Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Septembre-octobre 2015 (volume 16, numéro 6)
titre article
Jocelyne Sfez

Repenser le Pseudo-Denys : ses réceptions renaissantes

Le Pseudo-Denys à la Renaissance. Actes du colloque de Tours, 27-29 mai 2010, sous la direction de Stéphane Toussaint & Christian Trottmann, Paris : Honoré Champion, coll. « Le savoir de Mantice », 2014, 235 p., EAN 9782745328779.

1Ce volume rassemble les actes du colloque sur « le Pseudo-Denys à la Renaissance », organisé par Stéphane Toussaint et Christian Trottmann, qui s’est tenu les 27 au 29 mai 2010 au Centre d’Études Supérieures de la Renaissance de Tours.

2Dès l’avant-propos, les éditeurs établissent un état des lieux. Celle-ci a été profondément renouvelée depuis les années 90, en particulier pour ce qui concerne la réception du Pseudo-Denys au Moyen Âge. Le Pseudo-Denys l’Aréopagite constitue tout au long de cette période un corpus, d’essence néoplatonicienne, alternatif aux courants augustiniens et aristotéliciens, et le Moyen Âge est ponctué par les traductions et les commentaires de ses œuvres (Jean Scot Érigène, les Victorins, Thomas Gallus, Robert Grosseteste, Albert le Grand, Thomas d’Aquin ou Bonaventure — nous nous étonnons cependant de l’absence dans cette liste déjà longue de l’École de Chartres). L’autorité de cet auteur de traités chrétiens de théologie mystique (Les Noms Divins, la Théologie mystique, la Hiérarchie céleste, la Hiérarchie ecclésiastique, Lettres) provient de ce qu’il fut longtemps identifié au philosophe disciple de Paul de Tharse, converti au christianisme par ce dernier sur la colline de l’Aréopage à Athènes1. C’est seulement à la Renaissance, avec Lorenzo Valla, puis Érasme, que cette identité a été très progressivement, et non sans réticences, remise en cause.

3Mentionnant les travaux fondamentaux récents pour la période du Moyen Âge, les éditeurs soulignent deux points importants :

  • Concernant la Renaissance, les travaux pionniers de Renaudet, Emery, Beierwaltes, Stinger ou Monfasani,  Miernowski n’ont pas vraiment connu le plein développement de toutes leurs conséquences philosophiques. En particulier et corrélativement n’a peut-être pas été suffisamment étudié l’impact de la traduction d’Ambrogio Traversari qui, notamment en raison de sa nouveauté philologique, a contribué au renouvellement européen de la lecture renaissante du Pseudo-Denys.

  • Concernant l’historiographie contemporaine, l’influence dominante de Heidegger en France et de sa conception de la philosophie centrée sur la question de l’être a constitué le néoplatonisme — et Proclus en particulier — en point aveugle. C’est en réaction à cette historiographie heideggérienne que les études sur le néoplatonisme ont connu un nouvel essor.

4Ceci est globalement exact, mais les auteurs négligent pourtant visiblement quelques travaux récents, publiés en langue anglaise ou allemande, et traitant soit de la réception renaissante (cf., entre autres, Re-thinking Dionysius the Aeropagite2), soit, au moins ponctuellement, de l’influence de l’historiographie heideggérienne sur le champ des études néoplatoniciennes (cf. par exemple Being or Good. Metamorphoses of Neoplatonism3). Partant de ce double constat, le colloque de Tours et l’ouvrage qui en est issu prétendent ainsi non pas combler une lacune, mais ouvrir de nouvelles perspectives.

5Reprenant les interventions du colloque, l’ouvrage est structuré en quatre parties couvrant l’ensemble de la réception européenne par l’humanisme renaissant du Pseudo-Denys du xve siècle au seuil de l’Âge classique :

  1. Les lectures post-scolastiques et pré-renaissantes (Jean Gerson, Denys le Chartreux,  du Pseudo-Denys (Marc Vial, Kent Emery, Ysabel de Andia)

  2. La lecture cusaine du Pseudo-Denys (Graziella Federici Vescovini, Christian Trottmann)

  3. Les lectures florentines (Marsile Ficin et Pic de la Mirandole) de Denys l’Aréopagite (Thomas Leinkauf, Pietro Podolak, Stéphane Toussaint)

  4.  Les lectures  de l’École française du xvie siècle (Jacques Lefèvre d’Etaples, Charles de Bovelles, Josse Clichthove, Le Fèvre de la Boderie) du Pseudo-Denys (Jean-Claude Margolin, Pierre Magnard, François Roudaut).

Lectures post-scolastiques

6L’ecclésiologie de Jean Gerson mais aussi sa théologie mystique sont fortement imprégnées de l’influence de Denys l’Aréopagite. Marc Vial, spécialiste de la théologie mystique de Gerson4, montre comment le chancelier de l’université de Paris passe vers la fin de son œuvre d’une lecture héritée du Benjamin minor de Saint Victor, de l’Extractio de Thomas Gallus, du Viae Sion lugent de Hugues de Balma, et du Breviloquium de Bonaventure, à une interprétation originale fondée sur une relecture personnelle tardive du Corpus dionysien (essentiellement le 7e chapitre des Noms divins, la Théologie mystique et la première Lettre à Gaïos). Cette nouvelle interprétation pense la théologie mystique selon une théologie de la grâce sanctifiante, proche de la conception thomasienne, et un modèle de la mens correspondant, qui suppose une approche de Dieu par les trois facultés spirituelles de l’âme augustinienne (mémoire, intelligence et volonté), conçue, elle, probablement sous l’influence de Bonaventure. Comme le souligne M. Vial, cette interprétation indique l’importance historique de Gerson car elle permet de « dépasser » les lectures médiévales du Pseudo-Denys : pour faire court, d’une part la lecture « affective » ou « volontariste », carthusienne et franciscaine, qui identifie la théologie mystique à l’acte propre de la syndérèse et que Gerson avait d’abord suivie, et d’autre part la lecture « intellectualiste », essentiellement albertiste et dominicaine, qui pense la théologie mystique comme une intellection supérieure de Dieu. En pensant la théologie mystique comme l’actualisation des puissances de la mens, Gerson récuse l’alternative traditionnelle entre intellect et affect. En ce sens, M. Vial a raison d’appeler de ses vœux l’étude de la réception de Gerson. Son présent article ouvre notamment de nouvelles perspectives pour la compréhension du Pseudo-Denys par Nicolas de Cues, dont la bibliothèque comporte encore aujourd’hui des textes gersoniens. L’impact de la pensée du chancelier de la Sorbonne sur le Cusain est toujours rapporté à ses thèses conciliaristes. Peut-être serait-il temps de l’envisager dans toute son extension.

7Kent Emery souligne quant à lui d’entrée de jeu que, hormis Albert le Grand, Denys le Chartreux est le seul auteur latin à avoir commenté l’ensemble de l’œuvre du Pseudo-Denys. Cela justifie à soi seul son étude dans le cadre de ce volume. Denys le Chartreux aurait en outre bénéficié de la copie de la traduction des œuvres par Traversari, en possession de son ami Nicolas de Cues. Pourtant, il semble surtout avoir eu recours à Jean Scot Erigène, au corpus parisien, à Hugues de St Victor et à Robert Grosseteste, ainsi qu’à des apports ponctuels d’Albert le Grand et de Thomas d’Aquin pour rédiger ses œuvres tardives. Dans celles-ci, il adopte une position proche de celle d’Albert le Grand : la théologie mystique constitue « une connaissance de Dieu dans la lumière éblouissante, qui resterait non compréhensive » (p. 10). De celle-ci seraient exclus les philosophes païens, dont la sagesse, ignorante de  la charité, serait informe.  Nous regretterons ici que la réception renaissante de ces commentaires dionysiens du Docteur extatique, connus seulement au xvie siècle, ne soit qu’évoquée sans être davantage traitée.

8L’étude d’Ysabel de Andia achève l’étude de ces lectures post-scolastiques du Pseudo-Denys. Elle montre que dès le xve siècle, une influence dionysienne est perceptible dans les milieux bénédictins (Garcia Jimenez de Cisneros) et franciscains (Francisco de Osuna et Bernardino de Laredo) via les commentaires imprimés de Hugues de Balma, Jean Gerson et Henri Herp.  Il s’agit de toute évidence ici, comme chez Denys le Chartreux d’ailleurs, de la reprise de la voie affective de la théologie mystique puisque la connaissance de Dieu est obtenue par l’unitio supra mentem (Noms Divins, VII, 872B) et par l’élévation, active ou passive, de l’esprit dans l’inconnaissance (ignote consurge, Théologie Mystique, I, 997B). À l’interprétation dionysienne de Hugues de Balma s’ajoute la réception des Spirituels mystiques du Nord ou rhéno-flamands, Herp et Tauler. Jean d’Avila, proche d’Ignace de Loyola, et son disciple dominicain Louis de Grenade, commencent à lire le Pseudo-Denys dans la traduction de Traversari, mais restent proches de la voie unitive affective. Il semble en ce sens que le dernier Gerson, signalé ici par M. Vial, soit passé inaperçu. La suprématie de la voie affective dans le développement de la mystique espagnole conduit à favoriser une oraison exclusivement affective, laquelle a très mauvaise presse dans les milieux dominicains et jésuites qui finissent par la réprimer : diminuer les droits de la raison dans la contemplation pourrait conduire à l’illuminisme jugé hérétique des Alumbrados. Comme le montre Ysabel de Andia, c’est le recours exprès au Pseudo-Denys qui, comme garantie d’orthodoxie, permet à Jean de la Croix d’échapper à l’Inquisition : pour lui, contrairement aux Recogidos et aux tenants de l’enseignement de Hugues de Balma, « l’entendement s’unit à Dieu », de même que les deux autres puissances de l’âme, alors que seul « l’Esprit peut élever l’âme à cette union de l’âme et de Dieu où elle donne Dieu à Dieu ». Jean de la Croix a ainsi ouvert la porte à l’influence du Pseudo-Denys dans l’ordre du Carmel. Cette influence sera sensible jusqu’au xviie siècle chez un José de Jesús-María Quiroga, voire même chez le Greco, conduisant au retour au texte même du Pseudo-Denys, dans la traduction latine d’Ambrogio Traversari, ou dans son original grec.

Lectures Cusaines

9Les deux contributions suivantes du volume sont logiquement consacrées à la réception du Pseudo-Denys par Nicolas de Cues et son entourage. Logiquement, car mieux que tout autre, le Cusain fait pont entre les diverses interprétations post-scolastiques que nous venons d’entrapercevoir et les interprétations postérieures, italiennes et françaises.

10Pour les premières, nous avons précisé que Nicolas connaissait bien Gerson, et que Denys le Chartreux était son ami ; pour le développement de la mystique espagnole, et une certaine influence de la mystique rhéno-flamande, cela reste plus complexe, mais le rapprochement n’est pas improbable : Michel de Certeau, dans le deuxième volume de son grand œuvre, La Fable mystique, s’y essaie5.

11Pour les suivantes, Marsile de Ficin, Pic de la Mirandole, Jacques Lefèvre d’Étaples, Charles de Bovelles sont tous lecteurs du Cusain — preuve s’il en faut encore de l’importance du Cardinal allemand dans l’élaboration de la pensée renaissante.

12La présence de la pensée du Pseudo-Denys dans la philosophie de Nicolas de Cues est en même temps très bien documentée, depuis la publication en 1940 des marginalia cusaines (citations et remarques) sur le Pseudo-Denys jusqu’aux ouvrages très récents de Werner Beierwaltes, Peter Casarella, Donald Duclow, Walter Haug, Willyam Hoye, Viki Ranff, etc. Cette partie-là du volume n’est donc pas la plus novatrice.

13Graziella  Federici Vescovini, traductrice en italien de l’œuvre de Nicolas de Cues, caractérise cependant l’interprétation cusaine de la théologie mystique du Pseudo-Denys en terme de théologie du transcensus. Il s’agit là d’un passage à l’infini qui s’effectue d’abord par l’exercice critique d’une raison qui reconnaît ses limites et s’élève jusqu’à l’intellect qui, à son tour, dépassant le principe de non contradiction, se saisit dans son principe propre de coïncidence des contradictoires et voit en Dieu cette unité. Cette interprétation originale de la Théologie mystique, à l’œuvre depuis le De docta ignorantia jusque dans le De apice theoriae conduit en même temps à une lecture des Noms divins qui trouve son apothéose dans les élaborations conceptuelles du Non-autre. Elle justifie une théologie « sermocinale » et circulaire, conduisant à une coïncidence des noms de Dieu en soi, à la manière des corrélatifs trinitaires lulliens qui se convertissent dynamiquement dans la puissance infinie de Dieu. Cette théologie circulaire, que Graziella Federici Vescovini considère donc non exempte d’inspirations lulliennes, reste pourtant sans rapport avec le néoplatonisme dionysien et il faudrait donc montrer précisément leur articulation dans la pensée cusaine. Malheureusement, l’auteur renvoie l’étude de cette articulation à une publication ultérieure (p. 91).

14Christian Trottmann écrit, quant à lui, un article de fond, qui renouvelle l’interprétation des controverses qui ont eu lieu avec et autour Nicolas de Cues. Les deux premières controverses sont assez bien connues depuis le dossier qu’Edmond Vansteenberghe a établi en 1915. On en trouvera également un exposé succinct dans l’excellente introduction à la traduction du De docta ignorantia par Pierre Caye, David Larre, Pierre Magnard et Frédéric Vengeon6. Il s’agit, d’abord, de la controverse née dès 1442 autour de la notion de « docte ignorance », initiée par Jean Wenck de Herrenberg, recteur de l’Université de Heidelberg qui dans son De ignota litteratura, reproche à Nicolas de Cues de transgresser, avec cette notion et le principe associé de coïncidence des opposés, la logique aristotélicienne et de ruiner ainsi tout savoir. Une autre controverse naîtra une dizaine d’années plus tard autour de la théologie mystique : dans sa correspondance avec les moines de l’Abbaye bénédictine de Tegernsee, Vincent, ancien prieur de la Chartreuse d’Aggsbach reproche cette fois-ci au Cusain une approche trop intellectualiste, pas assez mystique — c’est-à-dire ici affective — de la théologie.

15L’étude précise des deux controverses, à laquelle se livre ici Chr. Trottmann, conduit à infléchir leur interprétation : alors que Vansteenberghe et ses successeurs ont lu la première controverse comme un conflit entre le néoplatonisme dionysien du Cusain et l’aristotélisme étroit de Jean Wenck, Trottmann montre sur la relecture du De ignota litteratura, que, sans être exclusif de la lecture précédente, l’enjeu philosophique et théologique reste pour Wenck la lecture de Denys, et son interprétation en termes d’un socratisme véritable. Il ne peut y avoir pour Wenck de théologie que « sous le régime symbolique ou cataphatique remontant, jamais sans image, par voie affirmative un ordre des causes » (p. 102). Refusant de voir en Denys un enseignement ésotérique d’esprit néoplatonicien, le recteur de Heidelberg revendique cependant son enseignement exotérique, christocentré.

16La deuxième controverse provient de l’interprétation du De docta ignorantia qu’effectue Bernard de Waging, prieur de l’Abbaye de Tegernsee dans son Laudatorium Doctae Ignorantiae : il fait converger la théologie mystique, à dominante affective, avec la docte ignorance, à dominante intellectuelle, ce qui suscite la réprobation et les foudres de Vincent d’Aggsbach, qui s’érige contre Gerson, contre Nicolas de Cues et contre Marquard Sprenger, en défenseur d’une mystique purement affective selon l’interprétation dionysienne de Hugues de Balma, ou plus récemment, de Denys le Chartreux. Gerson, le Cusain et Sprenger présentent différentes lectures qui accordent un rôle essentiel, bien que non exclusif, à l’intellect dans la théologie mystique. Là encore l’article de Trottmann est suffisamment précis pour les distinguer :

Le Gerson de la Théologie mystique construit un parallèle entre degrés de l’intellect et de la volonté aboutissant à l’unition dans la syndérèse, alors que le Cusain propose une autre lecture de Denys qui place la théologie mystique comme horizon d’un dépassement des contraires posés par les théologies symbolique et apophatique. [...] [Pour Marquard Sprenger] la théologie mystique commence dans l’intellect pour être consommée dans l’affectivité […] elle est pensée comme une forme supérieure de connaissance rare ici-bas qui n’est pas appelée docte ignorance, mais correspond à une lecture intellectualiste traditionnelle de Denys reconnue en particulier chez Richard de Saint-Victor. (p. 112, p. 116, p. 118)

17Une nouvelle fois donc dans le volume, Gerson apparaît comme le point de bascule dans les interprétations dionysiennes : il importerait vraiment de savoir si et en quoi les interprétations ultérieures, pour différentes qu’elles soient, lui sont redevables. À cet égard, l’interprétation cusaine du Pseudo-Denys en termes de docte ignorance est paradigmatique, jugée à la fois trop anti-intellectuelle par un Jean Wenck, et trop spéculative par un Vincent d’Aggsbach.

18Trottmann présente enfin une troisième controverse, dérivée de la deuxième, qui est généralement moins étudiée : elle met aux prises, une décennie encore plus tard, à nouveau Bernard de Waging, l’interlocuteur précédemment intermédiaire dans la dispute entre Vincent d’Aggsbach et Nicolas de Cues, et l’évèque Johann Von Eych. Elle porte cette fois sur le choix de la vie active ou de la vie contemplative. Cette dernière voie tenta Nicolas lui-même dans la dernière partie de sa vie, bien qu’il eût, depuis sa jeunesse, choisi la première.

19L’exposé de cette troisième controverse est maintenant davantage préparatoire et nous attendons donc avec impatience la suite de la recherche.  

Lectures italiennes : Marsile Ficin & Pic de la Mirandole

20La troisième section du volume est consacrée aux lectures florentines, apparemment très bigarrées, de Denys.

21Deux contributions traitent des lectures ficiniennes. Thomas Leinkauf met en évidence l’usage de l’érotisme mystique d’origine dionysienne dans le De amore de Marsile Ficin. En pointant les références à Plotin et Proclus utilisées par Ficin, Leinkauf montre que les catégories de la mystique dionysienne, autrefois spécifiquement attachées à l’amour de Dieu, viennent caractériser l’amour ordinaire, et rendre ainsi possible la doctrine ficinienne de l’amour. Celle-ci ouvre sur les doctrines mystiques du pur amour, telles qu’elles se développeront aux xvie et xviie siècle.

22S’opposant à l’interprétation de Cesare Vasoli faisant du travail ficinien sur Denys une sorte « d’écran auto-apologétique », « grâce auquel Ficin chercherait à détourner de sa personne les soupçons de néo-paganisme » (p. 144), Pietro Podolak, éditeur de la traduction ficinienne des traités des Noms divins et de la Théologie mystique du Pseudo-Denys7, souligne d’abord la connaissance et l’utilisation, quasi-exclusive, par Marsile de Ficin de l’interprétation thomasienne du Pseudo-Denys pour le texte latin. Sur cette base, il montre ensuite comment Ficin dépasse justement l’interprétation thomasienne en plaçant Denys dans l’héritage platonicien restauré. Cela est clairement sensible lorsque l’on considère, comme le fait ici P. Podolak, les commentaires élaborés et insérés par Marsile de Ficin entre ses traductions à partir de l’original grec. Ceux-ci attestent d’un retour aux sources du néoplatonisme dans leur langue grecque originelle et dans toute l’extention des textes disponibles, anticipant sur la reconnaissance moderne d’un Denys néoplatonicien. La connaissance des sources platoniciennes, plotiniennes et proclusiennes conduit à la reconnaissance de la suréminence ineffable de l’Un. Pour Ficin, le premier principe, qui est l’Un et non l’être, ne peut être atteint au moyen de l’activité intellective, mais seulement en vertu d’un appétit naturel, volontaire, lié à l’amour. On semble ici retrouver la tradition interprétative du Moyen Âge tardif, celle de Hugues de Balma, laquelle remonte jusqu’au victorin Thomas Gallus, pour autant que l’on peut avoir — difficilement — accès aux sources. Un examen comparatif précis des textes de Thomas Gallus et de Hugues de Balma et de leur vocabulaire avec les textes ficiniens ne permet cependant pas de conclure à une influence des premiers sur Ficin. En outre, si Ficin opte pour une interprétation affective de Denys, reconnaissant une nette primauté à l’amour sur la connaissance intellectuelle dans le rapport à Dieu, l’activité intellectuelle et cognitive reste pour lui essentielle. Il semble, d’après P. Podolak, que l’on puisse en revanche attester d’une influence interprétative d’Augustin par l’utilisation chez Ficin du verbe frui et de ses dérivés à propos de Dieu. Faut-il y voir l’influence du cercle augustinien autour de Pisano ? Et je ne peux m’empêcher de poser une autre question, compte tenu de la construction du présent volume : quel rôle a pu jouer ici, ou ne pas jouer, la philosophie cusaine,  reçue alors à Florence ?

23Stéphane Toussaint livre ici une version courte d’un article paru en anglais8. C’est un tout autre Pseudo-Denys qui est pensé ici chez Pic de la Mirandole : un Pseudo Denys hermétique ou magique, grâce notamment à l’usage que Pic fait de son angélologie dans les Conclusiones de 1486. Cet article a le mérite de pointer un aspect de l’œuvre de Denys et de sa réception qui nous est souvent très étrange, car fondamentalement étranger, et qui pourtant existait bien à la Renaissance, conduisant à réfléchir sur un certain mode la conciliation possible entre des traditions religieuses, différentes, voire antagonistes les unes des autres. La recherche philologique des sources des conclusions orphiques 9 et 10 de Pic, fondées sur une analogie entre les Curètes d’Orphée, les Puissances dionysiennes et la crainte d’Isaac (Pachad Yitzchaq) dans la Cabale, permet d’illustrer cette fonction hermétique de l’œuvre dionysienne à la Renaissance. Selon l’hypothèse de Toussaint, Pic opère ici une construction herméneutique extrêmement sophistiquée qui permet de penser une concordance secrète ou ésotérique des traditions orphique, chrétienne et juive.  

Lectures françaises : Jacques Lefèvre d’Étaples, Charles de Bovelles, Josse Clichthove, Guy Le Fèvre de la Boderie

24La quatrième et dernière section semble s’intéresser à la dernière séquence chronologique de la réception renaissante du Pseudo-Denys. Celle-ci, pour une large part, aurait lieu en France. Ceci doit pourtant être relativisé, car nous avons vu, grâce à l’article d’Ys. de Andia (p. 57-79) qu’une certaine mystique espagnole s’élabore jusqu’au xviie siècle sur cette réception. Les réceptions rhéno-flamande et italienne ne s’interrompent pas non plus et s’enrichissent mutuellement, comme le prouvent  la référence d’Agrippa de Nettesheim, que rapporte Toussaint (p. 174), à Pic, ou encore les multiples références croisées, entre l’Allemagne (le Cusain, Reuchlin, Athanasius Kircher…), l’Italie (Pic, Ficin, Bruno…) et la France (Bovelles, Champier…)  que mentionne Leinkauf (p. 128-142). Il est possible cependant de comprendre, en suivant les traditions et les éditions du Moyen Âge tardif et de la Renaissance, qu’après la traduction d’Ambrogio Traversari, reçue en terres germaniques et espagnoles, après la traduction de Marsile Ficin, reçue à nouveau en Europe, un nouvel essor a pu être donné à la réception du Pseudo-Denys grâce aux éditions de Jacques Lefèvre d’Etaples en 1499, 1502 et 1515 à Paris.

25Peut-être d’ailleurs, si les auteurs de ce collectif nous permettent d’exprimer un regret, un article à part entière aurait-il pu être consacré à l’édition fabriste. Car la référence dionysienne est si essentielle à Lefèvre d’Étaples que, comme le Cusain qu’il copie ici peut-être, il nomme le Pseudo-Aréopagite le « divin Denys9 » (p. 185). Mais la mention d’une intervention de Jean-Marc Mandosio au colloque sur la question et, apparemment, d’une intervention des conservateurs du château de Chambord à propos d’une utilisation gallicane du Pseudo-Denys, laisse entrevoir que les éditeurs du volume ont fait de nécessité vertu. Un renvoi plus explicite aux travaux ici évoqués aurait été pour le moins bienvenu.

26Le regretté Jean-Claude Margolin, directeur émérite du Centre d’études supérieures de la Renaissance, revient sur l’identification de l’auteur du corpus dionysien avec le converti de Paul et l’évêque martyr de St Denis. Malgré les doutes exprimés par Lorenzo Valla, puis par Erasme sur cette identité, les auteurs français, au premier rang desquels Lefèvre d’Étaples mais aussi Josse Clichthove restaient persuadés de celle-ci. Dans son Antilutherus de 1524, ce dernier brosse une figure de Denys qui constitue, dans sa prétendue filiation apostolique, une garantie de l’immutabilité de l’Église dans ses fondements, son credo, ses articles de foi, ses institutions, contre les attaques de l’ancien moine allemand.

27Pierre Magnard, traducteur de Charles de Bovelles, montre comment ce dernier, lui aussi dans l’entourage fabriste, considère également le corpus dionysien comme l’œuvre du disciple apostolique et s’inscrit en faux, sur la base de la traduction de Traversari, édité par Lefèvre en 1499, par rapport aux critiques de Valla et d’Érasme. Magnard montre comment le corpus dionysien est central dans l’œuvre de Bovelles. Celui-ci lui reconnaît sa dette, ce qu’il fait rarement (p. 198). En 1523, dans le Liber de propriae rationis, Bovelles fait explicitement référence aux Noms divins (869 A). En réalité, nourri dès avant 1510 de Nicolas de Cues et lecteur des différentes éditions fabristes de Denys (1499-1512), il est profondément marqué par ce néoplatonisme qui lui permet bientôt de penser la mens humaine comme capable de connaître les êtres sans sortir de soi. Il n’est ici pas indifférent que Magnard, pour le montrer, commence par évoquer longuement la traduction au ixe siècle du corpus dionysien, commandée par Charles le Chauve à Jean Scot Erigène, et qui a servi de matrice au Periphyseon diviso naturae. En effet, par là, la boucle est bouclée si l’on peut dire, puisque par-delà le xiie siècle et l’école victorine, Jean Scot est également une source attestée de la réflexion cusaine sur le corpus dionysien10.

28L’intervention de François Roudaut conclut le volume. Il souligne d’abord l’énormité de l’édition du corpus dionysien au xvie siècle (44 éditions de la Hiérarchie ecclésiastique, 63 des Noms divins, 61 de la Théologie mystique), alors qu’il y en aura trois fois moins le siècle suivant, et quasiment pas au xviie siècle. Il est cependant difficile de connaître exactement l’impact de ces éditions, car elles sont peu citées et recoupent des thèmes que l’on trouve dans tout le corpus platonicien et néoplatonicien, mais aussi dans le corpus hermétique, redécouverts et édités grâce à l’activité des Florentins. Guy Le Fèvre de la Boderie fait en ce sens exception : le poète cite Denys en quelques endroits que précise systématiquement Roudaut. Celui-ci montre surtout comment cette lecture du Pseudo-Denys est adossée d’une part à la réception de Marsile Ficin, d’autre part notamment via Reuchlin à la réception d’une certaine Cabale. Roudaut se demande à juste titre si, ce faisant, il n’est pas possible de penser une influence plus directement cusaine que dionysienne, mais il n’apporte pas d’éléments plus précis pour défendre cette hypothèse, si ce n’est une bonne diffusion générale du corpus cusain en cette deuxième moitié du xvie siècle. Cela reste encore à démontrer.


***

29Pour conclure, l’éclectisme du volume, qui peut paraître gênant au premier abord, reflète pourtant la réalité de la réception du Pseudo-Denys à la Renaissance. Les éditeurs du volume ont cependant réussi le tour de force d’offrir un parcours structuré assez juste, rendant compte, précisément jusque dans son foisonnement, de la translatio corporis dionysii.  Ils manifestent à mon sens parfaitement les points de bifurcation dans les interprétations médiévales et renaissantes du Pseudo-Denys, au premier rang desquelles je placerai volontiers Gerson et le Cusain. Une étude plus fine serait à faire pour comprendre si et comment celles-ci doivent être articulées l’une à l’autre.

30L’ensemble du volume permet également — mais faut-il seulement le souligner ? — de faire l’expérience, sur l’exemple particulièrement éclairant et central qu’est la réception du Pseudo-Denys, et plus généralement du néoplatonisme, qu’il ne saurait y avoir de compréhension réelle de l’histoire de la philosophie renaissante sans reprise, parfois sur de très longues périodes, de l’histoire des grands débats médiévaux. Ainsi, nous avons pu constater ici qu’au-delà des interprétations de Thomas Gallus et Hugues de Balma (xiiie siècle), celles des premiers Victorins (xiie siècle), voire celle de Jean Scot Erigène (ixe siècle), étaient également mobilisées dans les interprétations du Moyen Âge tardif, comme celles de Gerson ou du Cusain, mais aussi dans des interprétations renaissantes, comme celles de Ficin, de Pic ou de Bovelles.