Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2011
Mars 2011 (volume 12, numéro 3)
Clotilde Dauphant

La mise en recueil : diffusion & réception des textes médiévaux

Le Recueil au Moyen Âge. Le Moyen Âge central, sous la direction de Yasmina Foehr-Janssens et Olivier Collet, Turnhout : Brepols, coll. « Texte, Codex et Contexte », 2010, 304 p., EAN 9782503522814 [désormais « vol. I »] & Le Recueil au Moyen Âge. La fin du Moyen Âge, sous la direction de Tania Van Hemelryck et Stefania Marzano, avec la collaboration d’Alexandra Dignef et de Marie-Madeleine Deproost, Turnhout : Brepols, coll. « Texte, Codex et Contexte », 2010, 384 p., EAN 9782503522821 [désormais « vol. II »]

1Le recueil est le fruit de la « rupture épistémique » du xiiie siècle, lorsque « le livre est devenu le lieu d’un enjeu, d’un travail, d’une discussion, et non simplement un moyen de conservation » (Fr. Roudaut, cité vol. II, p. 13). Les textes réunis dans un même volume gagnent à être confrontés les uns avec les autres par le lecteur médiéval selon une esthétique de totalisation, ressemblance ou dissemblance qu’étudie la nouvelle codicologie. Voilà la problématique des deux livres parus dans la collection « Texte, Codex et Contexte » (n°VIII et IX), riches de 37 contributions issues des colloques de Louvain et de Genève organisés les 10‑12 mai et 16‑17 novembre 2007. Nous les étudions comme un seul ouvrage car le découpage chronologique entre le « Moyen Âge central » (vol. I) et la « Fin du Moyen Âge » (vol. II) n’empêche pas une cohérence remarquable du contenu scientifique. Les contributeurs cherchent à comprendre la diffusion et la réception médiévale de la littérature religieuse, didactique, romanesque et lyrique en répondant à deux questions : où trouve-t-on tel type de texte ? et comment lit-on tel manuscrit ? c’est‑à‑dire quels étaient les choix éditoriaux des auteurs, des libraires, des commanditaires ? et quelles étaient les pratiques des lecteurs ?

2Nos éditions scientifiques ne rendent pas compte de la diffusion médiévale des textes, lorsque la lecture s’apparentait au déchiffrage ou « décryptage » (vol. I, p. 15) oral d’un texte toujours fautif. Elles mettent le plus possible en avant un auteur souvent ignoré dans la diffusion initiale de ses textes (vol. II, p. 11). En revanche elles écartent le contexte manuscrit qui pouvait influencer la signification même du texte pour le lecteur. Pour analyser un texte, un médiéviste doit donc étudier l’ensemble du manuscrit qui l’a recueilli, même si les reliures rendent parfois impossible la collation des cahiers (vol. II, p. 51) et ainsi la reconstitution de la fabrication du recueil qui peut réunir, volontairement ou non, différents supports, différentes mains. Il est malheureusement souvent impossible de connaître le premier commanditaire (vol. I, p. 12) ou le premier destinataire d’un manuscrit. Comme l’histoire des bibliothèques (et les gros ensembles éclectiques portent d’ailleurs ce nom, dû au comte de Caylus : vol. I, p. 43-44), l’analyse des manuscrits‑recueils est une manière d’appréhender le contexte intellectuel de la réception des textes, sans pouvoir établir définitivement le corpus global de livres lus en une vie entière par un prince, un clerc ou un bourgeois.

3Geneviève Hasenohr a distingué, dans son article fondateur « Les recueils littéraires du xiiie siècle : public et finalité » (cité plusieurs fois, par exemple vol. II, p. 49, n. 7), les recueils organiques, cumulatifs et composites selon le moment où les textes ont été réunis. Dans son Vocabulaire codicologique, Denis Muzerelle distingue, lui, le recueil homogène (« textes indépendants copiés en un même volume par une même personne, dans un même lieu ou à une même époque »), le recueil organisé (qui « répond à une intention quelconque »), le recueil hétérogène (« pièces copiées en des lieux et en des temps divers ») et le recueil factice (« pièces hétérogènes dont la réunion arbitraire [...] n’est justifiée que par les besoins de la conservation »). Certains manuscrits rassemblant des textes divers affichent une volonté organisatrice, par une thématique ou un genre commun, comme les chansonniers. D’autres recueils « nous étonnent par leur éclectisme » (vol. II, p. 179). On y trouve pourtant parfois regroupés, de façon plus ou moins visible, des textes attribués à un même auteur, en deça des projets marginaux des œuvres complètes, parfaites et totalisatrices, comme celles de Guillaume de Machaut. Beaucoup de recueils sont simplement contingents, dus à l’assemblage d’unités d’abord indépendantes (vol. II, p. 147, n. 45). Il est essentiel de prendre en compte l’arbitraire à l’œuvre dans la diffusion des textes médiévaux, même s’il est difficile d’en mesurer le degré : les textes ont pu être réunis selon une logique intellectuelle ou purement pratique ; la logique intellectuelle a pu disparaître lors de la destruction partielle ou la copie imparfaite du manuscrit ; elle a pu apparaître lorsqu’un lecteur s’est plu à lire de manière continue des textes sans rapport a priori ; elle a pu ne jamais exister.

4Ch. Connochie-Bourgne remarque que certains manuscrits, ne contenant qu’une seule œuvre, faisaient peut‑être partie d’un ensemble ensuite dépecé (vol. I, p. 183). De plus, on pourrait inclure l’étude des recueils composites ou factices si la reliure est ancienne : un regroupement purement pratique, dénué de toute logique, peut trouver un sens non seulement dans l’imagination débordante des médiévistes actuels, mais aussi dans celle d’un lecteur médiéval. Ch. Connochie-Bourgne ne cite pas dans son article le manuscrit Londres, BL, Harley 4333 considéré comme factice. Il est pourtant comparable à d’autres manuscrits organiques contenant des dits, des fables et des arts d’aimer. D’ailleurs K. Busby propose d’analyser le contexte immédiat du Songe d’Enfer dans le manuscrit BnF, fr. 1593 puisque ce manuscrit factice rassemble, sous une même reliure, d’anciens vrais groupements de textes. Plutôt que de systématiquement « codifier et hiérarchiser le sens de l’ordonnancement des recueils », mieux vaut penser le recueil dans un environnement culturel plus large, où « les acteurs du livre revêtent des masques qui, à l’image de la littérature médiévale, sont variables et mouvants » (vol. II, p. 15).

5Les contributions abordent le recueil dans plusieurs sens du mot, s’attachant à des cas uniques ou des séries de manuscrits. Plus l’ensemble des textes présenté est cohérent, plus le critique y cherche les failles ; plus l’ensemble des textes est incohérent, plus le critique cherche à trouver un fil directeur qui les unit. Ceci n’est pas dû à une mauvaise méthode appliquée à de mauvais objets, mais au geste même du recueil qui, en sélectionnant pour assembler, produit un double effet de discontinuité et de totalisation.

6« Les formes dites “à tiroir” comme [...] le Chastoiement d’un pere a son fils » pourraient avoir « une valeur de modèle [...] pour la dynamique de mise en recueil » (vol. I, p. 33). D’où « une approche analogique des manuscrits recueils et des compilations littéraires et savantes » (vol. I, p. 86). De nombreux articles mettent bien en valeur la construction réfléchie, mais pas toujours aboutie, de certains textes présentés explicitement comme un regroupement de textes.

7La notion d’œuvre s’établit au Moyen Âge sans frontière fixe entre le texte unique et le groupement de textes. L’image de l’abeille butinant différentes fleurs pour fabriquer son miel ou du trésor célébré par Brunetto Latini (d’autres images sont données vol. II, p. 348) valorisent l’intérêt de la compilation pratiquée au Moyen Âge par les scribes‑éditeurs ou auteurs‑pilleurs pour lesquels l’acte d’écriture se définit par « lire, extraire et ordonner ». L’encyclopédiste en est le meilleur exemple. En étudiant ses représentations figurées dans « L’encyclopédiste à l’œuvre : images de la compilation » (vol. I, p. 157-181), Brigitte Roux retrouve le plus souvent l’habituel portrait d’auteur, seul avec son livre ou en train d’enseigner. Le compilateur est rarement associé aux auteurs qu’il utilise, par leurs figures ou leurs livres : Br. Roux remarque que cela nuirait à son autorité. Par son geste anthologique, le compilateur devient donc un véritable auteur, et le livre une œuvre à part entière.

8Dans « Le bien dire du manuscrit BnF fr. 24301. Recueils et fleurs de rhétorique » (vol. I, p. 63‑90), Milena Mikhaïlova analyse un manuscrit contenant, sur cinq textes, trois construits comme des recueils : la Vie des pères, le Dolopathos et le roman de Beaudous. Ce roman‑gigogne utilise le discours comme un fil conducteur et un principe de composition en liant deux modes énonciatifs complémentaires, l’un entre la mère et son fils, l’autre entre l’auteur et tous ses lecteurs. Le discours disproportionné de la mère du chevalier aligne, sans que les situations d’énonciation soient adaptées, huit œuvres variées de Robert de Blois. La fiction narrative, construite mais inaboutie, correspond à l’esthétique du recueil comme compilation utile, tendue vers un objectif pédagogique.

9À propos du Beaudous, Francis Gingras (« Mise en recueil et typologie des genres aux xiiie et xive siècles : romans atypiques et recueils polygénériques (Biausdous, Cristal et Clarie, Durmart le Gallois et Mériadeuc) », vol. I, p. 91‑111) remarque le « rôle central accordé à la lecture de Pyrame et Thisbé », conte introduit dans un conte (le roman de Floris et Lyriopé) lui-même inclu dans un conte, « dans un jeu de confusion des signes et des sexes [...] qui signale à la fois l’influence du romancier et les dangers de la lecture ». La multiplication des textes implique donc une hiérarchie du sens au sein d’un projet pédagogique universel. Cristal et Clarie « consiste, pour l’essentiel, en un collage de citations plus ou moins longues de romans arthuriens » peut-être aussi dû à Robert de Blois (p. 109). Ici la réorganisation des textes n’a pas une portée didactique ; en jouant sur la surenchère dans la succession des aventures romanesques, l’auteur-compilateur cherche à renouveler le plaisir d’un public averti.

10Cynthia J. Brown (« La mise en œuvre et la mise en page des recueils traitant des femmes célèbres à la fin du Moyen Âge », vol. II, p. 33‑46) isole des recueils comparables pour la place qu’ils accordent à Anne de Bretagne, comme La louenge et vertu des nobles et cleres dames publiée par Antoine Vérard en 1493. L’analyse des programmes iconographiques montre, derrière un luxe ostentatoire, un projet de lecture centré autour de cette femme mécène, inspiratrice, lectrice et digne héritière des femmes illustres. Plus intéressante, une Epistre rédigée vers 1510 présente Anne comme une vraie héroïne ovidienne se lamentant sur le retour retardé de son mari, au sein d’un recueil de onze lettres qui mêlent différents auteurs réels et fictifs. Comme tout genre bref, l’épître se prête à la multiplication des textes et des voix, dont l’agencement est significatif : la reine est ici placée dans une position d’impuissance face à son mari, principal destinataire de l’ensemble.

11Dans « Le ms. BAV Reg. Lat. 1716 : un recueil de nouvelles ? Quelques remarques sur le manuscrit des Nouvelles dites de Sens » (vol. II, p. 79‑100), Maria Colombo Timelli propose une notice, l’édition de trois textes et justifie la construction du livre. Elle remet en cause la numérotation de Langlois (absente du manuscrit), après avoir évoqué l’interprétation numérique fantaisiste qu’en tirait L. Rossi. Puis souligne que certains intitulés, qui contiennent plus d’informations que le conte qui suit, semblent être dus à l’auteur lui-même ; or la typologie des titres semble bien refléter la typologie des récits qu’ils introduisent, plus ou moins narratifs ou édifiants. L’aspect polygénérique n’empêche pas la construction d’un recueil cohérent, qui trace un parcours du delectare au docere.

12Nelly Labère propose l’analyse d’un autre recueil peu diffusé : « “En la fourme et la maniere” des Cent nouvelles nouvelles de Philippe de Vigneulles » (vol. II, p. 155‑177). Le tableau final reconstitue avec clarté l’organisation du manuscrit à partir de son état actuel ; il suit une bibliographie utile sur Philippe de Vigneulles. N. Labère analyse le travail de sélection et d’organisation du compilateur, qui vise à la fois une continuité thématique, soulignée par le prologue et certaines rubriques, et un effet de contraste par souci de variation esthétique. Il clôture le recueil « sur la mention de Metz conçue à la fois comme source et comme fin ». Ce cas est exemplaire des anthologies de récits brefs, fondées sur l’image d’une totalité dans la pluralité, qui multiplient une matière narrative sélectionnée et réordonnée.

13L’article « Semis, transplantation et greffe : les techniques de la compilation dans le Rosarius » (vol. I, p. 199‑221) aborde un cas célèbre — et marginal, puisque c’est l’un des trois recueils pourvus d’un titre avec La Salade d’Antoine de La Sale et Le Mignon, comme le note S. Lefèvre (vol. II, p. 179‑180). Le manuscrit serait dû à un prédicateur dominicain, travaillant pour la communauté féminine de Poissy (vol. I, p. 217). Marie‑Laure Savoye reconstitue la structure initiale du manuscrit malgré son mauvais état actuel : il devait comporter trois séries de cinquante chapitres, la dernière étant totalement perdue et les deux premières fragmentaires. Chaque chapitre fait suivre un texte didactique et allégorique sur les propriétés d’une chose, un miracle de la Vierge et une poésie mariale. Les vers empruntés sont scrupuleusement indiqués en marge par le compilateur ; l’auteur utilise différentes techniques pour intégrer l’œuvre d’autrui, plus ou moins modifiée. La volonté totalisatrice globale n’empêche pas l’autonomie des chapitres, dont la cohérence interne n’est pas toujours explicitée.

14Les répétitions entre les chapitres du Rosarius rappellent les doubles copies de poème dans les recueils poétiques, où chaque section propose un choix anthologique. Ce sont les compilateurs des sommes encyclopédiques qui ont systématisé la lecture ponctuelle, en accumulant citations et références (vol. I, p. 158). À l’idéal d’une maîtrise parfaite de l’ensemble des textes écrits, se substitue l’idéal de la maîtrise des savoirs, pour lequel la lecture d’une seule encyclopédie est peut‑être suffisante. Seul un manuscrit du xiiie et du xive siècles contient à la fois la première rédaction de l’Image du monde et une autre encyclopédie en langue vulgaire de la même époque : Chantal Connochie‑Bourgne en déduit l’absence relative de conscience générique (« Au temps des sommes, quelques recueils de textes didactiques », vol. I, p. 183‑197). On pourrait y voir, au contraire, la preuve de la visée totalisatrice de ces compilations, toute relative puisque les textes didactiques montrent souvent leur tendance à se multiplier. Ainsi, le texte de Gossuin de Metz est complété dans deux manuscrits à la fois par un Bestiaire et un Lapidaire. Malgré la possibilité d’une lecture ponctuelle (facilitée, à partir du xiiie siècle, par la multiplication des outils de présentation et de classification), il semble bien que le livre médiéval soit tendu vers un idéal de lecture prolongée, linéaire bien que discontinue.

15Les légendiers en sont un bon exemple. Les vies des saints sont ordonnées selon une logique globale le plus souvent liturgique, comme la plupart des modèles latins et notamment la Legenda aurea de Jacques de Voragine, ou une logique méthodique qui distingue les apôtres, les martyrs, les confesseurs et les saintes femmes. À propos de « La Légende dorée du ms. Paris, BnF, fr. 23114, traduction anonyme pour Béatrice de Bourgogne » (vol. II, p. 125-135) Barbara Ferrari souligne la conformité au modèle de Jacques de Voragine ; presque tous les chapitres sont présents, seule la vie de saint Eutrope est ajoutée. La fin du prologue annonce la structure du légendier en quatre parties, suivant les quatre temps de l’année liturgique. Cette belle partition, à l’image des quatre saisons, n’empêche pas qu’un « parcours de lecture privilégié » soit dessiné, par la mise en relief presque systématique des miracles et des récits exemplaires : ainsi, à la construction totalisatrice de l’ensemble, s’ajoute bien l’idée d’une lecture méditative ponctuelle.

16En analysant « Un légendier propre pour les Blanches Dames de Namur (xve siècle) » (vol. II, p. 303‑313), Martine Thiry-Stassin offre l’exemple plus rare d’une collection rassemblant des saints d’une même famille religieuse, introduite par les trois prophètes à l’origine de l’ordre. Il s’agit du manuscrit Bruxelles, KBR, II 2243 dont elle propose une notice. Le légendier y est suivi d’un traité d’exhortation aux vierges du Carmel, d’un petit traité sur sainte Anne et d’une série de miracles. C’est donc bien l’ensemble qui est destiné à l’édification de la communauté relativement neuve des Blanches Dames de Namur.

17L’article d’Anne‑Françoise Labie‑Leurquin (« Les hésitations du cycle christique du légendier G de Paul Meyer », vol. I, p. 223‑235) donne un exemple des légendiers méthodiques, en général introduits par des épisodes de l’enfance du Christ. Le cycle est présent dans les quatre exemplaires du légendier G, mais avec des flottements entre eux et par rapport aux légendiers antérieurs ; de plus aucun scribe ne l’a identifié et mis en valeur par la mise en page. Le légendier G est un bon exemple du travail d’écriture comme compilation, traduction et réorganisation, dans un projet global cohérent malgré les hésitations du classement.

18Le livre analysé par Paola Cifarelli (« Pierre Sala et le Petit Livre d’Amour (manuscrit Londres, BL, Stowe MS 955) », vol. II, p. 61‑77) est certainement un cas particulier dans la définition du recueil. « Anthologie miniaturisée d’inspiration autobiographique », ce petit livre luxueux manifeste une cohérence remarquable, fondée sur une lecture englobant le quatrain de gauche et l’image de droite. Malheureusement aucune reproduction du manuscrit n’appuie la démonstration. Les douze quatrains sont de formes et de sources variées, mais la plupart sont écrits par Pierre Sala ; une épître dédicatoire en prose ouvre le recueil ; le portrait de Pierre Sala par Jehan Perréal occupe le dernier folio. Le mélange de pièces morales et amoureuses n’empêche pas l’unité thématique de l’ensemble, qui dénonce la corruption de la cour.

19Certains manuscrits-recueils reflètent la même esthétique que les livres‑recueils : ils forment un tout globalement cohérent, mais marqué par une certaine discontinuité entre les différents textes. Estelle Doudet analyse « L’identité bourguignonne au temps des Habsbourg. Mise en recueil et littérature de circonstance dans le manuscrit de Manchester, J. Rylands University Library, French 144 » (vol. II, p. 113‑123). En créant ce manuscrit au milieu du xvie siècle, Jehan d’Haffrengues affirme sa loyauté envers le pouvoir bourguignon. Le Temple de Mars sert d’ouverture prestigieuse, suivie de plusieurs complaintes dont le Testament de la Guerre, « clef de compréhension de l’ensemble » ; une section poétique centrale, anonyme et locale, rend compte des guerres récentes ; la chronique finale du roi d’armes Nicaise Ladam sert de conclusion à valeur à la fois locale et nationale. « À l’âge de l’imprimé, recueillir, c’est affirmer une identité. » Le seul poème à tonalité courtoise s’intègre par sa thématique élégiaque, tout en se présentant comme un « contrepoint amoureux aux textes politiques du manuscrit ».

20Le recueil organique atypique analysé par Marie Jennequin (« Une filiation littéraire inscrite dans le manuscrit ? Le Livret sommaire de Jean Lemaire de Belges », vol. II, p. 137‑153) est fondé sur un programme d’auteur. Trois œuvres, conçues séparément et de tons différents, sont réunies pour donner une nouvelle autorité à Jean Lemaire : son Salve regina est suivi d’une chanson royale de Jean Molinet et d’une longue Louange à la Vierge de Georges Chastelain. Comme souvent, le travail de compilation s’apparente à une réappropriation du contenu. Ces textes sont intégrés à une « anthologie poétique de caractère moral et religieux ». Un colophon annonce, dès le deuxième feuillet, que « ce petit livret sommaire [...] appartient à Jehan Le Maire [...] De riches motz et grant sens chascun voit qu’il n’est pas vuid ». La présence récurrente de ce nom et de sa signature, la revendication d’appartenance du livre, montrent-elles qu’il s’agit d’un recueil personnel de l’auteur, ou au contraire d’un livre à diffuser pour assurer son renom ?

21Le cas analysé par Lori J. Walters est plus clair (« Le thème du livre comme don de sagesse dans le ms. Paris, BnF, fr. 926 », vol. II, p. 315‑331). Il s’agit de cinq œuvres morales et politiques compilées pour Marie de Berry par son confesseur Simon de Courcy sous l’influence de Gerson. La première enluminure (reproduite p. 329), en représentant Marie et sa fille Bonne devant une Vierge à l’enfant, illustre le rôle particulier des femmes dans le lignage royal humain, qui peut accéder à l’éternité pourvu qu’il fasse preuve d’une sainteté morale.

22Christine Reno et Inès Villela-Petit analysent « Du Jeu des échecs moralisés à Christine de Pizan : un recueil bien mystérieux (BnF, fr. 580) » (vol. II, p. 263‑276). Deux copistes ont copié ensemble la traduction de Jehan de Vignay du Liber super ludo scaccorum de Jacques de Cessoles, le Livre de Melibee et de Prudence sa femme, le Livre du Chevalier de la Tour Landry et le premier livre du Roman de Fauvel de Gervais du Bus. En troisième position, sur un bi‑feuillet indépendant, une version autographe de l’Epistre a la reine de Christine de Pizan ne s’inscrit pas parfaitement dans le reste du recueil, qui donne une description à visée morale et didactique de la société contemporaine. L’harmonie du recueil est surtout assurée par l’illustration, de la main du Maître de l’Ovide. Le carrelage noir et blanc utilisé pour les scènes d’intérieur, inspiré par le jeu des échecs, renforce l’impression d’un tout organique, notamment dans le frontispice de l’Epistre a la reine. Or la scène courtoise représentée (reproduite p. 275) ne correspond pas du tout au texte : le cahier, écrit à la hâte par Christine comme le précise le rondeau final au destinataire, est passé sans instruction particulière à l’atelier du peintre pour assurer une cohérence visuelle au détriment du sens.

23René Stuip donne l’exemple d’un autre manuscrit contenant une œuvre de Christine, où l’illustration joue un rôle semblable : « Unité de l’enluminure, unité du manuscrit ? À propos d’un manuscrit contenant une copie des Heures de Contemplacion de Christine de Pizan (La Haye, KB, 73 J 55) » (vol. II, p. 289‑301). On peut se demander quand les trois parties du manuscrit ont été rassemblées. La première contient les Distiques de Caton et se distingue par le parchemin et la main. La deuxième contient le troisième chapitre de la Somme le Roi de Laurent du Bois ; elle est peut-être de la même main que la troisième, qui rassemble les Heures de Contemplation, Neuf paroles d’Albert le Grand, les Vigiles des Morts de Pierre de Nesson et un Enseignement moult piteux de Jean de Remin. L’auteur des Heures de contemplation a disparu : il manque la première phrase, qui contient le nom de Christine de Pizan dans l’autre version manuscrite, et le frontispice représente un moine offrant un livre à un groupe de femmes. Les 12 enluminures, dont 8 pour les Heures, sortent du même atelier (reproductions p. 299‑301). Bien qu’elles apparaissent dans les trois parties du manuscrit, et assurent une réelle unité stylistique, elles ne suffisent pas à démontrer l’organisation volontaire du recueil, qui pourrait être organique, composite ou factice.

24Gilbert Ouy nous rappelle l’importance de l’approche méthodique du manuscrit comme objet archéologique en ouverture de « Deux frères à l’œuvre : Charles d’Orléans et Jean d’Angoulême compositeurs de recueils » (vol. II, p. 233‑251). En présentant quelques recueils possédés par les deux frères pendant leur captivité, G. Ouy reconstitue le milieu intellectuel de Londres à cette époque. Il prouve que les deux frères ont bien eu une résidence commune, à partir de la fin de 1429, et ont contribué, ensemble, à la diffusion de Gerson en Angleterre. Le BnF, lat. 1203 est un petit carnet rassemblant trois mains, dont celles de Charles et de Jean (deux extraits sont reproduits p. 250-251). Il constitue le brouillon ou le plan d’une petite partie du recueil luxueux BnF, lat. 1196 recopié pour la plus grande partie d’après le BnF, lat. 3638. Ce dernier est un recueil cumulatif copié en grande partie par Jean, et notamment sept poèmes de Gerson d’après un brouillon sans doute transmis par le Célestin Jean Gerson, frère du prédicateur mort en odeur de sainteté. Qu’il s’agisse de manuscrits de travail ou de présentation, ces manuscrits compilent des écrivains français à diffuser outre Manche, des écrivains anglais appréciés pendant la captivité (comme John of Hovedene copié dans le BnF, lat. 3757 et annoté par Charles) et de nouvelles compositions comme le Canticum Amoris de Charles d’Orléans (contenu dans le BnF, lat. 1196).

25Les articles consacrés à la diffusion d’un seul texte tendent aussi à justifier l’ordre global de certains recueils, démontrant la pertinence d’une « lecture méditative, récréative ou utilitaire » de certains gros recueils organiques (vol. I, p. 7) bien que l’interprétation doive parfois rester prudente (vol. II, p. 110).

26L’environnement d’un texte peut changer son interprétation. Tiziano Pacchiarotti en donne un exemple convaincant : « Les manuscrits du Matheolus et leur réception » (vol. II, p. 253‑261). La traduction de Jean le Fèvre apparaît sous le titre Matheolus contre les bigames dans le manuscrit de Genève, BPU, com. lat. 169, où il est placé en position finale après une généalogie des rois de France, le traité de Péronne et les Quinze Joyes de mariage. Dans ce manuscrit, produit à Péronne entre 1468 et 1470, le texte ne passe plus comme une charge critique contre la femme et le mariage mais comme la défense de son institutionnalisation. Dans quatre autres manuscrits, les Lamentations de Matheolus sont liées à un nouveau texte de Jean Le Fèvre, le Livre de Leësce (composé dans la décennie suivante, entre 1380 et 1387) : l’attention du lecteur a été orientée sur la matière matrimoniale, en laissant l’argumentation à un seul auteur.

27Alison Stones analyse « Les prières de Gautier de Coinci, leur distribution et leur réception d’après la tradition manuscrite » (vol. I, p. 237‑268). Un tableau précis présente 56 manuscrits incluant de une à quatre prières, dont la diffusion a été très large et très diverse. Dans le BnF, nafr. 24541, elles sont introduites par quatre portraits dynastiques peints par Jean Pucelle (reproduits p. 257‑258) ; dans d’autres cas, elles servent à remplir une feuille de garde ou une demi-feuille restée vide. Ainsi ces pièces brèves et célèbres sont destinées à entrer dans un ensemble plus vaste, dont elles se détachent parfois lorsqu’elles forment un groupe autonome et cohérent ou lorsqu’elles sont enluminées.

28« Le contexte manuscrit du Songe d’Enfer de Raoul de Houdenc » (vol. I, p. 47‑61) est étudié par Keith Busby dans 10 manuscrits, dont la plupart ne tiennent aucun compte de la production d’un auteur bien connu par ailleurs. En revanche, la continuité entre le Songe d’Enfer et le texte suivant est travaillée par une similitude thématique (le Testament de Jean de Meun offre ainsi une vision du paradis et de l’enfer, dans le New Haven, Yale University, Beinecke Libr. 703) voire une véritable symétrie (avec le Songe de Paradis du BnF, fr. 837). La version du manuscrit de Berne, BurgerB, 354, omet le v. 681 du Songe d’Enfer : les contes arthuriens qui suivent ne peuvent en effet correspondre au « Aprés orrez de Paradis ».

29En analysant « Les manuscrits du Bestiaire d’Amours de Richard de Fournival » (vol. I, p. 113‑138), soit 23 manuscrits dont 21 recueils, Christopher Lucken montre la plasticité de ce texte, « mélange d’érudition et de badinage » à la frontière des traités encyclopédiques et des arts d’aimer. Le manuscrit de Vienne, ÖNB, Vind. Pal. 2609, « apparaît tout entier comme une amplification du Bestiaire d’Amours » : on y trouve notamment la poursuite du dialogue entre l’amant et sa dame. Dans le BnF, fr. 25566, où sont réunies les œuvres d’Adam de la Halle, les trois textes attribués à Richard de Fournival ne sont pas présentés ensemble.

30Sylvie Lefèvre, dans « Un recueil du xve siècle : le Mignon » (vol. II, p. 179-198), étudie les manuscrits contenant le Compendium historial d’Henri Romain, un recueil à géométrie variable « dit le Mignon », selon la mention au fol. 332 du BnF, fr. 9186 qui a fait partie de la bibliothèque de Jean d’Armagnac ; son surnom indique peut-être qu’il s’agit d’un ouvrage de prédilection du duc, dont il existe un petit jumeau (Genève, BPU, fr. 79). Le Compendium est le plus souvent associé au Seneque des IIII vertus, texte de Martin de Braga traduit par Jean Courtecuisse. Dans le manuscrit de la Bibliothèque nationale, Jean d’Armagnac a choisi d’ajouter le De senectute de Laurent de Premierfait, facile à se procurer, et une autre compilation d’Henri Romain, l’Abrégié et effect des trois decades de Titus Livius, sans doute sur les conseils de Guillaume Romain, frère d’Henri. Le Compendium apparaît dans « une configuration non seulement variable [...] mais surtout fugace », phénomène de mode soutenu par des princes amateurs ou des libraires opportunistes fabriquant des manuscrits d’étal.

31Certains genres semblent destinés à une diffusion disséminée dans des recueils plus ou moins hétérogènes. L’article d’Emma Cayley, « Polyphonie et dialogisme : espaces ludiques dans le recueil manuscrit à la fin du Moyen Âge. Le cas de trois recueils poétiques du xve siècle » (vol. II, p. 47‑60), présente sept des huit débats dont elle a préparé l’édition. Le débat met en avant le dialogue et la compétition ludique entre les auteurs. Il faudrait analyser le reste des manuscrits (dont le contenu est simplement listé, p. 56‑59) pour voir si ce type de lecture peut être conduit au-delà de ce genre. Olivier Delsaux (« (D)ebat pour recueil en noir majeur. La supériorité du ms.-recueil sur le ms. d’auteur pour l’approche d’un texte poétique en moyen français », vol. II, p. 101‑111) remarque que le Debat de la noire et de la tannée est encadré, dans le manuscrit de Chantilly, Condé, 685 comme dans le Jardin de Plaisance, par La Belle Dame sans mercy, Le Resveille-matin et Le Dit du nouveau marié qui changent le statut du texte, d’une dispute élégiaque à un simple jeu de société, tandis que la présence de la Moralité du bien public, dans le manuscrit de Chantilly, ou de ballades dialoguées, dans celui de la BnF, fr. 2798, accentuent l’aspect théâtral du débat.

32F. Gingras, dans son analyse de quatre romans atypiques inclus dans des recueils polygénériques, montre, lui, l’ouverture du roman (vol. I, p. 110‑111). Les exceptions (Beaudous, Cristal et Clarie, Durmart le Gallois et Mériadeuc) prouvent à la fois la conscience nette du genre globalement homogène du roman arthurien et la recherche « d’autres voies pour la littérature vernaculaire ». L’étrangeté générique s’apparenterait à l’éclectisme atypique de certains recueils, à l’épreuve d’un lecteur qui « accepte de lire pro et contra ».

33En dressant la liste des manuscrits connus contenant 130 fabliaux, Richard Trachsler (« Observations sur les “recueils de fabliaux” », vol. I, p. 35‑46) propose un panorama suggestif de la réception manuscrite des textes brefs au Moyen Âge. Sur les 43 manuscrits cités, 21 apparaissent dans d’autres articles du volume I ; on trouve six manuscrits factices, deux lacunaires, quatre fragments. Contrairement aux chansons de geste ou aux romans, le fabliau ne se prête pas au regroupement systématique. Il nous semble que le « manuscrit de fabliaux typique » n’existe pas ; en revanche le fabliau a tendance à s’insérer dans le manuscrit-recueil typique, plus ou moins hétérogène, plus ou moins arbitraire.

34L’ordonnancement des textes au sein d’un manuscrit‑recueil a un sens, selon les représentations médiévales de l’ordre et du désordre : le fait que les textes courts soient regroupés à la fin indiquent sans doute leur moindre valeur par rapport aux encyclopédies qui ont un rôle d’ouverture, lié peut-être à une vision totalisante de l’univers. Ainsi, sur les dix manuscrits analysés par Ch. Connochie-Bourgne, huit commencent par l’Image du monde : cette œuvre, à valeur programmatique, est suivie de textes didactiques selon la logique de l’amplificatio. Dans le BnF, fr. 1822, au contraire, le Segré de segrez apparaît à la onzième et dernière place (il semble inutile d’en dissocier son Prologue, comme dans le tableau vol. I, p. 194-195), en tant que miroir au prince offert au lecteur après des textes variés, historiques, théologiques, moraux ; l’Image du monde est à la quatrième place, tandis que 67 sermons en prose servent d’ouverture d’un type fragmentaire, mais respectable. À propos du manuscrit de Berne, BurgerB, 354, K. Busby voit dans les fabliaux « au seuil du manuscrit » un clin d’œil complice au lecteur annonçant une thématique un peu moins édifiante que d’autres grands recueils. La thématique amoureuse est souvent liée dans les recueils à l’image de la fin, parce que l’amour est symboliquement réservé à une saison de la vie humaine. Ainsi Ch. Lucken analyse « la figure de la vieillesse et la fin de l’amour qu’un tel état implique » manifestée dans le distique final du Paris, B. Ste-Geneviève, 2200. L’article d’Amy Suzanne Heneveld (« “Chi commence d'amours”, ou commencer pour finir : la place des arts d’aimer dans les manuscrits‑recueils du xiiie siècle », vol. I, p. 139‑156) démontre que l’agencement des textes cherche à susciter « une réflexion sur le rôle ambigu, et liminaire, de l’expérience amoureuse ». La place de l’amour dans les recueils correspond à celle que lui accordaient les hommes du Moyen Âge.

35R. Trachsler (vol. I, p. 44‑46) remet en cause à juste titre la recherche systématique d’un sens dans des groupements de dits, fables, fabliaux tour à tour narratifs, didactiques, satiriques ou amoureux qui n’ont comme seul point commun que la brièveté. Cependant, comme le note A. S. Heneveld, le goût du contraste qui justifierait la réunion de fabliaux aux arts d’aimer est comparable à l’esthétique du motet, qui confronte des chansons profanes à des musiques d’origine religieuse (vol. I, p. 145). Si la taille de certains textes impose leur diffusion groupée, alors les lecteurs médiévaux ne pouvaient les lire de manière parfaitement autonome. Au-delà du stade de l’écriture, la conscience générique concerne donc le rubricateur comme le lecteur des manuscrits-recueils.

36La comparaison de gros manuscrits, dont Wagih Azzam, Olivier Collet et Yasmina Foehr-Janssens cherchent à retrouver le contexte de production, est le principal apport de leur article (« Mise en recueil et fonctionnalités de l’écrit », vol. I, p. 11‑34) consacré aux « textes narratifs brefs ». Sans forcer une lecture totalisante de ces manuscrits-recueils, parfois factices, les auteurs ont bien compris l’état d’esprit qui justifie les collections de ce type de textes : « la littérature vernaculaire semble avoir tiré parti de la mise en écrit et, à plus forte raison, de la mise en recueil pour sacraliser son origine orale, authentique ou non ». L’écriture nouvelle de la poésie est ainsi influencée par la conservation de son héritage, puisque s’allient désormais « les métaphores de la lettre et de la voix » (vol. I, p. 34).

37L’article de J. Cerquiglini-Toulet « Quand la voix s’est tue, la mise en recueil de la poésie lyrique aux xive et xve siècles » (cité vol. II, p. 17, n. 2) propose trois concepts utiles pour décrire l’effet du choix et de la disposition des textes dans les recueils. Les œuvres complètes célèbrent la notion moderne de l’auteur, maître d’un ouvrage ordonné et fini, tandis que le florilège, ou l’anthologie, repose sur l’esthétique du discontinu, offrant au lecteur une lecture partielle d’un auteur ; enfin l’album, ouvert, laisse la place à d’autres mains, permettant au lecteur de devenir auteur.

38Dans « Le Recueil d’auteur au xiiie siècle : Guillaume de Machaut et la compilation de ses œuvres » (vol. II, p. 199‑211), Margarida Madureira montre que le BnF, fr. 1586 rassemble différentes pièces selon le seul critère du nom de l’auteur, contrairement à la conception moderne du BnF, fr. 1584 qui présente des œuvres complètes parfaitement organisées par Guillaume de Machaut à la fin de sa vie. Le portrait d’auteur se construit par fictionnalisation : la figure de l’auteur-narrateur dans le texte est plusieurs fois associée à celle de l’auteur hors-texte, par le contenu des dits comme par l’illustration.

39Virginie Minet‑Mahy traite l’autre exemple attendu par la question du recueil : « Polyphonie et problèmes de langage dans l’album poétique de Charles d’Orléans (Paris, BnF, fr. 25458) » (vol. II, p. 213‑232). Ce manuscrit autographe est exceptionnel : le fonds primitif homogène apparaît en bas de la page, tandis que le haut est rempli de compositions plus récentes, ajoutées au fil du temps par l’auteur. Les espaces laissés en blancs, la transcription cohérente de débats entre auteurs, les échos de sens et de rimes entre pièces anciennes et récentes copiées à proximité montrent que Charles d’Orléans n’inscrivait pas au hasard les nouvelles pièces, mais cherchait à juxtaposer des discours et des images comparables ou opposés, sans cohérence totalisatrice. Pour un volume aussi complexe (voir le plan donné p. 231‑232, avec un renvoi à l’étude codicologique de Mary-Jo Arn), on ne peut que souhaiter une édition numérique alliant, à une reproduction en fac-similé, l’édition scientifique de chaque texte.

40L’article de Frank Willaert aborde « Les Opera Omnia d’une mystique brabançonne. Réflexions sur la mise en recueil et la tradition manuscrite des œuvres de Hadewijck (d’Anvers ?) » (vol. II, p. 332‑345). Hadewijck est le premier auteur néerlandais dont toutes les œuvres ont été recueillies dans un manuscrit. On connaît trois manuscrits de ses œuvres complètes et un manuscrit d’œuvres choisies. Si les visions, toujours suivies de la Liste des parfaits, constituent une collection homogène, construite sur une progression mystique, la disposition des autres recueils composés par Hadewijck est moins claire. La première et la dernière chanson sont les seules à mêler néerlandais et latin ; la première invite à aimer, la dernière rappelle que l’amour exige la mort de soi. Il n’y a cependant aucun ordre entre les chansons, destinées à l’origine à être chantées séparément et assemblées par leur auteur dans un second temps. Les lettres et les lettres rimées s’ouvrent sur une salutation très élaborée. La dernière lettre rimée est de loin la plus longue, avec la première, et résume toute la doctrine de Hadewijck. L’ordre des manuscrits A et B semble être l’ordre original, peut-être dû à l’auteur : le prologue de la première lettre peut servir d’ouverture à l’ensemble. Le nom d’auteur n’apparaît que dans C, où les visions sont placées en position initiale pour renforcer l’autorité de cette mystique.

41Anne Schoysman analyse deux types de diffusion des textes de Jean Miélot (« Recueil d’auteur, recueil thématique ? Le cas de la diffusion manuscrite de textes sur le thème de la “vraie noblesse” traduits par Jean Miélot », vol. II, p. 277‑287). Deux manuscrits sortis de l’atelier de Jean Miélot s’ouvrent par le Debat d’honneur et le Debat de vraie noblesse suivis de textes différents. Dans le manuscrit de Bruxelles, KBR, 9278-80 destiné à Philippe le Bon, Jean Miélot est le translateur des trois textes et l’acteur du Prologue du Debat d’honneur, qui sert d’ouverture à l’ensemble. Dans le manuscrit de Copenhague, KB, Thott 1090, le Prologue inventé par Miélot pour le Debat de vraie noblesse est déplacé en tête du manuscrit, avant le Prologue du Debat d’honneur, tandis que le Prologue original latin est maintenu en tête du Debat de vraie noblesse, sans titre – il n’est donc pas attribué à son auteur latin, mais à Miélot. En revanche les manuscrits qui ne sortent pas de l’atelier de Miélot ne contiennent habituellement pas son nom ; le Debat d’Honneur et le Debat de vraie noblesse, souvent copiés ensemble, sont mêlés à des textes proches thématiquement, dus à d’autres auteurs.

42Hélène Basso analyse le cas où un auteur n’a été transmis que par un manuscrit, le BnF fr. 19139 : « Le poète à l’avenir effacé : Jean de Garencières » (vol. II, p. 17‑31). Ce recueil exacerbe la discontinuité poétique présente dans les recueils lyriques de la fin du Moyen Âge. Le livre contient trois parties bien délimitées, qui constituent trois recueils d’auteur : le livre que monseigneur Charles d’Orléans a faict estant prisonnier en Angleterre, une collection de pièces d’Alain Chartier et une autre de Garencières. Or la poésie de Jean de Garencières est déjà présente dans la première section : « dépassée, recueillie et sans doute sublimée par la plume de Charles » d’Orléans. La devise de Garencières, « Vous m’avez », marque une poétique de l’ouverture et du don. Elle introduit la troisième section du manuscrit, puis les pièces lyriques après le long poème narratif, puis conclut l’ensemble, avant le nom du scribe qui « rend plus frappante l’absence de celui du poète ». On notera, parmi les pièces lyriques, la variété des genres et des voix : « toujours la voix poétique de Garencières paraît suspendue par d’autres ou aux autres. »

43Les articles mettent au jour de belles constellations dans le corpus médiéval. Les fabliaux, les arts d’aimer ou le Songe d’Enfer gagnent à être étudiés au sein de différents groupements qui mettent en avant les plus célèbres manuscrits-recueils : Berlin, SBB, Hamilton 257 ; Berne, BurgerB 354 ; Londres, BL, Harley 2253 ; Oxford, Bodl. Libr., Digby 86 ; Paris, B. Arsenal, 3142 ; Paris, BnF, fr. 837 ; fr. 1553 ; fr. 1593 ; fr. 19152 ; fr. 25566. Quant au Paris, B. Ste-Geneviève, 2200, il est étudié à la fois pour Pyrame et Thisbé, le Bestiaire d’Amours et l’Image du monde. L’index des manuscrits permet une lecture transversale entre les articles qui fournit un rappel bibliographique et une réflexion sur l’origine et la datation de ces grands monuments. On trouvera notamment, pour le célèbre BnF, fr. 837, la mise en avant d’une section cléricale autour du Songe d’Enfer (vol. I, p. 53‑54), un tableau mentionnant la dizaine de textes communs avec le Rosarius (vol. I, p. 219) et une étude du Maître Hospitallier qui l’a enluminé (vol. I, p. 239‑240). Pour le BnF, fr. 1553, « l’un des plus résistants à toute tentative de catégorisations hâtives » (vol. I, p. 95), auquel est consacré le projet Hypercodex, A. Heneveld propose l’analyse pertinente d’une section amoureuse finale. L’index réunit 227 manuscrits dans le vol. I, dont 37 cités plusieurs fois, et 252 dans le vol. II, dont 8 cités plusieurs fois, soit en tout 473 manuscrits, dont 45 cités plusieurs fois. Il aurait été utile de signaler par un astérisque les 6 manuscrits communs aux deux volumes : Londres, BL, Add. 17275 ; Paris, B. Arsenal, 3142 ; Paris, BnF, fr. 185 ; Paris, BnF, fr. 12483 ; Paris, BnF, fr. 20330 ; Paris, BnF, fr. 24301.

44L’index nominum et des œuvres médiévales est imparfait. Là encore les entrées communes aux deux volumes auraient pu être signalées par un astérisque. Chaucer, classé à Chaucer dans le vol. I comme auteur des Canterbury Tales, apparaît comme Geoffrey Chaucer dans le vol. II tandis que Les Contes de Canterbury ont une entrée indépendante. L’énumération « Yonec, Guigemar, Lanval » (vol. I, p. 51) donne lieu à deux entrées indépendantes, Guigemar et Lanval, et une entrée Yonec reliée à celle de Marie de France. La mention de ces erreurs ne veut pas montrer du doigt le travail sérieux des compilateurs de ces deux volumes, mais plutôt souligner la difficulté de l’exercice d’indexation, tâche ingrate qui demande la participation active des auteurs des différents articles, un outil informatique efficace et un vrai temps de relecture.

45Les deux volumes ne contiennent pas de bibliographie générale, mais l’on trouve à plusieurs reprises (vol. I, p. 7 ; p. 47‑48, n. 3 ; p. 91, n. 1‑5 ; vol. II, p. 9‑15) des indications suffisantes pour dresser un premier bilan de la recherche actuelle sur le recueil médiéval. On citera en particulier : Mouvances et Jointures. Du manuscrit au texte médiéval, dir. M. Mikhaïlova, Orléans, 2005 ; La mise en recueil des textes médiévaux, dir. X. Leroux, Babel, 16, 2007 ; les travaux de K. Busby, S. Huot, L. Walters, et ceux de W. Azzam, O. Collet et Y. Foehr‑Janssens autour du projet Hypercodex. Par une approche temporelle relativement large, la mention des plus grands auteurs‑compilateurs comme Guillaume de Machaut et Charles d’Orléans, l’étude des manuscrits‑recueils les plus célèbres et d’une multitude de genres, les deux volumes qui viennent de paraître montrent la valeur de cette méthode d’approche des textes médiévaux. Ils ne peuvent prétendre à les analyser tous, et nous mentionnons avec regret, mais sans critique aucune, quelques objets d’étude manquants : la fable, Eustache Deschamps, le Jardin de plaisance et fleur de rhétorique. Les illustrations sont nombreuses et utiles, bien que leur qualité soit parfois insuffisante. Les deux ouvrages de la belle collection « Texte, Codex et Contexte » s’inscrivent dans la tendance actuelle, sérieuse et mesurée, de la recherche en littérature médiévale, qui cherche à comprendre le contexte intellectuel de la réception d’un texte au Moyen Âge entre les projets des auteurs, des compilateurs, des scribes ou des commanditaires et les contraintes pratiques de la copie et de la circulation des manuscrits. Les notions de genre, d’œuvre et d’auteur sont ainsi habilement mises en question, sans anachronisme, par l’analyse minutieuse des manuscrits‑recueils, qui, par leur organisation matérielle regroupent, de fait, des textes similaires ou opposés.

46Nous terminons ce compte-rendu en souhaitant que les conservateurs — et surtout les responsables administratifs — prennent conscience de la nécessité pour les médiévistes actuels d’étudier la composition matérielle des manuscrits : connaître la taille de la page, des marges, des lettres et des enluminures, la nature du support, repérer la foliotation, la signature des cahiers et les réclames, distinguer la réglure, les éventuels filigranes et tout ce qui n’est pas visible à l’œil nu, inventorier la totalité du contenu du volume. La tendance actuelle de la recherche s’oppose trop souvent à la tendance actuelle des bibliothèques à protéger leurs fonds plutôt qu’à assurer leur diffusion. La numérisation des livres, pour fascinante qu’elle soit puisqu’elle donne au codex un nouveau support immatériel, nécessite autant de temps et de travail qualifié que la copie médiévale d’un manuscrit, si l’on veut qu’elle remplace efficacement l’accès direct à l’objet réel.