » d’être certain d’avoir écarté ou de pouvoir écarter tout affect d’une assertion de concept ? Cela ne peut l’être qu’à la condition d’être assuré d’un « soi-même » inaffecté. Ce « soi » comme identité logique d’un Je = Je ou bien comme identité de ce qui doit accompagner toutes mes représentations pour qu’elles soient miennes se révèle inerte et vide. Le mouvement de la philosophie à partir de Fichte consistera précisément à sortir le « Je » de cette inertie. On peut estimer qu’à partir de là se trouve perturbée la possibilité d’une critique pure, c’est-à-dire la possibilité d’un discernement assuré qui présuppose l’entière autonomie du sujet du jugement.

L’autonomie du médecin est assurée dans la mesure où la pathologie est déterminée par la médecine elle-même. En revanche l’autonomie du penseur ne lui garantit aucune espèce de médecine préalable ni par conséquent de partage entre pathologie et santé. Bien au contraire, c’est justement le pathos, l’affect, la passivité qui vont occuper de larges pans de la pensée avec Nietzsche, Kierkegaard, Husserl, Heidegger, Adorno, Levinas, Blumenberg, Derrida ou Deleuze, etc…

2.

La critique a été la marque distinctive d’une époque qu’on pourrait qualifier d’hyperactivité onto-gnoséo-logique. Un sujet s’y pose en tant que son propre acte et cet acte – sa propre déclaration, son ego sum – s’assure de lui-même par lui-même, se donnant ainsi le critère du jugement vrai. Peut-être même quelque chose de cette autonomie au sens strict (soi comme loi ou bien en allemand Gesetz als Sichsetzen) est-elle restée depuis lors indéfectiblement attachée à l’usage du mot « sujet » – j’ajouterais : jusque dans ce que Foucault a nommé « subjectivation » même si ce terme a été forgé pour éviter la consistance autopositionnelle du « sujet ».

Kant écrit que « notre âge est proprement l’âge de la critique ». Depuis la fin du XVIIe siècle en effet le mot « critique » a connu une fortune singulière dans le domaine de l’appréciation des œuvres littéraires et artistiques. Cette fortune tient à l’importance croissante, dans cette appréciation, d’un esprit de discernement et de finesse qui ne peut s’en tenir à vérifier des conformités à des règles. La critique forme à ce compte elle-même un art du fin discernement. En somme, il s’agit d’un art de pénétrer l’art, de le goûter et d’accéder au je ne sais quoi de sa production, voire de sa création.

À ce compte une époque ne peut être proprement celle de la critique qu’en étant aussi proprement l’époque d’un « propre » ou du « propre » en tant que tel, du sujet propre ou d’une appropriation absolument présupposée du propre. C’est cette appropriation que Kant présuppose à sa manière (dans la possibilité du transcendantal et bien que celle-ci constitue aussi bien un dépassement de soi qu’une appropriation) et c’est elle aussi que l’idée de critique esthétique présuppose comme son propre « je ne sais quoi » – ou par exemple comme l’ « esprit » français, le wit anglais et le Witz allemand.

Jean Starobinski a pu écrire à propos de Diderot : « La critique d’art naît en s’attribuant la faculté d’évincer l’art, de parler à sa place » (Jean Starobinski, Diderot dans l’espace des peintres, Réunion des Musées nationaux, 1991).

Toute l’histoire du mot « critique » oscille à partir de là entre deux extrémités : tantôt prévaut la finesse indéfinissable d’un discernement seul capable de discerner ce qu’il discerne, tantôt prend le dessus l’assurance d’une distinction qui se sait fondée sur un savoir ou sur un droit.

Heidegger, dans Le Principe de raison, montre comment la critique selon Kant consiste non pas à blâmer la raison mais à tracer ses limites propres ; il aboutit à déterminer cette opération comme la réponse à l’exigence du principe de raison qui assigne la raison dans la détermination ou dans la « frappe » (Prägung) de l’être comme objectité, c’est-à-dire comme corrélat de la subjectivité. Celle-ci elle-même est comprise comme conformité à une légalité : or, c’est la présupposition d’une légalité qui a engagé l’opération critique. Autrement dit, la critique conduit vers ce qui l’autorise. Heidegger ne le dit pas ainsi, mais cela peut se dégager de son texte puisque c’est justement à la distinction entre la raison comme fond (Grund) et l’être comme abîme ou tréfonds (Ab-grund) que veut conduire son analyse. Il ne s’agit pas ici de nous engager dans cette pensée : je veux seulement remarquer que la distinction entre le fond et le tréfonds ne relève plus d’une critique. Heidegger en tout cas ne dit rien de tel, il indique en revanche que la pensée doit faire un saut de l’un à l’autre.

De manière paradoxale, le saut a lieu entre deux régions qui se coappartiennent ou qui relèvent du « même » comme le dit le texte. La distinction se fait dans le même tandis que la division critique sépare des hétérogènes : l’objet-sujet du rationnel et l’analogique ou le symbolique de l’outre-rationnel.

On devrait longuement épiloguer sur la possibilité de comprendre Kant lui-même dans les termes de Heidegger (en se demandant si l’inconditionné vers lequel tend le Trieb de la raison ne serait pas un tréfonds) aussi bien que Heidegger lui-même dans les termes de Kant (en se demandant si le « jeu de l’être » n’est pas un transcendantal qui donne la condition de possibilité de la distinction entre fond et tréfonds). Il y aurait là comme un cercle entre critique et saut et il n’est pas impossible que ce cercle soit discrètement présent, de manière plus ou moins délibérée, dans le texte de Heidegger. Mais plutôt que de suivre une voie aussi contournée, il vaut mieux considérer ce qu’aura été le devenir de la critique sur la scène philosophique générale.

Si nous considérons l’usage explicite des termes « critique » et « critère » une constatation s’impose : le rappel toujours renouvelé du sens de « discernement » n’a pas empêché un recouvrement toujours plus sensible par le sens d’une évaluation. Ce glissement était en germe depuis longtemps (on peut en fait le pressentir chez Kant). L’évaluation elle-même a glissé dans le sens de la condamnation ou du reproche. Même chez les philosophes qui ont parfaitement retenu le sens kantien du tracement des distinctions on peut trouver de fréquents emplois du mot au sens de « contestation », de « récusation » ou de « condamnation ». Et le jugement (positif ou négatif) est toujours trop court.

Pensons seulement à Benjamin : « La critique est la mortification des œuvres ».

En revanche, le mot « crise » a connu un sort tout autre. Déjà Schelling fait de ce terme un usage qui mériterait une étude spéciale. Crise de la philosophie ou crise de la nature il s’agit moins d’un discernement que d’un déchirement. Le sens médical reprend le dessus sur le sens esthétique du krinein, sans que d’ailleurs il semble nécessaire, dans le cours du XIXe siècle, de s’interroger sur cette déhiscence d’une même racine. On semble en général ne pas remarquer combien la crise s’écarte de la critique. Au contraire on critique le plus souvent la crise afin de la maîtriser.

Cependant, même déjà avec Schelling mais bien plus manifestement avec la crise telle qu’elle finit par venir au premier plan chez Kierkegaard on est au plus loin de la critique qui distingue sur le fond d’une assurance. La crise survient aussi bien à l’existence qu’à la pensée ou plutôt elle est la tension d’une existence mettant en jeu et en question l’assurance de la pensée et suscitant le jaillissement d’une énergie tout autre, le saut dans ce que Kierkegaard nomme la foi. Mais on pourrait dire que cette foi, loin d’être le simple apaisement de la crise, représente plutôt le maintien de sa tension, sinon même son amplification.

C’est sans doute de là qu’est venue chez Heidegger la possibilité d’un énoncé comme celui-ci (Beiträge 173 – Traduction française : Apports à la philosophie – De l’avenance, Gallimard, 2013) : « Le Dasein est la Krisis entre le premier et l’autre commencement ». La suite explique cette formule par l’écart irréductible entre le sens métaphysique du Dasein comme effectivité de quelque chose en général et son sens en tant que « être du Da » qui « est le Da (en quelque sorte de façon active-transitive)». Si le Dasein est « Krisis », c’est donc à la fois parce que son nom porte l’écart entre l’ontologie et l’être transitif (le discernement majeur pourrait-on dire) et parce que dans son second sens il ouvre l’être en tant qu’acte – et donc verbe, «ist » plutôt que « sein » – la transitivité d’une forme singulière du « faire ».

Or, dans ces conditions la Krisis n’est pas une simple catégorie de situation critique ni de jugement critique. Elle nomme l’acte même – l’actualité, l’activité, l’action – qui porte aussi le « titre » de Dasein. Etre/faire le Da, c’est-à-dire être/faire, activer, acter ou agir l’ouverture de l’exposition existentiale.

Je pourrais dire que Adorno, le principal représentant de la « Théorie critique », pense la critique comme action, comme agir effectif parce qu’elle a affaire à la crise (nommément celle du capitalisme) et qu’ainsi elle émane de la crise. C’est aussi pourquoi chez lui la critique est aussi, ou plutôt même d’abord un acte de langage. Il ne critique pas tant à partir d’un critère qu’à partir de la crise et à travers elle.

3.

De manière surprenante – mais est-ce aussi surprenant qu’il le semble ? – on peut trouver chez Artaud une sorte d’analogon de cette actualité de crise : c’est pour lui le théâtre comme « formidable appel de forces qui ramènent l’esprit par l’exemple à la source de ses conflits ». Suivant ainsi le fil d’une catharsis médico-poétique il peut affirmer : « Le théâtre comme la peste est une crise qui se dénoue par la mort ou par la guérison. Et la peste est un mal supérieur parce qu’elle est une crise complète après laquelle il ne reste rien que la mort ou qu’une extrême purification. » (Le théâtre et son double, Œuvres, p. 521) Ce qui porte à l’analogie avec la Krisis de l’existant, c’est le motif d’une décision en acte. Ce motif comporte un élément ou un aspect transitif ou, disons-le, de transe. On pourrait examiner aussi la crise sacrificielle ou chamanique chez Bataille. On décèlerait peut-être une résonance commune : le déclenchement d’une tribulation (mot qu’on propose parfois pour traduire le mot danois le plus souvent rendu par « crise ») c’est-à-dire d’un tourment tranché par une énergie que la crise a manifestée et libérée. Le modèle médical se transforme en discernement et décision de soi par soi – c’est-à-dire ouverture à vif d’une altération et d’une exposition.

L’appropriation de soi ou le soi comme appropriation s’exapproprie, pour emprunter ce mot à Derrida.

On peut retrouver justement chez ce dernier des usages eux aussi analogues de la crise. Par exemple lorsqu’il écrit : « La dissémination déplace le trois de l’onto-théologie selon l’angle d’un certain re-ploiement. Crise du versus : ces marques ne se laissent plus résumer ou ‘décider’ dans le deux de l’opposition binaire ni relever dans le trois de la dialectique spéculative (par exemple ‘différance’, ‘gramme’ » (La Dissémination, p.32) Il n’est pas jusqu’au tour lapidaire de la phrase nominale – « crise du versus » – qui ne témoigne, avec son allusion à Mallarmé, d’un caractère tranché, soudain, emporté et violent de ce qui renverse le « versement » lui-même, déroute l’alternance et déchire la continuité.

Plus loin il parlera de « cet accroc de l’écriture qui ne se laisse plus recoudre ». La critique discernante suppose un fond sur lequel elle s’appuie pour – après avoir séparé – pouvoir réparer. Le jugement réfléchissant répare ou du moins remplace chez Kant la séparation entre objets et fins. La révolution répare ou remplace chez Marx l’écart entre la production humaine et son appropriation. La critique des sciences et des arts répare ou remplace les écarts entre les savoirs et le sens, entre les œuvres et le beau ou le sublime.

L’accroc qu’on ne peut recoudre témoigne en revanche de l’absence d’un fond, d’un appui et d’une possible résolution. Il témoigne de ce qu’on nomme « solution de continuité ». Continuitatis solutio est une expression chirurgicale – « division, désunion, séparation des parties continues (…) comme il arrive dans les plaies, les ulcères, les fractures » dit un ancien auteur (Jean-François Lavoisien, Dictionnaire portatif de médecine, 1793). La solution en tant que résolution retrouve ici son sens de dis-solution, d’absence de conclusion.

La critique présuppose son critère et par conséquent le principe d’une résolution. La crise en revanche est sans critère car elle est sans fond. Il faudrait parcourir à nouveau toute l’analyse faite par Lyotard du jugement sans critère en tant que jugement moderne. Il écrit par exemple : « il n’y a pas de volonté classique (…) il y a d’abord des critères, et puis la volonté se modèle par mimesis sur ces critères » ; en revanche, « une volonté moderne n’attribue pas sa puissance à un modèle qu’il faut respecter » (Jean-François Lyotard, Jean-Loup Thébaud, Au juste, 1979). La puissance est ainsi ce qui caractérise le jugement moderne, tandis que le classique n’est pas vraiment puissant : il fait seulement jouer la force du critère.

C’est de cette manière, peut-on ajouter, que la puissance devient « volonté de puissance » ou plus exactement Wille zur Macht, volonté tournée vers la puissance, en quête de puissance. Elle n’est donc pas assurée d’y parvenir et en même temps elle tire déjà puissance de la tension vers une puissance. Son discernement, sa discrimination et sa décision se forment dans l’acte de son désir. Peut-être d’ailleurs en restent-ils à ce désir et peut-être cela vaut-il mieux que de le transformer en un nouveau critère établi. Sans doute faut-il que l’accroc reste ouvert pour qu’il y ait effectivement ouverture.

L’accroc ouvert se nomme ou bien cri ou bien écriture – Geschrei oder Geschreiben.

4.

Ça passe de la critique à la crise et de la crise au cri ou à l’écriture qui sont deux allures possibles de l’interruption du langage, voire d’une rupture avec lui. D’une rupture avec le discours (cf. par exemple Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p.390). Plus et mieux encore : d’une rupture dans le discours ou du discours le long de son cours même.

Ce que la critique kantienne interrompait, c’était la continuité d’un discours du monde jusqu’aux Idées et des Idées au monde. Ce que la crise de Kierkegaard éprouve, c’est la nécessité de bondir là où le continu se dissout. Le cri ou l’écriture ont lieu dans ce saut. L’un et l’autre sont un tel saut ou bien dans le saut ça renvoie de l’un à l’autre. L’un résonne dans l’autre, contre l’autre, par l’autre.

Ca ne signifie pas qu’il n’y a ni jugement, ni décision. Il y a « volonté » mais en un sens qui est celui de la virtu, d’une vaillance qui s’expose et non d’une représentation qui projette sa réalisation. En ce sens elle peut vouloir l’impossible, et le vouloir en tant que tel. Elle vaut alors autant que ce qu’elle veut, elle vaut l’impossible, elle a un sens impossible.

En un sens Kant, Marx, Husserl et tous les grands critiques ont toujours déjà su que leur critère ou leur critériologie implicite était un impossible (l’inconditionné, l’homme total, le logos). Il nous incombe moins de le « savoir » à nouveau que de nous y décider et nous y exposer.

S’y exposer suppose de s’opposer au possible. S’opposer demande d’affronter et de combattre. Il y a donc un ennemi. Kant, Marx et Husserl ont eu des ennemis (la métaphysique, l’économie politique, la fatigue de l’esprit). Ils ont donc su que la critique ne doit pas être « seulement un bistouri mais une arme » (Marx). Avec Marx cette arme est devenue matérielle. « L’arme de la critique ne saurait remplacer la critique des armes ; la force matérielle ne peut être abattue que par la force matérielle » (in Critique de la philosophie du droit de Hegel).

Pourtant la critique des armes a fini par retourner le sens de son génitif : de subjectif (critique par les armes) il s’est avéré objectif (mise en cause des armes). En effet l’usage critique des armes s’est fait emporter par sa propre force dans une domination qui n’a pas gardé en elle l’arme de la critique et l’appel à l’impossible. Au contraire le surpossible, le trop possible de la domination a figé en lui l’ouverture à l’impossible. La critique par les armes a démonté l’arme de la critique. Enfin la critique des armes est devenue le commerce des armes : non seulement leur production pour de l’argent mais leur usage pour une domination exercée avant tout par la mort et sur des morts.

La crise est alors revenue mais seulement comme le nom de la division interne du trop possible : la production qui se sait ne pas produire l’homme, l’homme qui se sait ne pas s’exposer à l’impossible ou le confondre avec le trop possible. Le capitalisme devient son propre ennemi et se fait la guerre.

C’est pourquoi cette crise doit elle-même être critiquée en tant qu’elle recouvre et obture le sens de l’impossible et l’impossibilité du sens. Mais au fond cette critique est déjà faite. Elle ne cesse chaque jour de se faire et en même temps de se savoir elle-même en crise. De se savoir donc aussi exposée au saut dans le cri et dans l’écriture. L’un et l’autre ont aussi leurs versions surpossibles, la croyance dans l’assurance du critère et dans le jugement de Dieu avec lequel nous devions en finir. La croyance dans les armes et les armes de la croyance.

A nouveau, donc, il faut inventer le cri et l’écriture. Il faut les inventer inouïs et non prescrits.

Sh! nothing! A cricri somewhere! (Joyce, Finnegans Wake, I, 6).

Jean-Luc Nancy, novembre 2015