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Discours de réception d'Antoine Compagnon à l'Académie française (11 mai 2023)

Discours de réception d'Antoine Compagnon à l'Académie française (11 mai 2023)

Publié le par Faculté des lettres - Université de Lausanne

DISCOURS DE M. Antoine COMPAGNON

 Mesdames et Messieurs de l’Académie,

 L’homme dont il me revient de vous parler aujourd’hui, grâce à l’honneur que vous me faites en me recevant pour lui succéder au 35e fauteuil de votre Compagnie, je l’ai connu, je l’ai aimé et je lui suis obligé. C’est donc une faveur que de pouvoir célébrer sa mémoire devant vous, et je vous en suis reconnaissant. Certains nouveaux élus prononcent l’éloge d’un prédécesseur qu’ils n’ont jamais croisé. Ils se plongent dans l’œuvre, écoutent les proches, mais ils n’ont pas aperçu le corps, scruté le visage, observé les gestes, apprécié la personne. Je revois Yves Pouliquen en l’évoquant ici, son maintien, son sourire, son regard. Je l’ai fréquenté durant une dizaine d’années, les dernières de sa vie, avenue Georges-Mandel, à la Fondation Singer-Polignac qu’il présidait avec passion, autorité et tact. Cette fonction employait une part généreuse de son temps. J’ai admiré son savoir-faire, son humanité, sa bienveillance. Il faisait son entrée dans le salon juste avant le début du concert, le dernier, accompagné de Jacqueline, sa femme, tous deux d’une élégance parfaite ; il serrait la main des membres du conseil assis au premier rang, prenait sa place au fauteuil qui lui était avancé au bas de la rangée centrale. Le bonheur qu’il éprouvait dans cette maison était manifeste. Elle était sienne, qu’il avait façonnée en un atelier de musique. Parce que cet homme m’a donné son amitié — lors de l’une de nos dernières conversations, dans son bureau de l’hôtel Polignac, quelques semaines avant sa disparition en février 2020, il m’a redit son vœu que je sois ici candidat —, je le rejoins en ce jour, mais le destin n’a pas voulu que ce soit pour le côtoyer. Avec émotion, fierté, gratitude pour lui et pour vous qui m’avez offert ce prédécesseur tant estimé de vous, c’est pour louer les accomplissements d’un être merveilleux, charmant, aimé de tous, un personnage de roman par son enfance infortunée et sa carrière éblouissante. Qui n’a pas été conquis par Yves Pouliquen, « Pouli », tel que l’appelaient ses intimes et qu’il signait ses aquarelles, ou « Poulignac » comme il arrivait à sa femme de le nommer dans sa dernière incarnation ?

Mais il me faut d’abord justifier que j’aie ambitionné d’occuper ce 35e fauteuil. Quelques amis de cinquante ans, je le sais, tiquent encore. Un ancien disciple de Roland Barthes sous la Coupole, n’est-ce pas la rencontre fortuite d’une machine à coudre et d’un parapluie sur une table de dissection ? Or je suis le troisième, après Alain Finkielkraut et Chantal Thomas, mes amis, familiers du séminaire de la rue de Tournon il y a un demi-siècle. Quel autre maître — ironie de l’histoire — pourrait revendiquer pareille couvée ? De la rue de Tournon au quai de Conti, nous aurons rejoint Sainte-Beuve tout en restant fidèles à Roland Barthes. Le Cahier vert et Le Cahier brun du premier des critiques, exquise ethnographie de votre Compagnie et réservoir de fusées dont furent extraits Mes poisons, furent en effet l’une des lectures qui me rendirent curieux de l’habit vert.

Pourquoi vouloir entrer ici longtemps après avoir franchi le milieu du chemin ? La question me fut posée lors de mon élection avec d’autant plus de malice que je venais de publier un livre d’adieu sous le titre La Vie derrière soi. Quel meilleur moyen de mettre la vie derrière soi, put-on se gausser, que de prétendre à l’immortalité ? Descendre ces marches, c’est ouvrir un nouveau cycle : « Qui connaît la puissance du cercle, ne redoute plus la mort », écrivait Maurice Blanchot en citant Hugo von Hofmannsthal, qui lui-même citait Djalâl ad-Dîn Rûmî, le poète persan du xiiie siècle. En ce jour, dans cette succession de boucles qu’est la vie, l’image de la spirale me vient à l’esprit, la spirale de Vico et de Michelet, la spirale de tous les poèmes comme feuilleton infini depuis l’Homère éternel, réincarné génération après génération, selon Shelley, Proust ou Borges, pour qui tous les livres se tiennent, n’en font qu’un. […]

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