Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Avril-mai 2016 (volume 17, numéro 3)
titre article
Pauline de Meet

Une liste peut en cacher une autre

Liste et effet liste en littérature, sous la direction deMichelle Lecolle, Raymond Michel, Sophie Milcent‑Lawson, Paris : Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2013, 570 p., EAN 9782812409936.

Toute liste s’efforce de conjurer le vrac du monde. (Philippe Hamon, p. 25)

1Comme tout ouvrage issu d’un colloque, le volume 59 de la collection Rencontres des Éditions Classiques Garnier présente une structure en « plateau » (au sens deleuzien du terme), chaque communication pouvant être lue indépendamment des autres, et les textes découverts dans un ordre non déterminé. En dépit de la division de l’ouvrage en trois parties, « La liste à l’œuvre », « Poétique de la liste » et « Esthétiques de la liste », les trois directeurs de la publication soulignent d’emblée que ces trois problématiques s’entremêlent savamment de manière complexe et inévitable. Il apparaît d’ailleurs que le classement de certaines communications dans telle ou telle partie est simplement d’ordre pratique. De Quatrevingt‑treize de Victor Hugo au surréalisme, en passant par Rabelais et la chanson, le point commun entre les trente‑quatre articles est réellement la sémiotique : comment donner du sens à la présence d’une liste dans un texte donné, romanesque ou poétique ? Inspirées par un aspect formel du discours, l’un des plus simples, en apparence seulement, les multiples articles établissent donc un lien entre la construction du discours littéraire, les intentions supposées de l’auteur et la réception du lecteur, réitérant, en les alternant, les trois niveaux d’analyse établis par Molino et Ruwet (respectivement, les niveaux neutre, poiétique et esthésique). Le lecteur « invité à constituer son propre parcours » (p. 8) peut goûter à loisir un petit « moment de liste » quotidien parmi les articles variés et tous passionnants. À travers les communications, ce sont, bien sûr, les écrivains et leurs œuvres que le lecteur redécouvre, par le truchement de ce fil rouge. Quant au lexique et ses définitions toujours complexes, les interrogations restent nombreuses : par exemple, comment distinguer « liste » et « série » ? La réponse ne sera pas donnée dans ces communications, qui, comme souvent, énoncent des problématiques approfondies sans toutefois y proposer de solution, mais avec lesquelles le lecteur peut comprendre, par l’axe formel ciblé de la « liste », un certain sens du discours, reliant le fond à la forme.

Le concept interrogé

2Si la table des matières (elle‑même une liste) nous renseigne sur la richesse et la variété des communications, la bibliographie (également une liste) est impressionnante, répertoriant, sur plus de trente‑cinq pages, les titres spécialisés sur la question, et montrant que le double concept « liste » et « effet liste » (plus souvent nommé « effet de liste » par les communicants) a déjà été largement utilisé et interrogé dans les mondes littéraire et universitaire. Dans la première partie de l’ouvrage, « la liste à l’œuvre », la liste serait « dynamique », posséderait un « effet générateur » ; elle peut être soumise à la raison, parfois surréaliste, s’intéresse aux lieux‑dits. Dans la partie centrale de l’ouvrage, « Poétique de la liste » les chercheurs s’intéressent davantage sociologiquement et historiquement au phénomène : liste médiévale, liste chez Rabelais et Victor Hugo, liste sur le thème de la guerre, liste révolutionnaire ; ou bien étudient le phénomène chez un auteur en particulier comme Le Clezio, Sylvie Germain, Paul Éluard (encore une liste…). Enfin, la dernière partie de ce triptyque, l’« Esthétique de la liste », permet au lecteur de voyager dans des genres variés contemporains : théâtre, chanson et poésie sont interrogés sur leurs rapports intimes avec la notion de liste, « ce besoin de nommer et de réunir sans lequel le monde (« la vie ») resterait pour nous sans repères […] » (Georges Perec, p. 533). Rassurante ou inquiétante, source de confort ou de « mélancolie » (p. 532), la liste fournit aux écrivains un procédé illimité permettant de « penser/classer » (p. 533). À la fois « banale par sa fréquence, multiple par ses aspects et très ancienne » (Gaspard Turin, p. 532), voire « absence préservée » (p. 534), la liste relève d’une « quête identitaire », par exemple chez Pérec et Modiano (p. 532).

3Interrogé de multiples manières, l’élément structurel que constitue la « liste », à l’intérieur du discours, poétique ou non, devient un véritable concept. Quant à la notion d’« effet de liste », elle fut utilisée par Philippe Hamon dès 1993, dans son ouvrage Du descriptif (Hachette). En 2009, on peut lire une « Grammaire de la liste », grâce à Marie‑Anne Paveau et Laurence Rosier (dans Le sens de la marge, I. Evrard et alii (dir.), L’Harmattan). Puis, en 2010, une Philosophie des listes (Bernard Sève, Seuil). La problématique n’est donc pas nouvelle. Cependant, original, ce recueil de communications réactualise les questions multiples à propos de la liste, convoquant les méthodes et les théories récentes les plus diverses.

Un essai de définition

4« C’est d’abord par défaut que la liste se définit », annonce d’emblée Agnès Fontvieille‑Cordani, spécialiste de Paul Éluard (p. 327). Définir la « liste » en littérature s’avère en effet très ardu, malgré les nombreuses tentatives des auteurs des communications, tant la notion est à la fois simple et multiple dans ses représentations. Pour Cécile Jarnoux, la liste apparaît comme « réparatrice », « rassurante » (p. 555), structurant les ouvrages, même dans les contextes littéraires et factuels les plus violents (son corpus analysé ici fut écrit juste après les attentats du 11 septembre 2001). Doté d’un fort « potentiel consolant et réparateur » (p. 560), l’effet de liste est envisagé ici dans le domaine de la réception, ce qui induit parfois un manque de distance salutaire à toute recherche scientifique, les appréciations devenant parfois vagues et subjectives, alimentées pour la forme par moult citations d’autres spécialistes mais rendant ponctuellement le sujet décevant.

5S’il en est un, parmi les poètes célèbres français du xxe siècle, qui enrichit ses textes de « listes », c’est bien l’auteur de Liberté (citons de mémoire : « Sur les arbres et les forêts […] Sur mes cahiers d’écolier […] Pierre, sang, papier ou cendre, j’écris ton nom […] ») scandée, telle une musique, par les heureux collégiens à qui l’on fit apprendre ce poème, immuablement inscrit dans les mémoires. Pour le fonctionnement de cette mémoire, justement, la liste agirait comme une musique, associant construction rythmique, assonances et allitérations, qui participent à la richesse du poème. Par des exemples choisis, Agnès Fontvieille‑Cordani, établit des liens subtils entre le contexte de la création poétique (l’aspect poiétique) et la présence de l’effet‑liste, rappelant que les moyens de la poésie « sont mis au service de ce dispositif » (p. 330). Insufflant un rythme particulier au texte, souvent en rupture formelle avec ce qui précède et ce qui suit, provocant un contraste, la liste, dans le domaine de la prose, augmente l’accentuation de la phrase, puisque devenue régulière, et convoque la mémoire, créant un lien plus étroit entre les différents éléments énumérés. Les auteurs des communications hésitent souvent sur la terminologie : liste ou énumération ? Liste ou effet‑liste ? Liste ou série ? Appréhendé de manière différente selon le corpus, de Rabelais (Louise Millon) à la chanson (Brigitte Buffard‑Moret), de l’épopée médiévale (Madeleine Jeay) à George Perec (Christelle Reggiani), le concept s’avère varié et original pour chaque utilisation.

Une recherche relativement récente

6Invité par le Louvre, en 2009, pour organiser une manifestation que l’artiste a intitulée « Vertige de la liste » (p. 9), le philosophe, essayiste et romancier Umberto Ecco voulait suggérer « presque physiquement l’infini, car, de fait, il ne finit pas » (p. 35). Considérée comme « forme simple », cette structure interpelle sans cesse les auteurs. Elle s’oppose souvent au récit (p. 22). Comme le souligne Philippe Hamon, la liste, subordonnée perpétuellement à l’utilitaire ou au récit, n’a pas fait « l’objet jusqu’à présent d’études systématiques en elle‑même et pour elle‑même » (p. 22‑23). Le chercheur envisage, avec humour, des listes de listes, ainsi que son confrère italien (p. 24). Évidemment, la sémiotique est encore au centre des débats, « l’idée directrice étant que l’analyse de la liste autorise la prise en considération d’un mode de construction du sens » (Marion Colas‑Blaise, p. 34).

7Cependant, traitant de sujets passionnants qui tentent d’approfondir cette problématique de la liste, la conclusion de certains chapitres est parfois décevante. Par exemple, quand, après vingt pages de détails explicatifs, la chercheuse Mariska Koopman‑Thurlings, à propos de Sylvie Germain, conclut par cette constatation que l’on pourrait appliquer à tous les corpus présents dans l’ensemble du recueil :

Si ces séquences empruntent leur structure à celle de la description, elles s’en distinguent fondamentalement, car non seulement l’effet descriptif disparaît au profit de la rythmicité et de la poéticité créées par la répétition et l’accumulation, mais la syntaxe affective de la liste transforme l’objet de la description en une expérience émotionnelle. (p. 308)

8La question initiale posée par la chercheure ne reçoit pas de réponse claire, même à tiroirs : la liste constitue‑t‑elle une description, finalement ? L’ouvrage théorique de référence de l’auteure et son point de départ de questionnement est celui de Philippe Hamon, Du Descriptif, mais elle semble se noyer un peu scolairement dans sa référence, utilisant cette notion de descriptif, sans savoir comment s’en sortir, excepté avec une pirouette finale. Chacun sait, bien sûr, que la liste n’est pas uniquement descriptive. Le seul exemple simple « je pense, je respire, je marche, je bouge, je ressens, je vis » en fournirait la preuve, si besoin était. Ailleurs, la chercheuse met en garde le lecteur contre la distinction à faire « entre accumulation et énumération » pour la liste (p. 296), critiquant elle‑même les chercheurs qui utilisent ces deux termes indifféremment, mais ne donnant aucune indication précise sur la distinction qu’il faudrait justement faire, selon elle, entre les deux notions.

Une rigueur inégale

9Malgré le manque de rigueur dont font preuve quelques communications, nous constatons cependant que tous les articles apportent une réflexion sincère sur le procédé, la technique, l’élément structurel, l’insert, le concept même de la liste. L’ouvrage fait découvrir les aspects cachés du phénomène « liste », enrichissant la réflexion sur cette forme au‑delà même des œuvres évoquées. Par exemple, Camille Laurens, utilise fréquemment ce procédé (Dans ces bras‑là, P.O.L., 2000) et il serait intéressant d’en analyser les éventuelles raisons par les méthodes de la sémiologie. Certaines communications de l’ouvrage allient rigueur et clarté du discours, comme celle de Jean‑François Jeandillou, pour qui la liste, chez Charles Nodier, va jusqu’à exprimer la parodie. Particulièrement bienvenue, la citation précédant cette communication donne sens à l’ensemble des études de l’ouvrage : « Les productions de l’esprit ne vivent que par la forme » (Nodier, p. 247), autre manière de dire que « sans langage, donc organisation des mots leur donnant sens, on ne pense pas ». Par une présentation avec sous‑titres, le chercheur utilise avec humour le lexique des adjectifs‑déterminants dont la liste est le suffixe (sty‑liste, spécia‑liste, fata‑liste) ce qui ne l’empêche pas de doter son propos d’une grande exigence analytique.

10Selon les trois directeurs de publication, « la liste permet de nourrir une réflexion riche sur les questions d’énonciation, de textualité et de narrativité ». Car, comme pour tout ouvrage de ce type, « il a fallu faire des choix » (p. 8). Les auteurs des communications vont parfois jusqu’à confier à la liste un pouvoir de « doublage de l’univers mondain » dans lequel « le geste listal serait alors la manifestation de l’ombre du monde, et la liste constituerait un champ de stèles » (p. 20). Il ne s’agirait donc plus de « liste » mais de « représentation de la liste » pour les chercheurs. En effet, le danger s’avère important de confondre réception subjective et distance analytique et scientifique. En outre, la nuance est de taille entre « liste » et « effet de liste ». Le titre même de l’ouvrage surprend, interroge. Si l’hypothèse d’une erreur de typographie sur la première page de couverture est à évincer, l’occurrence « effet liste » réclame cruellement sa préposition et l’absence d’explication du titre, dans l’introduction, frustre le lecteur curieux. Monet utilisa souvent ce groupe nominal pour titrer des tableaux de paysages : Effet de neige, Effet de printemps. Mais l’expression amputée de sa préposition sonne étrangement, un peu à l’anglo-saxonne (list effect ?) Libre dans son interprétation, le lecteur utilisera donc, pour cet « effet de titre », ses propres représentations.

Allusions à la musique

11Évoquée dans certains articles de l’ouvrage, la musique (ou les représentations de la musique) est généralement utilisée de manière décevante pour un musicologue, car uniquement sous forme de métaphore, d’image, son vocabulaire spécifique perdant souvent son sens « musical » et devenant évocateur d’un mouvement, d’une idée générale liée aux conceptions vagues des formes musicales. Cécile Jarnoux, par exemple, évoque la « fugue » à l’instar de Barthes. En admettant que le déterminant possède un sens différent en musique et en littérature, l’auteure confond quand même « fugue » et « fuite » sans expliciter ces notions (p. 556) et, sans doute pour un ultime effet de style, enrichit malencontreusement son propos de termes aux connotations puissantes musicalement (« fugue » et « art lyrique ») et historiquement (« déportée ») dans des phrases devenues confuses par profusion de lexique trop chargé sémantiquement. Enfonçant à nouveau des portes ouvertes, sa conclusion appelle en vain le bon sens à la rescousse et laisse le lecteur sur sa fin : oui, en effet, la liste est d’abord « rassurante » et « structurante », en grande majorité, quel que soit le corpus, de la comptine enfantine (Brigitte Buffard‑Moret, p. 429 sq.) à la poésie la plus abstraite (Éluard, p. 327 sq.). Et donc ?

12Avec une légèreté surprenante, Philippe Hamon effleure rapidement le sujet musical dont, vraisemblablement, il ne maîtrise pas le lexique : associant sémiotique et musique (que signifie la musique ?), survolant, toutes les précautions prises dans les multiples débats récents et les études montrant la complexité de ce mariage parfois forcé (on se rappellera du fameux axiome de Stravinsky : « La musique n’exprime qu’elle‑même »), le chercheur se lance, en quelques lignes, dans un questionnement quelque peu hasardeux pour un non-musicologue : « y a-t-il des listes en musique ? » (p. 27), évoquant uniquement les variations d’un thème (de structure AA1A2A3A4A5…) sans autre approfondissement, alors que le rondo s’adapterait autant à son propos (de structure couplet‑refrain ABACADAEAF…). Comme le soulignent plusieurs auteurs, il convient de distinguer « série » et « liste ». De même, en musique, on ne confondra pas « thème » et « développement », « succession » et « répétition ». Il convient, pour évoquer les autres arts, d’en connaître les techniques et les structures internes, de « comprendre » la musique, au sens de Boris de Schloezer dans sa célèbre Introduction à Johann‑Sebastien Bach (Gallimard, 1947), pour pouvoir l’analyser, en tant que forme et structure. Quant à la peinture, que le chercheur interroge rapidement sans développer, il conviendrait de citer, par exemple, les Quatorze stations du Christ, représentées dans quasiment toutes les églises catholiques. On pourrait même évoquer une « liste dans la liste » (liste des églises dans lesquelles est déclinée la liste des stations).

Une notion complexe

13Malgré les tentatives de chaque auteur pour définir la liste en littérature, Georges Molinié botte en touche et conclut la compilation des articles par la difficulté à définir ce concept, cette « idée » (p. 565), allant jusqu’à la « rencontre avec le dictionnaire » (p. 669). Mais peut‑on encore parler de littérature dans ce cas‑là ? Le chercheur ne prend pas de gants, relevant l’hypocrisie involontaire dans une telle confrontation de recherches dissemblables : « On va faire semblant de parler de quelque chose sur quoi nous sommes d’accord » (p. 565). Mais n’est-ce pas le corpus qui doit être réinterrogé sans cesse, dans lequel la liste change de morphologie, selon les auteurs ou les genres littéraires, entre poésie et roman, fiction ou reportage, essai ou analyse littéraire ? De même que pour définir un genre littéraire, roman ou nouvelle, essai ou fiction, c’est à nouveau le corpus qui détermine la spécificité formelle du terme générique. Tentant à son tour de définir cette notion, le chercheur passe par des raccourcis spectaculaires : « La liste devient alors du comportemental théorico‑pragmatique, c’est‑à‑dire un geste, qui vise précisément à exprimer » (p. 567). Comme tous ses collègues chercheurs, le spécialiste de la sémiotique du langage littéraire cherche un sens à ce concept et rappelle que « le matériau nucléaire de l’effet de liste est bien lexical ». Il aiguise le couteau de la critique, en observant que « l’effet de liste », « dans ses expansions et ses niveaux les plus larges, résonne toujours d’une puissance aux accents très rhétoriquement emphatiques […] » (p. 569‑570). Mais est-ce toujours le cas ?


***

14On cherchera en vain, dans cet ouvrage, la justification d’une distinction entre « effet de liste », « effet liste » et « effet-liste » ? Sans expliciter la différence entre ces notions, Philippe Hamon donne rapidement un exemple représentatif de l’ « effet liste » (p. 25) : « j’étais triste, triste, triste » (Maupassant, Une famille). La répétition d’un seul mot pourrait donc constituer une liste. Le chercheur affirme que certains genres « accueillent quasi obligatoirement certains types de listes» (générique de films, etc.) Mais ne s’éloigne‑t‑on pas trop hardiment à nouveau des corpus littéraires déjà considérables, nonobstant la tentation si grande de rapprocher ce concept de la vie courante (liste de courses, affichage des départs ou arrivées de trains). L’apparente simplicité de la forme et la richesse du concept procurent en effet un quasi « vertige » (cf. Umberto Ecco) à ceux qui tentent de mesurer l’ampleur de la tâche. Excepté ces quelques réserves, formulées avec respect pour le travail colossal que représente l’ensemble des communications (« l’essence de la liste est sans doute dans le jeu de ces tendances contradictoires », suggère Philippe Hamon en souriant), l’ouvrage présenté ici est de grande qualité, mis en valeur par une impression agréable, les Éditions Garnier faisant preuve d’une exigence certaine dans le choix du papier et de la typographie.