Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Avril-mai 2016 (volume 17, numéro 3)
titre article
Édouard Bourdelle

Vivre au présent

Anne-Françoise Benhamou, Patrice Chéreau. Figurer le réel, Besançon : Les Solitaires intempestifs, coll. « Du Désavantage du vent »2015, 192 p., . 

1Anne-Françoise Benhamou propose avec cet ouvrage la première monographie consacrée à l’art de Patrice Chéreau depuis la mort du metteur en scène. L’ouvrage, fait par une dramaturge et professeure, constitue un travail inestimable, autant grâce aux documents qu’il fournit que par la qualité de ses analyses.

2Si à l’évidence l’auteure est une admiratrice de Chéreau, l’ouvrage n’est cependant pas une hagiographie mais bien une analyse et un questionnement de ses propositions artistiques, avec une distance critique et une attention à ce qui pourrait apparaître comme des contradictions ou des trahisons du metteur en scène à l’égard de ses contemporains. C’est même une des qualités du livre que d’être « personnel ». Le chapitre « Quatre bouleversements », particulièrement touchant par les témoignages de spectatrice qu’il donne, nous révèle en même temps l’enjeu de l’ouvrage : rendre justice non aux projets de Chéreau eux-mêmes mais à la cohérence et à l’éthique du metteur en scène, et montrer son attachement constant au théâtre, même dans les choix qui semblent y être les plus étrangers. Cette éthique du metteur en scène s’accompagne d’une exigence jamais démentie de ne pas « s’installer », de ne jamais se « figer », mais de toujours réfléchir aux moyens nouveaux de « raconter des histoires », c’est-à-dire de figurer le réel, entendu ici comme l’objet auquel notre désir se confronte et se trouve brisé ou irrésolu.

3Le parti pris de l’auteure est de signifier que, chez Chéreau, l’expérience du théâtre passe par la narration, comme moyen de rendre un monde. « La narration, finalement, est peut-être la seule façon de partager le réel – de ne pas être seul devant son énigme » (p. 10). C’est sous cet angle que l’on doit comprendre les principaux axes qui structurent l’ouvrage : l’inquiétude de Chéreau d’être attaché au passé, son rapport aux images, son ambiguïté politique, sa théorie de l’acteur, et enfin son appropriation du texte théâtral, toujours très libre. L’ensemble de ces éléments rend compte d’un souci de partager l’expérience du réel en le mettant en acte, tout en ayant toujours conscience de son statut factice. L’image œuvre comme un moyen heuristique privilégié, mais toujours suspect.

4Le texte s’ouvre par un parallèle entre Chéreau et Pascal, jouant de l’écart entre la présence et l’absence qui caractérise la « figure » : de cet écart, c’est la notion de désir (et de manque) qui émerge pour caractériser le travail de Chéreau. Mais ce désir est à la fois une tentative de réponse et une épreuve pour le spectateur, un « encouragement au désir » (p. 9) : il s’agit plus de révéler un manque que de le combler. De révéler que le désir est constant ; la frustration, une nécessité. A.‑F. Benhamou montre que les personnages de Chéreau ne vivent que dans un désir à combler, un désir de connaissance dangereux qui court le risque de faire perdre une volupté de vivre : ils forment une aventure – une aventure dont on ne sait pas ce qu’elle nous réserve, et dont le ratage est une des modalités. Ces êtres, multiples, ont quelque chose à cacher, et l’art de la mise en scène nous montre les failles qu’ils désespèrent de cacher. En ce sens, il est significatif que, comme le relève l’auteure, Chéreau lui-même considère que la part la plus importante de son travail consiste à « organiser le secret » (p. 46).

L’inquiétude du présent

5La caractéristique principale qui ressort de ce portrait de Chéreau est sa volonté systématique de se remettre en question. Chéreau a renoncé à plusieurs codes de dramaturgie : brechtienne, strehlerienne, vilarienne, politique, spectaculaire, puis finalement théâtrale. Sa peur était bien d’être victime d’un confort, d’un système. À cette peur de s’enfermer, Chéreau a répondu chaque fois par une volte-face, au risque de passer pour un « traître » – c’est particulièrement significatif pour la question du politique. Chéreau met en danger son art, tente de le réinventer, pour garder une innocence, ou du moins trouver une fraîcheur, ou plutôt un risque. L’analyse de l’auteure à propos du choix des comédiens de cinéma est à cet égard significatif (p. 125) : il y a dans l’art de Chéreau un refus de la maîtrise totale, et le choix d’acteurs de cinéma, mal à l’aise sur une scène de théâtre, en est un exemple symptomatique.

6Ce souci du présent révèle un rapport particulier au temps, qui se retrouve dans les personnages de Chéreau : ils sont représentatifs de cette angoisse primaire du metteur en scène. A.‑F. Benhamou montre bien que, pour lui, toutes les questions qui se posent sur scène renvoient à sa pratique de metteur en scène. Tous ses personnages tentent de « vivre au présent ce qu’on a à vivre, sans y mêler ni passé ni futur, nostalgie ou promesse » (p. 11). De cette urgence du présent émerge chez Chéreau une problématique existentielle : le metteur en scène ne veut pas être dans le ressassement, dont certains de ses personnages n’arrivent pas à sortir. Paradoxalement, le théâtre et le cinéma de Chéreau se révèlent une critique de ce qui nous éloigne du présent, bien qu’il aborde des thèmes éminemment mélancoliques et que ses mises en scène insistent toujours sur l’échec des entreprises de ses personnages. Comme le note l’auteure, Chéreau joue de cette tension : « la plénitude de l’émotion théâtrale est liée à un deuil dans le monde réel : le miracle de la scène est ici comme le reflet inversé du malheur de la vie » (p. 140).

7On peut envisager cette inquiétude du présent au prisme d’une seule et même œuvre, comme le fait A.‑F. Benhamou en étudiant les trois mises en scène de Dans la solitude des champs de coton de Koltès, dont elle propose pour chacune une analyse détaillée. A.‑ F. Benhamou insiste beaucoup sur les rapports qu’ont entretenus le metteur en scène et l’auteur autour de cette pièce, parlant justement de la « trahison » dramaturgique qu’a commise Chéreau à la troisième reprise. Cependant, pour ce qui est de son attachement au présent, la démarche de Chéreau n’est qu’implicite. Cette pièce, qui a une signification importante dans l’histoire personnelle et professionnelle de Chéreau, est représentative de cette tension entre sa peur d’être enfermé et son souci de vivre toujours au présent. À l’inverse de beaucoup de ses personnages, le but de cette démarche n’est pas tant de vivre sans attaches, que de toujours trouver une interrogation ou une réponse plus juste à la précédente. Loin d’être une fuite en avant, l’attachement de Chéreau au présent est une position d’honnêteté intellectuelle à l’égard de soi et à l’égard de son public. Rien de bon ne pourrait se faire sans une prise en compte du passé, qu’il faut réorganiser, recomposer, mais pas effacer. Dont il faut se défaire pour en prendre conscience et mieux avancer. L’attachement au présent agirait ainsi comme une réconciliation avec un travail toujours à accomplir.

L’ambiguïté politique – jusqu’où s’impliquer ?

8Cette honnêteté intellectuelle, Chéreau en a toujours fait preuve ; et les chapitres rendant compte soit du travail avec Koltès, soit de l’affaire du théâtre de Villeurbanne le montrent bien. Ceux qui n’ont pu suivre la carrière entière de Patrice Chéreau se rappellent surtout un metteur en scène assumant la « futilité » du théâtre. Cependant, son itinéraire politique est plus complexe, et fait voir un divorce difficile d’avec la question politique. Chéreau est un des premiers à avoir fait son autocritique et avoir considéré qu’il n’avait pas réussi à apporter des réponses satisfaisantes à « la fonction du théâtre dans notre société » et à la possibilité d’une démarche artistique intervenante : « (…) le cheminement singulier de son art peut aussi se comprendre comme l’inachevable travail de deuil du réel au sein d’un théâtre voué, ou peut-être condamné, à l’art » (p. 80).

9On ne pourra qu’être sensible à la lucidité politique dont Chéreau semble faire preuve pendant une période extrêmement politisée, et plus tard au cours des procès qui lui sont intentés. La démarche politique de Chéreau se révèle intéressante dans la mesure où c’est encore par son art qu’il apporte des réponses. C’est-à-dire qu’au lieu de s’impliquer dans la sphère publique, à coups d’articles et de réponses ; au lieu aussi de faire un théâtre à message et à thèse, Chéreau, prenant toujours la cause du peuple, agit artistiquement et expose ses difficultés politiques dans son œuvre. Si les débuts de son engagement politique ont été marqués par de grandes déclarations, comme la « Déclaration de Villeurbanne » en 1966, Chéreau se défait très vite de cette rhétorique, non sans s’en justifier. Le long chapitre sur le « théâtre politique et le théâtre d’art » procède à une judicieuse contextualisation historique permettant de rendre compte à la fois du courage qu’eut Chéreau « d’officialiser le divorce de son art avec l’action politique » (p. 78) dès 1969, et de la violence à laquelle il s’est exposé en assumant ce divorce – les extraits d’articles l’attaquant sont éloquents.

10Ce chapitre, s’il fouille historiquement l’itinéraire de Chéreau, montre surtout avec un intérêt notable l’envers de cette question politique : loin d’être un retournement de veste, la démarche de Chéreau, ici, est aussi heuristique. « Il ne s’agit pas en effet pour Chéreau de liquider les espoirs et les utopies qui avaient porté un certain théâtre depuis les années 1950 ou 1960, mais plutôt d’en explorer le deuil » (p. 79). Le deuil renvoie encore à une problématique existentielle propre à Chéreau : celle du passé et de l’héritage dont les personnages sont porteurs. Et à plusieurs reprises, c’est bien à une problématique politique que l’auteure lie les pièces contemporaines de cette période mouvementée (Dom Juan, Richard II, Splendeur et Mort de Joaquin Murieta ou Le Prix de la révolte au marché noir), où Chéreau fait voir à chaque fois une amertume certaine à l’égard de l’effectivité politique du théâtre, amertume qui devient une interrogation sur l’action politique en général. L’analyse d’Hamlet est à cet égard significative : « Vingt ans plus tard, il dotera Hamlet de la même contradiction : il le montrera comme un personnage d’une extrême énergie physique, étranger à toute passivité, mais perdu pour l’action par son trop de lucidité, par le goût de sa propre intelligence et par l’incapacité de la soumettre aux logiques sommaires de l’Histoire » (p.81). Ou encore, l’analyse rapide de Richard II au regard de la critique de Bernard Dort, exemple d’autant plus éloquent que le metteur en scène entre ici lui même dans le jeu théâtral.

11Il est curieux d’ailleurs que ce lien direct entre Chéreau et son théâtre (qui devient un lien physique) ne soit qu’esquissé. Deux mots reviennent fréquemment dans l’ouvrage : « autoportrait » et « autofiction ». A.‑F. Benhamou pose la question d’une « scène primitive dans Intimité », et lie l’œuvre cinématographique de Chéreau à la question de la transmission et des liens familiaux (le père, la mère, le frère). Il est significatif que, lors des grandes questions auxquelles fut confronté Chéreau (celle de l’engagement, celle de Koltès), les réponses les plus définitives, du moins les plus nettes, aboutissent à l’implication directe du metteur en scène comme acteur. On n’oserait parler d’une volonté de maîtrise, qui serait impropre pour le travail de Chéreau, mais on éprouve à la lecture le sentiment que les questions les plus importantes le concernant ne peuvent être résolues que par la confrontation directe ; à cet égard, il serait intéressant d’envisager le choix que Chéreau fit par la suite du cinéma, qui pose des modalités de mise en scène complètement différentes, et a peut-être même permis à Chéreau d’accomplir davantage son théâtre, ou du moins d’exposer plus clairement ce qu’il attendait du théâtre – nous renvoyons sur ce sujet au magnifique chapitre que constitue « Présences du théâtre dans Intimité ».

Une théorie de l’acteur

12Cette réflexion permet d’appréhender la question de l’acteur chez Chéreau, en particulier avec Intimité, qui nous propose des acteurs à plusieurs niveaux (acteurs de cinéma jouant des comédiens de théâtre amateurs ou professionnels). Nous avons parlé du rapport aux acteurs qu’avait Chéreau quant à la prise de risque que suppose une mise en scène. Mais les acteurs sont aussi porteurs d’une intimité publique, qui suppose, pour être partageable dans sa fragilité, une part de maîtrise. La question de l’acteur permet à A.‑F. Benhamou d’amorcer une réflexion sur la place du public et de la communauté dans le travail de Chéreau : l’acteur est inéluctablement lié à la communauté à laquelle il s’expose, non seulement au sens où l’acteur « rend publique la part chez lui la plus intime » (p. 128), mais au sens où Chéreau interroge son intégrité et son identité, dans sa dépendance à l’autre, et dans l’universel qu’il est censé représenter.

13Le point capital du travail de Chéreau est de réussir à prendre en compte un certain plaisir  narcissique de l’acteur à se laisser regarder, en même temps qu’un malaise à être regardé. En effet, au cours d’une longue analyse d’une scène d’Intimité, l’auteure en vient à considérer l’acteur chez Chéreau comme un être oscillant entre l’avilissement et la sublimation, être qui renvoie ici à l’art de Chéreau en général, et permet de comprendre son inquiétude vis-à-vis du présent. Le comédien est en effet un être qui rend son action partageable et reconnaissable en en sublimant la singularité. Cependant, cette publicité de l’acteur soulève une question : est-elle sublimation ou dépersonnalisation ? La jouissance de soi que suppose l’exposition non intersubjective est aussi une perte d’intégrité, puisqu’il s’agit de devenir un objet de jouissance pour d’autres sans qu’il y ait nécessairement un partage. C’est la question de l’incarnation d’un personnage par l’acteur que pose Chéreau (qui voit-on sur scène ?), avec ce que cela suppose de contradictions ; et ici aussi le choix de Chéreau d’incarner certains personnages est significatif.

14On retient surtout de ces pages l’attachement de Chéreau à la fragilité de l’acteur, et les contractions auxquelles il était en proie – contradictions qui manifestent la pureté de sa démarche. « Chéreau développe volontairement son théâtre sur un terrain où l’engagement intime n’est protégé par aucune technique, où l’acte de jeu et la mise en danger par le regard du spectateur ont quelque chose d’une “première fois” » (p. 125). Cette intimité publique mènerait à une virginité nouvelle sous les yeux des spectateurs qui l’attesteraient en s’engageant sur un terrain où ils pourraient eux aussi partager une mise en danger, émotive celle-ci. Dans Intimité, le lien entre l’amante et la comédienne que forme Claire symbolise cette communauté regroupée autour d’un même désir, qui ne peut « s’exprimer » mais peut se ressentir.

Chéreau lecteur

15S’il est une chose que l’on retiendra de cet ouvrage, c’est bien le portrait d’un incroyable lecteur et d’un dramaturge important. A.‑F. Benhamou montre que l’attachement de Chéreau au théâtre se fait par le texte : selon son approche, tout théâtre passe par un medium textuel. On pense ici aux premières pages des Dramaturgies de plateau où A.‑F. Benhamou revenait sur la pratique du théâtre de textes propre à Chéreau. Même les passages d’Intimité qui sont analysés dans l’ouvrage renvoient à un texte, Les Exilés de Joyce ou La Ménagerie de verre.

16Chéreau a été un lecteur surprenant, d’autant plus qu’il a monté des textes classiques aussi bien que contemporains, mineurs aussi bien que majeurs, en affrontant toujours leur modèle scénique imaginaire. Cet éclectisme a permis aussi à Chéreau de se confronter à des auteurs, association qui n’a pas été sans tension pour la question de la dramaturgie, et qui constitue un aspect important de son travail –nous renvoyons ici à la lecture précise des trois Solitudes à laquelle se livre A.‑F. Benhamou. Cette pratique témoigne de sa volonté de ne pas se figer et de ne pas figer les textes qu’il affronte : Chéreau « arrache » les textes aux représentations habituelles qu’ils sous-tendent. « Il faut rappeler que les écarts délibérés avec les canons réels ou supposés des textes sont une des marques les plus constantes de l’œuvre scénique de Patrice Chéreau » (p.146). Il est à cet égard significatif que sa mise en scène de La Dispute ait même changé le point de vue général sur l’œuvre de Marivaux.

17Si la mise en scène du Ring, de La Dispute, ou le retour toujours plus empreint de sa signature à La Solitude des champs de coton sont des exemples frappants du rapport au texte de Chéreau, le texte le plus significatif que l’auteure consacre à cette question porte sur Jon Fosse. Dans ce chapitre, A.‑F. Benhamou part de ce paradoxe : Chéreau met en scène un auteur qui lui est complètement étranger. Il monte un texte qui suppose une mise en scène  littéralement dénudée, et prend le contrepied de l’auteur. Il se défait de la tyrannie de l’auteur pour installer sa marque de metteur en scène. Chéreau crée une œuvre, en en recréant le texte. Et l’œuvre devient récriture.

18Mais plus encore, c’est bien par sa lecture que Chéreau parvient à « figurer le réel ». Chéreau lit comme un metteur en scène. De cette évidence l’auteure fait une nuance : il joue des possibles de la scène pour révéler les failles des textes. Nous l’avons dit, Chéreau joue des failles de ses personnages : la manière qu’ont le Client et le Dealer de s’affronter, de se cacher l’un à l’autre, Chéreau en use par exemple pour révéler leurs désirs enfouis. Dans I am the wind, A.‑F. Benhamou parvient à déchiffrer la complexité du dispositif spectaculaire mis au service des attendus du texte. Chéreau joue avec les attentes supposées du texte : il dédramatise un passage éminemment dramatique, ou représente littéralement un passage symboliste, ou encore détruit son propre dispositif au fur et à mesure que la représentation avance.

19De fait, il sape les bases et les références sur lesquelles le spectateur pourrait s’asseoir pour mieux le fragiliser, et le rendre sensible aux émotions. Il provoque chez lui, par le dispositif scénique, ce que les personnages sont censés vivre par l’histoire : mais, à la fin, il s’agit toujours d’un partage. Les dernières pages de l’ouvrage renvoient justement à l’établissement d’une communauté à la fin du spectacle ; par le spectacle, Chéreau rend compte de son expérience de lecteur, et suscite par la machinerie entière une empathie que seul le lecteur pouvait avoir à l’égard du personnage : « nous sommes devenus, nous aussi, le sujet de l’expérience » (p. 162).

Le réel en actes, le théâtre en récit

20Finalement, un des principaux intérêts de l’ouvrage réside peut-être dans cette capacité de l’auteure à rendre une mise en scène que nous n’avons pas pu voir. Les chapitres sur les mises en scène de Koltès, et surtout sur I am the wind, sont bouleversants de cette capacité à partager l’expérience de spectateur. La mise en mots est un exercice difficile qu’Anne-Françoise Benhamou affronte avec brio, parvenant à rendre les frissons, les surprises, et l’enchantement final, montrant le génie de Chéreau, qui, tout au long de sa carrière artistique, sera bel et bien parvenu à « raconter des histoires » que ses spectateurs n’auront plus qu’à faire passer, ici encore par la narration. D’une communauté de spectateurs peut naître une communauté de narrateurs, ou de passeurs.

21Il est toujours question de mémoire dans cet ouvrage, la mémoire du spectateur dans le spectacle, la mémoire du spectateur racontant ce qu’il a vu, la mémoire du metteur en scène interrogeant son héritage, son existence, et les affrontant ; la mémoire des personnages, individuelle et collective, entre ce que Chéreau peut leur apporter de lui-même et ce qu’ils peuvent receler pour la société ; la mémoire du théâtre enfin, Chéreau bouleversant les attendus des textes eux-mêmes. En cela, Chéreau nous invite à nous questionner sur nous-même. Aussi, il nous initie à notre désir de réponse, et à notre désir de ne plus être seul. C’est toujours la question de la place de l’individu dans une collectivité qui émane de ses mises en scène.

22Mais les histoires au théâtre ont une fin, et l’expérience théâtrale n’est pas sans rappeler l’expérience de lecture proustienne ou benjaminienne : cette tristesse qui nous hante en refermant un livre, en quittant des personnages devenus familiers, qui nous ont apporté, qui ont partagé, et qui nous abandonnent. De la même manière, la question qui clôt l’ouvrage, « … Et nous ? » (p. 162) nous laisse songeurs, heureux, mais toujours habités par cette insondable tristesse d’avoir été initiés, et de continuer pourtant seuls, non sans appréhension. Tous les personnages de Chéreau sont les sujets d’une initiation, que nous partageons dans la fiction et dans le réel. « Vivre au présent » pourrait être le défi que nous pose Chéreau, avec les risques que cela suppose.