Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2013
Février 2013 (volume 14, numéro 2)
titre article
Matthieu Vernet

Comment lire Proust en 2013 ?

Marcel Proust, Cahier 71 : « Dux ». Fac-similé et transcription diplomatique, édition établie par Francine Goujon, Shuji Kurokawa, Nathalie Mauriac Dyer & Pierre‑Edmond Robert, Turnhout : Brepols/Bibliothèque nationale de France, 2009, 2 volumes (213 p. + 264 p.), EAN 9782503534305 & Cahier 26. Fac-similé et transcription diplomatique, édition établie par Françoise Leriche, Akio Wada & Hidehiko Yuzawa, Turnhout : Brepols/Bibliothèque nationale de France, 2010, 2 volumes (137 p. + 192 p.), EAN 9782503541464.

1En cette année de commémoration du centenaire de la publication de Du côté de chez Swann, les publications, les colloques et les initiatives se multiplient autour de l’œuvre de Proust, et plus précisément sur l’ouverture d’À la recherche du temps perdu qui, en 1913 —la critique l’a montré — est loin d’avoir la forme et l’ampleur qu’elle acquerra au fil du temps. On se pose depuis longtemps la question de l’avenir des études proustiennes et de la possibilité d’écrire — et de trouver — de nouvelles perspectives, qui non seulement parfont notre connaissance de l’œuvre, mais plus généralement offrent à la l’histoire et à la théorie littéraires de pertinents objets d’analyse.

2Si Antoine Compagnon, dans le cours qu’il donne en cette année de centenaire au Collège de France, s’efforce de retrouver la naïveté du premier lecteur, en cherchant à lire « Combray » comme a pu le faire un contemporain de cette publication, et de montrer toute l’étrange nouveauté de ce roman hors‑norme, il ne paraît pas moins essentiel de se demander comment on lit Proust cent ans plus tard, ou comme il conviendrait de le lire. Nul ne doute que depuis bien des années, Proust s’est imposé comme un auteur canonique1, voire comme l’auteur incontournable2, chez qui se trouve un héritage national et culturel commun, même si Molière ou Hugo sont sans doute plus étudiés par le jeune public.

3Il est difficile d’évaluer en 2013 dans quel état et avec quels prérequis nous abordons la Recherche ; que sait un lecteur qui ouvre pour la première fois Du côté de chez Swann à l’aube du xxie siècle, et cent ans après sa parution? À vrai dire, beaucoup de choses, parce que celles‑ci sont passées dans l’air du temps, la conversation et les clichés. Aussi est‑il fort probable que notre contemporain connaisse le phénomène de la madeleine, la scène du baiser, la relation du héros avec Albertine — ainsi que la mort de celle‑ci —, mais il a, sans doute, aussi entendu parler de la sexualité de Charlus et peut connaître l’esthétisme de Swann tout autant que sa jalousie maladive. Nul n’ignore l’homosexualité de Proust, et d’aucuns s’évertuent à voir dans Albertine la simple féminisation d’un prénom masculin. Mais ce n’est pas tout. Un lecteur de 2013 identifie vaguement Combray, pressent l’univers mondain (et aristocratique) de la Recherche et le regard satirique que le Narrateur porte sur ce milieu que son héros fréquente ; il a vaguement entendu parler de Balbec, ne serait‑ce qu’au travers du titre évocateur des Jeunes filles en fleurs. En d’autres termes, notre contemporain connaît l’essentiel du ressort diégétique et romanesque de la Recherche, à quelques péripéties près3. Pierre Nora, dans une récente intervention au Collège de France4, exprimait une sorte de scepticisme sur l’avenir de Proust, constatant, chiffres de Gallimard à l’appui, que les ventes s’érodaient considérablement — exception faite d’Un amour de Swann très prescrit à l’Université —, et regrettant le fait que l’œuvre avait perdu le caractère moderne et subversif5 qui avait fait ses grandes heures, et s’était classicisée.

4On n’aborde pas, de toute évidence, Du côté de chez Swann en 2013 comme en 1913. Néanmoins, le texte de Proust semble résister à une forme de banalisation qu’impliquerait la canonisation, comme si le texte même de la Recherche restait irréductible à lui‑même, et qu’il induisait un rapport direct, le moins dépendant de lectures médiates qui viendraient parasiter sa pleine compréhension6.

5On peut rapprocher cette idée d’un développement que propose Michel Schneider sur le fait qu’on ne lit pas Madame Bovary, mais qu’on ne peut que le relire — même lors de notre première lecture :

Dans la littérature, la première fois est toujours la seconde ou la énième. Si l’on dit — formule convenue : « Je relis Madame Bovary » qu’en fait on n’a jamais lu, ce n’est pas fondamentalement pour masquer les lacunes de sa culture mais parce que les classiques entrent en nous préfigurés par leur réputation, enveloppés d’un métalangage critique, précédés d’une rumeur. Ils ne sont déjà que l’écho de leurs noms.
On touche, avec la « première fois », au mythe de l’origine absolue. Ce mythe est d’abord une erreur de perspective. Il voudrait que ce qui vient après tire son sens de ce qui précède, ce qui n’est pas faux, mais partiel, car ce qui suit donne aussi sinon le sens, du moins un sens autre à ce qui vient avant7.

6D’une façon assez comparable, Pierre Bayard rappelle que l’un des meilleurs moyens de parler des livres que l’on n’a pas lus est d’en avoir entendu parler ; à ce titre, plus une œuvre est réputée, mieux elle serait connue par ceux‑là mêmes qui n’ont jamais parcouru le livre8. On n’arrive jamais vierge devant un livre ; de ses seuils jusqu’aux bruits qui l’entourent et l’accompagnent, un livre ne se présente jamais à nu. Mais peut‑on en dire autant de la Recherche du temps perdu ? Ou plutôt, relit‑on vraiment la Recherche ?

7Paradoxalement, cette impression — ou ce tic de langage — s’impose avec d’autant moins d’évidence pour la Recherche que nombreux sont ceux qui disent fréquemment vouloir se mettre à lire cette œuvre. La circulation des représentations et l’idée que l’on se fait d’un livre empruntent des voies qu’il est difficile, pour ne pas dire impossible, de retracer, tant celles‑ci échappent aux seules voies de l’apprentissage scolaire, pour se diffuser dans un imaginaire culturel et national, qui passe notamment par de multiples relais, comme la conversation9, les supports médiatiques ou la rumeur. D’ailleurs on ne fait pas lire Proust avant dix‑huit ans, comme si la majorité était requise pour un auteur dont tout le monde s’entend pour faire de lui une référence que l’on cite, mais qu’on lit peu10. Alors quand, comment et pourquoi lire Proust de nos jours ? Faut‑il différencier le lecteur universitaire — ou professionnel — du lettré ou du lecteur dilettante ?

De la proustologie

8Une sociologie du lectorat de Proust serait passionnante à conduire, tant elle mettrait au jour de grandes disparités sociales et culturelles, et interrogerait des pratiques de lecture fort différentes. Néanmoins, un constat empirique est aisé à faire et nous amène à nous interroger : très peu de thèses sont actuellement en cours sur la Recherche, et le nombre de professeurs susceptibles de diriger une thèse sur Proust en France a fondu en quelques années. Et pourtant, les outils de recherche n’ont jamais été aussi nombreux et les perspectives aussi prometteuses.

9Lorsque la Recherche du temps perdu est tombé, en 1987, dans le domaine public, les principaux éditeurs (Gallimard, Flammarion, Le Livre de Poche) se sont empressés de proposer des éditions érudites, copieusement fournies de notes et d’indications génétiques. L’édition dans la bibliothèque de la Pléiade dirigée par Jean‑Yves Tadié est, de ce point de vue, exemplaire. Depuis vingt‑cinq ans, le lecteur, de l’étudiant au curieux, s’est fait à l’idée que la lecture de Proust nécessitait une importante culture, que la surabondance de notes n’a de cesse de nous rappeler, et qu’il n’était pas donné à tous de s’aventurer sur un terrain, réservé à un club d’heureux lecteurs. La Recherche est‑elle aussi difficile d’accès qu’un texte du xiiiesiècle pour justifier un tel apparat critique, et la culture de Proust est‑elle si différente de la nôtre ?

10Y a‑t‑il une caste proustienne ? Tout prête à penser que la Recherche et sa communauté de lecteurs impressionnent — jusqu’à dissuader — le lecteur ou l’étudiant de tourner la première page. On ne relit pas Proust ; on peine même à le lire. Peut‑être devrions‑nous, proustiens, nous interroger sur cette appréciation et sur le sentiment de former une aristocratie, cynique et fermée, dont la devise serait : « Hors de Proust, point de salut » ou « Proust, sinon rien ». On ne lit pas Proust pour le plaisir de l’érudition, et on ne s’engage pas dans un travail sur Proust pour le seul plaisir de la note de bas de page. Les études anglo‑saxonnes et les approches comparatistes aspirent à replacer Proust dans la littérature, à ne pas l’extraire dans une bulle qui menacerait d’asphyxier tout autant son œuvre que ceux qui la lisent ou l’étudient.

11La recherche en histoire et théorie littéraire a pris, ce dernier demi‑siècle et autour de l’œuvre et de la pensée de Proust, une telle ampleur qu’il existe désormais un corpus d’œuvres critiques à part entière, que l’on peut prendre comme objet d’étude. Florian Pennanech, notamment11, s’est résolument engagé dans ce type d’approche, dissociant en une certaine manière les critiques de leur objet, la critique de Proust, pour constituer un corpus d’études singulier, tendant à rendre au texte de Proust une autonomie — une solitude, une fraîcheur — que les dizaines de milliers de pages qui lui ont été consacrées ont contribué à entraver. Faire le deuil de la gigantesque bibliographie sur Proust revient aussi à replacer le lecteur au cœur du texte, refusant de privilégier la connaissance critique à la connaissance de l’œuvre. Cette masse critique décourage le lecteur comme l’étudiant.

12Aussi faudrait‑il extraire Proust de la proustologie pour lui redonner toute sa vigueur. Son œuvre appelle d’autres types de commentaires, doit inspirer des lectures différentes, car sa profusion est aussi la possibilité d’une lecture et d’une critique infinies. Ce constat que j’applique à Proust concerne aussi plus largement les études littéraires, qui gagneraient à se montrer plus inventives et plus personnelles, qui accepteraient peut‑être de renoncer à l’épaisse couche de commentaires qui ensevelit le texte original. On peut penser notamment, et par exemple, aux essais de critique policière qui de Jacques Dubois à Pierre Bayard proposent une nouvelle forme de lecture, qui, sans s’affranchir totalement de l’herméneutique, adopte un angle à la fois théorique et créateur12. On renouerait ainsi avec une forme ancienne de rhétorique, qui ramènerait le commentaire vers l’écriture.

13Le versant néanmoins le plus abouti de cette extraction du critique de l’œuvre — et qui sort, de fait, des bornes de la critique universitaire — pourrait se trouver dans Journal de deuil de Roland Barthes. Ce recueil de fragments, paru en 2009 et de façon posthume, illustre à merveille la manière dont un critique parvient à s’émanciper de sa position de commentateur pour prolonger un texte et faire œuvre sienne et propre. Sans verser dans la critique‑fiction, Proust et la Recherche gagneraient à un investissement humain, à une lecture existentielle, plus accusés.

Texte & contexte

14Depuis une vingtaine d’années, l’histoire culturelle et les études génétiques ont profondément redessiné l’horizon des études proustiennes, avec l’appui notamment des vastes entreprises de numérisation de manuscrits et de revues que la Bibliothèque nationale de France, parmi d’autres, a engagées. Le site Internet « Gallica » met désormais à la disposition des chercheurs et d’une communauté proustienne — non plus française, voire parisienne, mais globale —, une quantité considérable de documents numérisés, qui ont trait directement à l’œuvre de Proust et à son immédiat contexte.

15Proust se trouve, en effet, être l’un des principaux bénéficiaires de ce gigantesque projet qui le dépasse largement, puisque, outre la numérisation et la mise en ligne (que l’on doit à l’impulsion décisive de Nathalie Mauriac Dyer) de l’intégralité des soixante‑quinze cahiers de brouillons de la Recherche, d’une vingtaine de cahiers de mise au net ainsi que des quatre carnets, une part importante de la presse du xixe siècle et de celle de la première moitié du xxe siècle est désormais librement accessible en ligne. Non sans une certaine manière de paradoxe, la lecture de ces journaux, revues et magazines fait ressentir — avec une étonnante fraîcheur — un air du temps, auquel l’auteur de la Recherche s’est montré si sensible et qui s’avère si déterminant pour sentir les moindres finesses ou raffinements du texte. Comprendre et apprécier Proust peut ainsi tenir en cette échappée vers une époque, en plein bouleversement, à la croisée d’idéologies et de pensées, et au carrefour des xixe et xxe siècles. Proust est certes une mémoire de la littérature, une œuvre‑monde, mais il appelle aussi la lecture ; il n’entraîne pas avec lui les objets qui l’environnent dans un élan centripète, mais rayonne, au contraire, dans un mouvement centrifuge. La critique et les lecteurs ont eu tendance à négliger cette seconde direction, au privilège de la première ; c’est ainsi, par exemple, que l’on a sans doute trop lu les Lettres de Mme de Sévigné au regard des commentaires qu’en faisait Proust et de leur place dans la Recherche.

16Proust peut nous rapprocher de notre temps, et c’est aussi en cela qu’il est un auteur résolument ancré dans le xxe siècle : le siècle naissant, l’arrivée de la modernité et l’avènement d’une société à bien des égards proche de la nôtre se trouvent diffusés et égrenés tout au long de la Recherche, au gré d’anecdotes, de parenthèses et de digressions. Aussi peut‑il paraître opportun pour le chercheur comme pour l’amateur de Proust de feuilleter ces pages qui colorisent l’image que l’on se fait de cette époque.Si l’on peut se faire une idée assez précise de la presse quotidienne de ce temps (Le Figaro, Gil Blas, Le Temps…) par les ressources en ligne, la presse magazine alors naissante réserve de singulières surprises (comme en témoigne la lecture du Style parisien, des Élégances parisiennes, de Fémina ou bien encore de Tout‑Paris Magazine). Hiroya Sakamoto a d’ailleurs pu tout récemment élucider une petite énigme que recelait LeTemps retrouvé, dans lequel Proust pastichait manifestement une coupure de presse. Il a, en effet, retrouvé, depuis le Japon et par le truchement de Gallica, que l’auteur de la Recherche reprenait presque mot à mot le début de la chronique intitulée « Propos féminins » du Figaro, daté du 15 janvier 1917, pour l’insérer au cœur d’un développement sur la mode parisienne pendant la guerre. Ces types de transfert sont considérables et contribuent à placer la Recherche au sein de l’écheveau de son temps, à en faire tout à la fois le miroir, le prisme et le catalyseur d’une époque que l’écrivain hume discrètement. Ces ressources en ligne font le bonheur du chercheur érudit, minutieux ; elles le sont aussi pour l’amateur, celui qui veut sentir l’air qu’a respiré Proust et qui lui suffira pour sentir la Recherche. La lecture a une dimension ontologiquement sensuelle, que la note de bas de page ne doit pas émousser.

HyperProust ?

17Lire Proust en 2013 nous amène à nous poser la question du support de la lecture, et de nous interroger sur l’adaptabilité de Proust au format de l’iPad et autres supports électroniques. Malgré la richesse des ressources en ligne et les combinatoires infinies auxquelles peuvent prétendre les éditions immatérielles, Proust semble ne pas être l’auteur par qui se passera le tournant numérique. Son œuvre paraît ne pas appeler un nouveau format d’édition, qui serait du type hypertextuel, et qui permettrait, par exemple, de visualiser le « musée imaginaire » de Proust ou de se faire une idée de ce à quoi ressemblait Charles Haas. La Recherche — pas plus d’ailleurs que les œuvres de Rabelais, de Flaubert ou de Céline — n’a pas été pensée ni écrite en ce sens et résiste à ce type d’adaptation moderniste, tout aussi réductrice qu’inadaptée. Si la Recherche est l’œuvre par excellence du palimpseste, des feuilletages de discours et de voix, l’une des œuvres où l’intertextualité a le plus de sens, le fonctionnement du texte n’est justement pas celui de l’hyperlien. Bien au contraire, l’abondance qu’offre l’Internet, et les ressources de la numérisation ramènent Proust à sa forme peut‑être la plus simple, débarrassée des embarrassants discours qui l’accompagnent, le contraignent et le déforment. La lecture de la Recherche décrit, comme nous l’avons vu, un mouvement centripète ; mais la Recherche en elle‑même ne s’ouvre que sur elle et le monde qu’elle construit.

18La richesse de cette œuvre tient paradoxalement dans les énoncés si lucides et si simples de moments et de ressentis complexes. Proust expose d’ailleurs avec sagacité l’effet ressenti par son lecteur, qui trouve à la lecture de son livre l’expression d’un langage qui lui est familier, mais qu’il n’aurait pas su mobiliser tout seul.

L’un des deux […] répétait toutes les deux minutes à l’autre avec un sourire mi‑interrogateur, mi‑destiné à persuader : « Quoi ! Après tout on s’en fiche ? » Mais il avait beau vouloir dire par là qu’après tout on se fichait des conséquences, il est probable qu’il ne s’en fichait pas tant que cela car cette parole n’était suivie d’aucun mouvement pour entrer mais d’un nouveau regard vers l’autre, suivi du même sourire et du même après tout on s’en fiche. C’était, ce après tout on s’en fiche, un exemplaire entre mille de ce magnifique langage, si différent de celui que nous parlons d’habitude, et où l’émotion fait dévier ce que nous voulions dire et épanouir à la place une phrase tout autre, émergée d’un lac inconnu où vivent ces expressions sans rapport avec la pensée et qui par cela même la révèlent13.

19Le texte réduit à son plus simple appareil nous dit l’essentiel. L’ouvrir à l’extérieur et introduire de l’hyperlien reviendraient à prendre au pied de la lettrele après tout on s’en fiche. Le livre numérique, s’il est autre chose qu’un simple livre dématérialisé, n’apportera rien à la Recherche, sinon contribuer à l’immerger de nouveau dans une masse discursive et audiovisuelle qui distraira le lecteur et le détournera de la lecture.

20Aussi, dans ce retour au texte et à la lettre que nous appelons de nos vœux, le plus étonnant reste‑t‑il à chercher du côté de la mise à disposition d’une très grande partie des manuscrits de Proust, conservés à la Bibliothèque nationale et accessibles dans des conditions proprement remarquables. Si le site de Gallica ne permet pas une navigation des plus intuitives à qui ne maîtrise pas les encodages barbares des nouvelles acquisitions françaises (cotes N.A.fr.), le site de l’équipe Proust de l’ITEM propose une page14, regroupant l’ensemble des liens et documents disponibles sur Gallica, simple et expédient moyen de naviguer au sein de cette profusion de brouillons et de documents somme toute très divers, mal classés et très hétérogènes. La consultation des brouillons de la Recherche nous permet justement de retrouver cette simplicité, parce qu’on y voit l’écrivain tournant autour d’une idée, cherchant puis débusquant la formulation qui sera la plus à‑même de saisir l’insaisissable et de rendre sensible l’indescriptible.

21En toute fin de compte, la mise en ligne des manuscrits de Proust rend à la Recherche sa nouveauté et son évidence. Se tenir au plus près du texte et de la lettre de Proust permet d’aller vers cet essentiel qui motive son écriture, et qui rend secondaire ou superfétatoire la note savante et érudite.

Transcrire & interpréter

22Nathalie Mauriac Dyer a constitué, il y a plusieurs années, une large équipe internationale de chercheurs pour établir la transcription diplomatique15 des soixante‑quinze cahiers de brouillon de la Recherche et leur annotation, et publier les fac‑similés de ces manuscrits. J’avais rendu compte de la parution du premier volume, sorti en 2008, et y présentais notamment la démarche éditoriale retenue16. Depuis, deux nouveaux volumes ont paru dans la même collection chez Brepols.

23Ces deux nouveaux cahiers sont de nature très différente, et présentent tous deux des traits bien distincts, chacun correspondant à des périodes distinctes de la genèse. Le Cahier 71 appartient au cycle d’Albertine, présente des textes qui sont souvent proches de la version finale, et qui ne sont guère inédits, dans la mesure où ils ont fait l’objet de transcriptions linéarisées pour les esquisses de Sodome et Gomorrhe et de La Prisonnière pour l’édition de la Pléiade. Le Cahier 26, quant à lui, est beaucoup plus ancien, et prolonge les cahiers dits du « Contre Sainte‑Beuve » ; il présente, en effet, une écriture beaucoup plus incertaine et de nombreux épisodes, qui seront finalement abandonnés. Comme le font remarquer Françoise Leriche et Hidehiko Yuzawa, « le Cahier 26 relève d’une période où toutes les “possibilités” romanesques sont encore ouvertes. » (p. XXI). Lire les brouillons impliquent d’autant plus le lecteur et stimule l’imagination. Loin de refermer le texte sur lui‑même, les brouillons l’ouvrent et soulignent la dimension matricielle de l’écriture. La Recherche — et ses brouillons —invite à penser et à écrire.

24Le Cahier 26 a ceci de séduisant qu’on sent le roman en train de s’écrire, Proust prenant le soin de se ménager la plus grande liberté possible ; les différentes ébauches concernant les jeunes filles entre les folios 41 r° et 49 r° illustrent cette écriture qui ne cesse de rebondir pour tenter d’approcher selon des biais toujours différents ces figures fugitives.

On sent dans leur regard, dans leur visage déjà sculpté par la vie, qu’il y a quelquechose qui n’est plus fluide et modifiab (adjectif de la terre non formée). Mais le visage des <très> jeunes filles est une matière molle qui exprime tout entière à tout moment l’impression qu’elles ressentent et n’expriment rien d’autre. Si leur regard a l’air vous faites quelquechose qui les amuse ou qui les étonne, leur regard rit ou questionne jusqu’au fond, sans aucune opacité qui l’arrête ou aucune préoccupation qui le ressaisisse ; et toute la jolie fleur rose de leur visage est en même temps mâchonnée, pétrie, façonnée par la même impression. (f° 45 r°‑46 r°)

25La datation de ce Cahier pose des problèmes que l’introduction des éditeurs explicite très clairement : on voit que le moment où essai et roman étaient encore menés parallèlement est résolument terminé. Les éditeurs, en proposant de retenir comme terminus a quo de la rédaction le mois de juin 1909, font donc précéder le début de la rédaction de ce Cahier de quelques semaines à l’annonce par Proust, en août 1909, de son travail en cours sur un « roman », qu’il appelle alors « Contre Sainte‑Beuve. Souvenirs d’une matinée ». La période qui court de juin 1909 à l’hiver 1910 témoigne d’une grande effervescence du romancier, qui écrit abondamment et sur plusieurs cahiers à la fois. Fr. Leriche et H. Yuzawa montrent, à ce titre, qu’il est impossible de dissocier ce Cahier, notamment, des Cahiers 12 et 25.

26Aussi la rédaction du Cahier 26 est‑elle profondément disparate ; si l’on peut retrouver avec les éditeurs quatre ensembles thématiques cohérents, une lecture en continu fait prendre conscience du morcellement et du foisonnement narratif et diégétique du roman qui prend forme dans l’esprit du romancier. Le diagramme des unités textuelles illustre d’ailleurs cette fragmentation. Profitons‑en pour rappeler toute l’utilité de ces « cartes de lecture », reproduites en fin du fac‑similé, qui guident le lecteur lorsque l’écriture de Proust prend une tournure touffue et pluridirectionnelle. Le travail d’annotation de la transcription permet également de suivre, à bien des moments, le mouvement génétique, et de voir comment tout à coup le texte se remplit de l’intérieur et se déploie.

27Le Cahier 71, plus connu sous le nom de « Dux », est bien différent ; il doit aussi être lu au regard d’autres cahiers, et notamment du Cahier 54, premier volume paru en transcription diplomatique chez Brepols. Ces deux cahiers fonctionnent « en chiasme », comme le remarquent Francine Goujon et N. Mauriac Dyer, puisqu’ils embrassent les différents stades de la relation du héros pour Albertine : la naissance de son amour, mais aussi celle de ses doutes et de ses soupçons de saphisme, la perte de l’être aimé — dans des pages poignantes — et l’oubli progressif. Il est surprenant de voir, dans ce cahier, une graphie aussi déliée et souple, qui traduit une écriture impulsive, comme dictée par une forme d’urgence ou d’évidence. C’est, dans ces pages notamment, que l’on ressent tout le bénéfice que peut tirer un lecteur curieux de ces manuscrits, car seuls ceux‑ci peuvent donner accès à ce type de sensation et permettent de prendre conscience de la dimension existentielle de l’écriture. Le brouillon apporte au texte publié une dimension supplémentaire. On ne saurait en effet rester indifférent à cette écriture humaine, où l’on croit toucher la sincérité à l’état pur, en ce qu’elle est, tout à la fois, contrôle de soi et désorientation.

28À ce titre, une disposition relativement singulière de la page caractérise le Cahier « Dux » dans la mesure où Proust n’a écrit que sur une moitié de page, pour se laisser la possibilité de développements marginaux en appendice. Les folios 10v°‑11r° en donnent une belle illustration, puisque Proust enrichit son texte d’ajouts qu’il place tout d’abord dans la première moitié de la colonne du f° 11r°, ajouts qu’il complète par la suite sur le f° 10v°. Le romancier développe ainsi une longue séquence d’écriture du f° 2r° à 15r°, sans discontinuité et sur une moitié de page, avant de prendre le soin d’ajouter des couches de texte, comme des greffons, qui sont autant de relectures.

29On trouve également, dans les premiers versos de ce Cahier, un scénario possible pour le roman d’Albertine. Celui‑ci est le signe de la réorientation que va subir la Recherche à la suite de l’apparition du personnage d’Albertine et de sa mort17 et vient contredire ce qui avait été annoncé au moment de la parution de Du côté de chez Swann. Ce scénario n’en est pas moins flottant et trahit des hésitations qui ne seront levées que bien plus tardivement : « Ceci vient probablement avant. Ce qui est en face l’année d’avant ou bien cette année là avant l’idée du gougnotage. » (f° 1v°) À cette époque de la genèse, Proust prévoit en effet plus de séjours à Balbec que son héros n’en fera finalement.

Donner à lire & à entendre la voix de l’écriture

30Aussi la transcription diplomatique a‑t‑elle le mérite d’offrir une version transcrite, qui s’efforce de rendre le plus précisément l’aspect original de la page de Proust. Elle ne procède pas pourtant de la logique photographique, en ce qu’elle ne fige pas l’aspect du texte, mais s’en tient à une présentation qui permet au lecteur de saisir — et, partant, de comprendre — les ressacs de l’écriture, les hésitations et les repentirs. La transcription diplomatique accompagne le lecteur dans son déchiffrage du manuscrit, s’aventure parfois à l’interprétation lorsqu’il faut choisir entre deux lectures possibles. Les manuscrits parlent ; et cette parole ne saurait se faire entendre autrement que par le truchement du brouillon lui‑même. On perçoit, en effet, des moments d’émotion, d’emballement, de doute.

Pages pour soi

31L’essentiel de la Recherche tient probablement à cette expérience assez unique, qui donne le sentiment de trouver dans le texte de Proust et dans son écriture — au sens physique et matériel du terme — un profond signe d’empathie. Tout se passe comme si le lecteur pressentait que le cœur de la Recherche n’est pas à chercher dans l’enchevêtrement romanesque, mais dans des séquences où Proust trouve la phrase juste pour décrire une réalité si emmêlée. C’est bien cette expérience de lecteur qui bouleverse Barthes quand il lit la Recherche ; Marielle Macé s’est récemment intéressée à ce phénomène d’identification du lecteur, non pas à un personnage ou à une histoire, mais à un moment ou à une phrase‑clé à partir desquels le procédé d’individuation de la lecture se met en place :

Il expose surtout une pratique de lecture, qui dévoile une logique des « retentissements » individuels. Les phrases du texte sont immédiatement investies par ce lecteur à partir d’une situation existentielle ; elles résonnent, elles retentissent en provoquant un sentiment soudain de justesse, c’est‑à‑dire de nouvelles possibilités de diction pour une intériorité qui serait autrement muette : « c’est ça, c’est moi ! », s’écrie Barthes. Le lecteur prélève dans sa propre vie pour se retrouver dans l’œuvre, et s’y lire sur fond de reconnaissance18.

32La force de l’écriture de Proust tient à sa faculté de faire de son « je » un moi universel. Aussi, n’est‑il pas totalement juste de faire de la Recherche la simple histoire d’un homme — et d’une subjectivité — et de réduire ce roman, comme le fit Humblot, lecteur des éditions Ollendorf à qui Proust avait soumis son manuscrit de Du côté de chez Swann, au simple fait de « lire trente pages sur la façon dont un Monsieur se retourne dans son lit avant de s’endormir ». Ce « Monsieur » est un « nous », un « je » qui s’épanche pour parler à chacun, un soi qui devient autre. Si Flaubert a fait entrer le banal dans la littérature, Proust s’est intéressé non pas à la banalité en tant que telle, mais au moi dans sa banalité ; et ce moi est précisément celui de tout le monde. Ce que Proust nous dit de l’autre, c’est à travers le « moi » de son héros, dans l’intimité d’un individu pris dans un processus d’individuation, que nous le percevons. « Je », c’est « nous ». On trouve ainsi dans la Recherche de nombreuses pages pour soi, qui correspondent à des moments d’appropriation, où Proust semble atteindre des instants suspendus et atemporels, où l’on se retrouve seul face à soi et à l’évidence.