Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Octobre 2011 (volume 12, numéro 8)
titre article
Christophe Premat

La souveraineté isolée

Jacques Derrida, Séminaire La bête et le souverain Volume II (2002-2003), édition de Michel Lisse, Marie‑Louise Mallet et Ginette Michaud, Paris : Editions Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2010, 405 p., EAN 9782718608105.

1Cet ouvrage rassemble les transcriptions des séminaires de Jacques Derrida sur la souveraineté à partir d’une analyse croisée du sens de l’ouvrage de Defoe, Robinson Crusoé et des caractéristiques de la mondanéité heideggérienne. Autrement dit, il s’agissait de comprendre comment les hommes établissent la souveraineté à partir d’un cas extrême d’isolement. Nous proposons d’appréhender les réflexions de Derrida à la lumière de la souveraineté isolée, isolée parce que la solitude est la limite de la constitution phénoménologique de la notion de monde, isolée parce que Robinson est sur son île (isola signifie île en latin) et qu’il définit les sources originaires du contrat, isolée parce qu’il importe de séparer et d’abstraire la souveraineté pour en comprendre ses principaux ressorts. Ces séminaires sont stimulants et révèlent également le dynamisme d’une pensée qui interroge, se remet en question et évolue au fil des séances.

Monde, solitude et isolement

2Dans la première séance de ce séminaire, Derrida définit le protocole, le corpus et le pari qu’il adresse à ses auditeurs. Il convient pour lui de resserrer le cap autour du couple « La bête et le souverain »,

si du moins il y a un cap, et la pointe d’un cap, car avec une souveraineté problématique, c’est la figure du cap, du caput, de la tête, du capitaine du navire, du chef, du capital, que nous questionnons, et non seulement celle d’un autre cap, mais d’un autre du cap1.

3On retrouve le vocabulaire cher à Derrida avec le défi de l’orientation et la métaphore de la navigation. Le questionnement reste une aventure, le terrain est délimité, mais l’objectif demeure à penser en profondeur. Derrida croise la lecture de Robinson Crusoé avec l’Émile de Rousseau, parce que Robinson Crusoé fait partie des lectures à avoir pour l’éducation citoyenne :

Là aussi, sorte de tabula rasa, l’île comme désert, la déconstruction phénoménologique de tous les préjugés et de toutes les stratifications socio‑culturelles, et [le] retour naïf, natif, naturel, originaire aux choses mêmes avant toutes les perversions historiques du goût, et les dissimulations et les simulacres sociaux et inégalitaires2.

4La métaphore de Robinson est utilisée à plusieurs reprises dans les œuvres de Rousseau, d’autant plus que la souveraineté absolue de Robinson sur son île avant la rencontre de Vendredi est un point de départ pour comprendre la souveraineté symbolique, « pré‑politique3 » car elle précède la constitution des contrats futurs et la souveraineté des États‑nations :

Bien qu’elle corresponde ici à un mythe ou à une légende, à une fiction littéraire datée, la structure qu’elle décrit, et que décrit ici Rousseau, correspond bien à ce que nous pensons encore aujourd’hui quand nous parlons de la liberté absolue du citoyen, qui décide souverainement, par exemple dans l’isoloir (et l’isoloir est une île), de son choix politique, liberté et souveraineté tenues pour inaliénables en démocratie, quels que puissent être la contradiction ou les conflits entre cette souveraineté supposée du sujet‑citoyen de droit et la souveraineté de l’État‑nation4.

5Nous avons en ligne de mire l’isolement lorsque nous pensons la souveraineté, car l’individu doit pouvoir être libre de se prononcer sur des questions ou des choix de personnes. Le vote secret et individuel traduit bien cet horizon de pensée de nos systèmes politiques : nous partons de l’isolement comme premier acte de souveraineté et nous projetons cet acte dans la manière de poursuivre le contrat que nous avons passé. Certes, cette souveraineté ne peut pas être en contradiction avec les principes de l’État de droit, mais l’isoloir garantit cette possibilité de modifier à la marge les contours du contrat. Derrida interroge ainsi l’horizon de cette souveraineté isolée et le rêve de Rousseau d’une identification entre le peuple et le souverain. La lecture du mythe de Robinson permet en réalité de comprendre la dynamique de la souveraineté. L’isolement de Robinson peut être ainsi vu comme mode d’expression d’une souveraineté absolue (version rousseauiste) mais aussi comme signe d’une appropriation capitaliste de nouveaux espaces (version marxiste). Et si l’archè de cette souveraineté ne se réduisait finalement pas à l’idée d’une souveraineté homogène non menacée par l’intrusion de l’Autre qui viendrait menacer et remettre en cause ce contrat ? C’est bien l’isolement comme perspective solipsiste et narcissique d’un contrat bien maîtrisé qui est interrogé ici. Le mal du pays (Heimweh) et l’isolement comme esseulement (Vereinzelung) chez Heidegger sont évoqués pour comprendre en quoi cette solitude est pensée comme fondement de la souveraineté5.

Le fondement onto-théologique de la souveraineté

6Lors de la séance du 18 décembre 2002, Derrida s’appuie sur une lecture d’Heidegger en montrant que le chemin de la philosophie nous ramène toujours à un isolement :

7Quand je dis Robinson Heidegger, ne croyez pas que je joue ou que j’abuse justement d’une analogie facile ou artificielle. Je ne méconnais pas l’abîme des différences qui sépare les deux. Les deux quoi ? Eh bien, d’abord un personnage d’un côté et une personne réelle de l’autre, [ensuite] le personnage fictif d’un roman anglais du xviiie siècle et d’autre part, la personne d’un philosophe allemand du xxe siècle6.

8Dans les Holzwege heideggériens, on tourne en rond sur des chemins qui parfois ne mènent nulle part. Quelle est l’issue, y a‑t‑il un îlot à partir duquel nous pouvons nous orienter ? Il importe de sortir de la pensée métaphysique qui constitue un chemin dont nous connaissons l’issue. Nous ne serions rien si nous n’envisagions cette issue. Ce que propose Heidegger n’est pas d’éviter ce chemin de la métaphysique, car cette stratégie d’évitement est condamnée et nous ramènerait à notre insu dans les parages de la métaphysique. Il s’agit plutôt d’éviter l’évitement et les détours (Umwege) inutiles de la métaphysique pour penser le rapport de l’homme au monde, son être‑au‑monde étant en même temps le reflet de son isolement radical. Derrida décide d’affronter les thèses philosophiques fondamentales d’Heidegger sur le monde. 1. La pierre est sans monde 2. L’animal est pauvre en monde 3. L’homme est configurateur de monde7. Le monde est comme une île et nous devons nous orienter, créer des projets pour renforcer nos liens.

9Derrida aborde ainsi la question de la manière de se situer sur cette île. Comment l’homme prend‑il possession de son île ? Comment sort‑il de son isolement ou comment maîtrise‑t‑il sa solitude ? Sa solitude est‑elle rêvée au sens d’un désir de puissanc (je contrôle mon impact sur mon environnement immédiat et je règne en me fixant mes propres lois ou y a‑t‑il volonté de sortir de cet isolement et de négocier les règles avec autrui ? Il se réfère à plusieurs textes dont la cinquième promenade des Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau8. L’île est une invitation au voyage, à l’exploration : on s’oriente au sens de Kant, c’est‑à‑dire qu’on cherche l’Orient, la boussole, le Nord. On s’éloigne du point de départ et on se rapproche du point de départ tout en s’éloignant car l’île est circulaire. L’argumentaire de Derrida se lit ici à deux niveaux, il y a le point de vue social lorsque l’homme tente d’entrer en relation pour sortir de son isolement (problématique du contrat social) et le point de vue du questionnement qui le ramène à sa condition. En proposant une lecture attentive de Robinson Crusoé, Derrida montre que cette fiction nous ramène aux origines de la fiction de la souveraineté :

Tout se passe comme si, dans cette île de fiction, Robinson Crusoé réinventait la souveraineté, la technique, l’outil, la machine, le devenir‑machine de l’outil, et la prière, Dieu, la vraie religion9.

10Le temps de la peur du tremblement de terre et Robinson réinstalle le simulacre de la prière. Par son expérience insulaire, Robinson tente d’échapper aux fondements sociaux et y est ramené. La fiction onto‑théologique de la souveraineté est ici dévoilée : la peur conduit l’homme à se fabriquer des dieux et une machinerie sociale qui est au cœur de la souveraineté. La construction du monde repose sur ce fondement universel. En même temps, Robinson entre dans une réelle repentance par rapport à sa vie passée et Derrida propose de lire Robinson comme un livre de confessions. Le lecteur se dit alors qu’il y a du Rousseau dans Robinson, c’est‑à‑dire dans cet isolement d’anachorète :

Pour retrouver un rapport authentique et approprié à soi, Robinson Crusoé confesse ses péchés en racontant sa vie10.

11Les séminaires deviennent de plus en plus passionnants car les auditeurs suivent les analyses lumineuses de cette insularité constitutive. Derrida propose une lecture heideggérienne de Robinson et une lecture robinsonnienne de Sein und Zeit afin de penser les propriétés du Walten qui est à la source de la construction de la souveraineté. La décision collective d’imposer des lois, des règles et un ordre légitime est une caractéristique de la souveraineté. Pour cela, il faut penser l’isolement comme entreprise de réduction phénoménologique du contrat social originaire. C’est l’originalité de ce séminaire qui nous permet de comprendre en profondeur en quoi l’homme est un animal politique éclairé par ce monde qu’il structure et crée collectivement.

La souveraineté, la mort et la vie

12On connaissait la définition de Hobbes sur le souverain qui a le pouvoir sur la vie et la mort. Le chemin de Robinson permet à Derrida d’évoquer cette question et de travailler la mise en forme du Walten, de cette force qui crée la loi et administre fondamentalement le vivre ensemble des hommes. Le Walten ne donne ni la vie ni la mort, on ne se situe pas de ce point de vue au sein d’une grille de lecture inspirée par Hobbes ; or, voilà que Derrida s’arrête sur la Getriebenheit11, cette poussée qui nous met sur le chemin de l’Être (unterwegs). La recherche de l’Être est mue par le questionnement radical, elle part de l’étonnement aristotélicien pour aller vers une attitude de remise en question systématique. Robinson revient à ce questionnement, l’insularité est la volonté de retrouver une Getriebenheit nous plaçant sur le chemin d’un questionnement authentique. L’insularité est ce qui paradoxalement fait monde, puisque nous cherchons des liens et nous structurons un univers. Nous sommes des mortels non pas parce que nous perdons la vie, mais parce que nous pouvons mourir (den Tod als Tod vermögen)12. Robinson réinstalle un monde et le Geviert (la Quadrature)défini par Heidegger, à savoir la relation entre les mortels, les immortels, le Ciel et la Terre13. Nous devons ainsi réapprendre à être des animaux mortels et ne pas rester dans cet état de bêtes14. Ainsi, l’homme est configurateur de monde lorsqu’il se distingue des animaux en apprenant sa condition de mortel. Le jeu du monde et la mise en place du Geviert sont ainsi déterminés par les animaux mortels que sont les hommes. Derrida envisage la survivance qui est d’une certaine manière le contraire de la survie. La survivance est liée à la présence des autres qui me survivront. Je ne peux faire l’expérience de ma mort, c’est‑à‑dire la vivre présentement, nous sommes de ce point de vue des morts‑vivants et les récits littéraires ne sont finalement que la fiction de cette survivance. Les livres sont des traces des morts‑vivants que nous sommes et sont réactualisés à chaque fois qu’un lecteur vivant se plonge dans leurs contenus. Une réflexion sur l’inhumation, le cannibalisme s’ensuit pour évoquer toutes les facettes de la manière dont cette survivance est envisagée. Ce sont les autres qui décident de la manière dont les restes sont conservés et le souvenir ritualisé. L’isolement est finalement ce qui permet d’oser penser les circonstances de cette survivance.

13Le séminaire du 5 mars 2003 s’ouvre sur le posthume, le post-humus, ce qui est après le sol, à savoir la prière15. La prière ne fait pas partie du logos apophantique (logos apophantikos), elle est une adresse à un autre qui ne répond pas16 et n’est pas préoccupée par une visée de dévoilement et donc par la vérité17. L’animal est privé de logos apophantique poursuit Jacques Derrida en s’appuyant sur Heidegger car l’animal n’a pas accès aux symboles et donc à toutes les conventions et les pactes que les hommes réalisent. On ressent ici le fait que la souveraineté ne soit pas pouvoir sur la vie et la mort car les hommes décident ensemble de la postérité à donner. Peut‑on choisir démocratiquement le mode d’enterrement en croisant les deux ordres d’appartenance, le religieux et l’État ? Quel ordre choisir, celui des inhumants ou des incinérants ?

La bête et le souverain

14Au cours de ces séminaires, Derrida approfondit le sens fondamental de la souveraineté et ce qu’elle comporte. Il s’agit d’un Austrag, d’un accord entre les morts vivants sur les règles à choisir qui régissent aussi bien les conditions de la considération de leur mortalité. Les traités, les multiples pactes qui foisonnent au sein des sociétés sont liés aux diverses manières d’envisager la postérité, l’avenir et de facto la survivance. La symbolique sociale est ainsi présente dans la manière dont les humains se réfèrent les uns aux autres. La lecture d’Heidegger fait percevoir au lecteur la différence radicale entre l’animal privé de langage et de symbolisme et les hommes. Les hommes sont travaillés par la question de la différance, c’est‑à‑dire par la compréhension de la différence entre les étants et l’Être. On en vient à examiner ce que recouvre le mot Walten, qui, au‑delà de la force d’imposition d’un ordre, signifie le fait d’introduire une différence ontologique18. Les hommes habitent le monde qu’ils configurent, ils lui donnent un sens, ils l’habitent en tant que morts‑vivants qu’ils soient de l’ordre des inhumants ou de celui des incinérants, ce sont des « commourans19 » explique Derrida en empruntant ce mot à Montaigne.

15Heidegger n’emploie pas le terme de souveraineté20, le terme de Walten contient ce qui régit le rapport à cette configuration fondamentale du monde. Robinson Crusoé est le récit de cette souveraineté isolée ou plutôt de ce Walten qui excède le sens théologico‑politique de la souveraineté. Le rapport de Heidegger à Carl Schmitt est très ambigu et même lointain car la compréhension du Walten comme différenciation radicale entre les amis et les ennemis est étrangère à Heidegger.

16Les séminaires 2002‑2003 s’achèvent sur une question essentielle :

Qui peut mourir ? À qui ce pouvoir est donné ou dénié ? Qui peut la mort, et par la mort mettre en échec la super- ou l’hyper‑souveraineté du Walten21?

17On peut lire le séminaire comme une manière de remettre en question l’idée hobbésienne selon laquelle le souverain a le pouvoir de vie et de mort. Non, le souverain a le pouvoir sur la vie et la mort en tant qu’elles sont liées et qu’elles échappent à une détermination unitaire. Les êtres humains sont liés a plusieurs ordres et choisissent de s’occuper de leur(s) mort(s) selon des significations multiples comme le montre la différenciation entre l’ordre des inhumants et celui des incinérants. La souveraineté irrigue le monde des morts‑vivants, elle est liée en réalité aux configurations et aux reconfigurations du monde (Weltbildend).