Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Août-septembre 2016 (volume 17, numéro 4)
titre article
Guillaume Cousin

Conter Paris en 1830

Paris ou le Livre des Cent-et-Un. Anthologie, édition établie par Marie Parmentier, Paris : Honoré Champion, coll. « Champion Classiques », série « Littératures », 2015, 1192 p., EAN 9782745330451.

1Les spécialistes de l’époque romantique connaissent le Livre des Cent-et-Un, véritable monument livresque dont l’ampleur semble rebuter la critique. L’édition de Marie Parmentier vient combler une lacune éditoriale en proposant soixante-deux textes intégraux (sur deux cent quarante-six), accompagnés d’un riche appareil scientifique. Cet ouvrage s’inscrit dans un mouvement de redécouverte et de réévaluation de la production fictionnelle courte de 1830, lancé notamment par Patrick Berthier et Marie-Ève Thérenty dans leurs études consacrées aux liens entre presse et littérature1.

2Dans sa « Présentation générale », M. Parmentier propose une lecture plurielle du recueil, qui rend compte de la complexité éditoriale, générique et référentielle des Cent-et-Un.

Le contexte littéraire des Cent-et-Un

3Les premières pages de cette « Présentation » rappellent le difficile contexte éditorial de 1830. Grand éditeur romantique de la seconde moitié de la Restauration, figure du monde littéraire parisien, Ladvocat subit de plein fouet la crise économique qui touche la librairie2. À la suite d’Anthony Glinoer, M. Parmentier affirme que cette entreprise participe à l’autonomisation naissante du champ culturel, fondée sur un « engagement » mutuel : les hommes de lettres s’engagent à donner deux textes à Ladvocat, qui lui-même s’engage à rétribuer les écrivains grâce aux revenus issus de la vente. Néanmoins, M. Parmentier met en avant une pratique éditoriale courante que l’on peut considérer comme une supercherie : le tome XV contient un fac-similé de l’engagement daté de 1831 ; or, ce fac-similé semble contenir des signatures faites a posteriori, remettant en cause la vision d’une « conjuration des galeries du Palais-Royal » (p. 15). Au-delà des aspects symbolique et commercial, sur lesquels insiste M. Parmentier, on aurait pu développer ici la vision mythique de l’unité du Parnasse romantique que tente de produire ce pseudo-fac-similé, vision ironiquement balayée par l’expression « conjuration du Palais-Royal ». Cette idée est d’autant plus importante que M. Parmentier fournit une brève étude sociologique des « Cent-et-Un » qui montre l’importance des réseaux et autres coteries littéraires. Elle fait apparaître les différents groupes qui participent à l’entreprise : les académiciens, les membres de l’Arsenal, ceux du Journal des Débats, du Figaro ou bien encore de L’Artiste. On relèvera néanmoins, à propos de Pétrus Borel, une approximation dans le lien établi entre Hugo et le Petit Cénacle, puisque ce dernier est créé par les « romantiques marginaux3 » en réaction au groupe hugolien.

Écrire Paris entre Mercier & Baudelaire

4Dans la deuxième partie de son introduction, M. Parmentier revient sur les modèles et les hypotextes des Cent-et-Un. Prenant appui sur le premier titre envisagé du recueil, Le Diable boiteux à Paris, elle montre comment la figure créée par Lesage imprègne les Cent-et-Un, depuis l’article liminaire « Asmodée », écrit par Jules Janin, jusqu’à certains textes comme « Un duel » de Victor Ducange. Viennent ensuite Mercier et son Tableau de Paris, que M. Parmentier croit voir représenté dans la vignette de la page de garde du recueil, reproduit à la page 28. Elle montre, avec grand intérêt, que les noms apparaissant sur une partie de cette vignette inscrivent les Cent-et-Un dans une triple tradition : journalistique avec Addison et Goldsmith, satirico-romanesque avec Fielding et Sterne, historique avec Saint-Foix et Dulaure. Au-delà de la perpétuation d’une tradition littéraire, M. Parmentier trouve aussi à l’origine du recueil un sentiment d’urgence : le Paris mouvant du xixe siècle doit être fixé dans sa complexité et sa diversité, ce qui nécessite la multiplication des points de vue et des auteurs. Cet élément mis en avant dans la « Présentation » est essentiel, car il justifie le nombre d’écrivains présents dans le recueil, qui ne se borne pas à l’élaboration d’une entreprise commerciale. En ce sens, les Cent-et-Un sont profondément romantiques : ils allient un Paris « paradoxal, protéiforme et fascinant4 » à une ambition totalisatrice5.

5Ces deux aspects se retrouvent dans une « hétérogénéricité très frappante, qui radicalise de façon visible le principe de diversité qui régit également le choix des sujets traités » (p. 35). M. Parmentier montre avec finesse que l’expression « tableaux de mœurs » n’est ici qu’une étiquette regroupant des textes génériquement indéfinis en raison d’une « pression thématique » et d’une « pression des circonstances » (p. 37), que Ladvocat tente de désamorcer en organisant les volumes du recueil dans un but unificateur, en utilisant une taxinomie propre à produire un effet d’unité. Elle fait ainsi apparaître des effets de composition, notamment dans l’exploitation de thèmes particuliers ou bien dans l’organisation des textes en fonction de leur nature. On peut néanmoins s’interroger sur l’une des thèses avancée par M. Parmentier : la place finale des textes en vers relèverait de la prééminence de la poésie dans la hiérarchie des genres. On pourrait nuancer cet argument en mentionnant l’influence des périodiques littéraires comme la Revue de Paris ou la Revue des deux mondes, qui utilisent la même structure éditoriale, et à propos de laquelle Alain Vaillant a montré qu’elle participait de la « disqualification culturelle6 » de la poésie après 1830. Elle insiste enfin sur les effets de contraste qui produisent chez le lecteur une impression de totalité.

6L’intérêt de cette lecture macrostructurelle est renforcé par une lecture microstructurelle qui montre l’oscillation des textes entre realia et exempla, parfois brouillée par le basculement en régime fictionnel.

Postérité littéraire & critique des Cent-et-Un

7M. Parmentier consacre la dernière partie de sa « Présentation générale » à l’influence de l’entreprise de Ladvocat à son époque. Le recueil est en effet devenu un modèle pour plusieurs éditeurs, qui ont essayé de profiter de la vogue des Cent-et-Un. Au-delà des contrefaçons, belges notamment, auxquelles étaient habitués les éditeurs, ce sont des recueils inédits qui tentent de rivaliser avec l’original : Mme veuve Béchet lance ainsi la publication d’un Nouveau Tableau de Paris au xixe siècle en 1834, recueil auquel collaborent de nombreux auteurs des Cent-et-Un. Le recueil a donc créé un modèle littéraire mais aussi commercial. Surtout, il participe, avec les entreprises qui suivent, de la tentative des écrivains de rendre compte de la modernité de Paris.

8C’est ce dernier aspect qu’étudie M. Parmentier, dans une sorte de bilan critique. Elle montre comment la thèse de Walter Benjamin, qui donne naissance à l’appellation de « littérature panoramique » et voit en elle une littérature apaisante, a été nuancée et interrogée par la critique récente. Au panorama benjaminien, M. Parmentier substitue le concept de kaléidoscope, qui selon elle rend compte de « l’instabilité, l’éphémère, l’insaisissable que cette littérature donne à sentir au lecteur » (p. 62).


***

9Cette riche « Présentation générale » se veut donc à la fois étude du recueil et propédeutique à sa lecture. M. Parmentier a fait le choix d’une organisation thématique en trois parties : « Types et lieux parisiens », « Vie politique » et « Vie littéraire ». Cela permet une plus grande lisibilité et met en valeur « ses centres d’intérêt » (p. 64). Surtout, le choix des textes a été fait selon quatre critères : la popularité de l’auteur, l’intérêt historique, la représentativité de la variété du recueil, l’intérêt littéraire. Ces critères, qui auraient pu être trop discriminants, bénéficient de l’ampleur de l’anthologie, qui contient de nombreux textes intéressants écrits par des auteurs relativement inconnus.

10Finissons en disant que chaque texte est accompagné d’une brève biographie de son auteur, ce qui est bienvenu pour le lecteur. L’ouvrage contient également une table des matières des quinze volumes, précieuse pour les chercheurs qui voudraient (re)trouver un texte précis.

11Il faut donc saluer la publication de cette édition des Cent-et-Un qui pourra permettre, nous l’espérons, la lecture et l’étude de ce monument méconnu des années 1830.