Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Novembre 2014 (volume 15, numéro 9)
titre article
Alexandre Seurat

Zola aristotélicien

Paolo Tortonese, L’Homme en action. La représentation littéraire d’Aristote à Zola, Paris, Classiques Garnier, coll. « Théorie de la littérature », 2013, 210 p., EAN 9782812412370.

1Dans cet essai, Paolo Tortonese livre une réflexion importante sur les rapports entre roman réaliste et aristotélisme. Le point de départ de sa réflexion est une « interrogation sur la place du sensible dans la représentation réaliste au xixe siècle » (p. 11). P. Tortonese observe qu’il existe une forme d’« inimitié » étrange entre le réalisme et le sensible, manifeste dans l’embarras de Zola à justifier la présence de nombreuses descriptions dans ses œuvres. Cette observation débouche sur l’hypothèse que le naturalisme se débat avec un ensemble de concepts dont il hérite, et sur lesquels le présupposé premier de P. Tortonese est qu’ils viennent du livre fondateur de la pensée occidentale sur l’œuvre littéraire, la Poétique. Le livre s’inscrit donc dans le mouvement de relecture d’Aristote permis, au tournant des années 1980, notamment par la grande interprétation de la Poétique par Ricœur dans Temps et récit. Mais les lectures classiques de la Poétique continuent, d’après P. Tortonese, de faire obstacle à la lecture d’Aristote : il est donc contraint, pour relire Zola, de faire un détour non seulement par la doctrine aristotélicienne, mais aussi par les théories classiques. Ce cheminement le conduit à proposer une interprétation neuve du rapport de Zola à la théorie de la connaissance aristotélicienne, et au-delà, du rapport de notre modernité à l’aristotélisme.

2Pour restituer dans toute son ampleur la réflexion de P. Tortonese, notre démarche suivra deux étapes principales : nous offrirons un compte rendu le plus précis possible du parcours dessiné par le livre, puis nous tenterons de discuter les pistes ouvertes par P. Tortonese en les confrontant aux enjeux de la littérature moderne et en nous appuyant notamment sur les deux apostilles très riches qui complètent le livre, et qui portent sur les positions critiques de Lukács et de Genette.

La théorie de la connaissance littéraire, selon Aristote

3Pour commencer, P. Tortonese rappelle de manière synthétique le débat qui oppose le platonisme à l’aristotélisme au sujet de la représentation. Pour Platon, l’homologie entre la représentation (qu’elle soit picturale ou narrative) et le monde sensible est totale, et condamnée comme telle (p. 18). Il nous est difficile de comprendre ce système, qui assimile toutes les formes de représentations, car, pour nous, la représentation narrative diffère fondamentalement de la représentation visuelle : « nous attendons d’un roman sur le cordonnier, plus que d’un portrait de cordonnier, des renseignements sur la cordonnerie » (p. 19). Notre vision est en fait informée par la lecture aristotélicienne. Dans l’aristotélisme, la mimésis1est considérée en elle-même et pour elle-même, et non pas à partir d’« une confrontation avec un élément préalable (la réalité, la connaissance rationnelle, etc.) » (p. 21). Ce point de vue se décline en quatre affirmations essentielles : la mimésis est « une inclination et une aptitude » ; elle constitue un « caractère qui fonde la nature humaine » ; elle est liée à la « connaissance » (mathésis) ; elle donne du plaisir. Si Platon privilégie un « rapport exclusif à l’idée comme entité catégorique suprême » (p. 23), Aristote s’intéresse à la compréhension du monde par l’esprit humain, sans considérer le monde comme un écran. Dans ce cadre, l’imitation n’est pas une attitude passive de reproduction, mais une technè à part entière, pratique active de compréhension et de production (p. 26-27). D’où la préférence de P. Tortonese pour la traduction de mimésis par représentation, plutôt que par imitation, solution d’ailleurs choisie par les traducteurs Dupont-Roc et Lallot (p. 29).

4Or l’objet de la mimésis pour Aristote est « l’homme en action » (p. 31), ce qui explique que le théâtre, qui « imite l’action par l’action », « restitue le mouvement par le mouvement » et « reproduit l’homme par l’homme » (p. 32), occupe une place si particulière dans la théorie aristotélicienne. Dans ce système, le concept de vraisemblance sert de « critère qui permet de reconnaître le bon produit mimétique » (p. 37) : « l’adéquation de la représentation à l’objet, tout en restant adéquation et sans jamais devenir identité, doit produire une connaissance de l’objet » (p. 38). Il ressort de cette analyse que, si le vraisemblable permet une analogie entre la représentation et le réel, il autorise également de penser la distance qui les sépare. La vraisemblance aristotélicienne introduit à une véritable théorie de la connaissance qui se fonde sur la cohérence et l’unité de l’œuvre : c’est pour « éclairer son objet » que l’œuvre se donne une cohérence propre, et une unité « qui n’est rien d’autre que l’unité d’un organisme » (p. 39). C’est aussi pourquoi Aristote qui célèbre la valeur cognitive de l’œuvre s’oppose à l’histoire-istoria,qui ne comporte « aucune vision globale » (p. 40). Si l’histoire ne s’intéresse qu’au particulier, la poésie, grâce au vraisemblable, peut « déboucher sur une abstraction, une règle et une connaissance » (p. 41). Le poète est celui qui possède « la technè du muthos, la capacité de produire des histoires vraisemblables » (p. 42).

5Un point épineux de la lecture de la Poétique est la place de la persuasion, qui a été consacrée par la théorie classique comme ce qui fonde l’acceptable en poésie. Certaines phrases de la Poétique donnent à entendre que le persuasif et le vraisemblable seraient interchangeables, ce qui a conduit Egger, au xixe siècle, à traduire pithanon et apithanon par vraisemblable et invraisemblable (p. 44). Se fondant sur cette traduction dans sa thèse (1927), René Bray fait basculer la vérité dans « l’universellement admis » (p. 45). Cette vision est beaucoup plus proche de la pensée classique que de la pensée d’Aristote, qui n’évacue jamais la connaissance du réel au profit d’une « capacité de persuader » qui serait liée à la « cohérence interne de l’œuvre » (p. 47). Pour Aristote, « la faculté de persuader ne peut être considérée que comme l’instrument d’un partage de la vérité » (p. 56). Il faudra attendre Temps et récit et la traduction Dupont-Roc et Lallot pour que, dans les années 1980, la critique fasse droit à « l’universalité philosophique » à laquelle prétend la représentation selon Aristote : P. Tortonese passe ainsi en revue les théoriciens qui ont clarifié notre connaissance de la Poétique,jusqu’au récent livre d’Anne Duprat, Vraisemblance : poétiques et théorie de la fiction, du Cinquecento à Jean Chapelain (1500-1670).

6À la réflexion platonicienne sur la forme et sur la matière, s’ajoute, dans la théorie aristotélicienne, l’accent mis sur la question « de la cause et de l’effet » (p. 59) : dans ce cadre, l’idée de puissance est centrale. C’est elle qui permet le passage de l’immobile au mobile, du non-être à l’être. « Le caractère, fixe, produit une action, et ne se révèle que dans l’action » (p. 59). Là se situe l’avancée décisive d’Aristote, qui pense la représentation sur le mode d’une analogie, non plus « entre deux objets particuliers » comme Platon, mais « entre deux rapports, qui sont d’emblée et déjà deux universels : le rapport cause-effet dans la réalité et le rapport cause-effet dans l’art » (p. 66).

7Au terme de cette première étape, P. Tortonese résume l’apport aristotélicien par deux traits principaux : l’idée d’une distance entre le réel et la représentation, dont la conscience est fixée par le concept de vraisemblance ; l’idée d’une communauté entre mimésis et diégésis : la mimésis aristotélicienne est essentiellement « une représentation diégétique » (p. 70).

La réduction rhétorique classique

8Or les ambitions métaphysiques de cette doctrine sont « dégradées » par ses lecteurs et ses successeurs, non seulement à l’âge classique, mais dès la tradition rhétorique latine. La Poétique reparaît en 1453, après avoir disparu pendant des siècles, mais il n’y a pas vraiment de gouffre entre l’Antiquité et la Renaissance : les grands maîtres latins, qu’ils aient lu ou pas la Poétique, s’efforcent aussi de penser les rapports entre le vrai et le vraisemblable, mais ils substituent à la théorie aristotélicienne de la connaissance une conception rhétorique. Si pour Aristote « la clarté (philosophique) était le produit ultime de la vraisemblance », pour Cicéron « la clarté est au service du plausible » (p. 78). Dans la Rhetorica ad Herennium aussi, « le vrai doit devenir vraisemblable parce que la vérité en elle-même risque de ne pas être crue » (p. 79).

9P. Tortonese, passant en revue les théoriciens classiques, Vauquelin de la Fresnaye, Chapelain, d’Aubignac, Rapin, montre le progressif glissement qui s’opère dans leurs œuvres d’une ambition de vérité à une réflexion sur la moralité de l’œuvre littéraire, ce glissement culminant dans l’œuvre du père Rapin, qui substitue à la catharsis aristotélicienne l’ambition « de présenter la vertu sur scène, de donner le bon exemple » (p. 90). Mais une autre préoccupation classique majeure est celle de l’opinion. Le même Rapin écrit : « le vray-semblable est tout ce qui est conforme à l’opinion du public » (cité p. 91). Dès lors se fait jour une contradiction : le vraisemblable doit-il être conforme à l’opinion ou au « devoir-être » ? Si le vraisemblable doit se conformer aux opinions, forcément particulières, comment peut-il continuer à prétendre à l’universel ? La pensée classique résout cette contradiction par l’idée d’une « opinion raisonnable, centrale et paradigmatique, qui n’a rien à partager avec la diversité et l’arbitraire des opinions particulières » (p. 94). La notion d’« honnête homme », qui ne se réduit pas à « une simple réalité sociologique », incarne ce « paradigme », cet « horizon à atteindre » (p. 100) : l’honnête homme n’est pas seulement « un idéal de distinction sociale, mais aussi un idéal d’humanité où s’harmonisent et se confondent la morale et la raison ».

10La pensée classique pense donc l’accès aux vérités universelles de manière subjective, voire « subjectiviste ». Cette théorisation classique s’appuie sur une « anthropologie optimiste, relevant de la tradition de la dignitas hominis, et valorisant le rapport d’analogie entre l’homme et Dieu » (p. 101). Certains, comme Corneille, résistent à cette anthropologie : lui ne veut pas renoncer au vrai, sous prétexte de « moraliser » (p. 102), et défend la représentation d’actions extrêmes, éventuellement choquantes, susceptibles de plaire et d’émouvoir. Mais jusqu’au xixe siècle, c’est cette anthropologie qui prévaut.

Zola face à Aristote

11Or P. Tortonese montre que, lorsque les réalistes renversent le schéma classique, ils le font d’abord en partant des mêmes postulats : c’est le cas des Goncourt, qui, dans la préface de Germinie Lacerteux, dressent une opposition catégorique entre les goûts du public et la vérité de leur art. Le « roman vrai » s’oppose à la fois au moralisme et à l’immoralisme, tous deux susceptibles de flatter les goûts du public, ainsi qu’aux distractions superficielles (p. 106). « La guerre est déclarée entre connaissance et opinion » (p. 107). Le problème, c’est que le naturalisme « reproduit à l’envers » le schéma des classiques : l’hypothèse expérimentale se pose comme « l’instrument d’une vérité qui dérange » (p. 110). Ainsi, dans Madame Gervaisais,les Goncourt créent-ils « un type de femme non-maternelle », censé offrir au lecteur, de manière polémique, une connaissance qui passe par « la déroute de l’opinion » (p. 111). Le « vrai invraisemblable » auquel s’intéressent les naturalistes aspire à se transformer en « vrai vraisemblable » se substituant aux croyances du public (p. 112).

12Les naturalistes ont donc le plus grand mal à s’émanciper de la place donnée par les classiques à l’opinion. Cet assujettissement se traduit également par la difficulté que pose à leur discours théorique la description. On sait que celle-ci était marginalisée par la pensée classique, le personnage étant chargé d’assurer « l’articulation entre récit et humanité » (p. 118). Le discours antidescriptif, dont P. Tortonese traque les arguments chez Boileau, chez l’abbé Mallet, ou chez Marmontel, perdure au xixe siècle : Désiré Nisard et Pierre Larousse, pour ne citer qu’eux, reprochent à la description de s’émanciper de la logique de l’action et du sentiment (p. 130‑135). Même les « réalistes militants », comme Champfleury, « ont beaucoup de peine à se dépêtrer du discours traditionnel sur la représentation » (p. 136). Ferdinand Brunetière reproche à la description zolienne de se livrer à la sensation, qui est « à la fois principe de désagrégation et élément d’animalité » (p. 142). Zola lui-même multiplie les remarques antidescriptives : refusant les descriptions romantiques, comme celles de Gautier, parce que sans but et inhumaines (p. 150), il leur oppose « un emploi scientifique de la description » (cité p. 145), répondant à la « sécularisation de l’esprit moderne » (p. 144). Pour autant, il ne condamne pas les descriptions « artistes » des Goncourt, sauvegardées non pour leur dimension scientifique, mais en raison de « l’humanité qu’ils laissent transparaître » (p. 149). Cette occultation de la dette des naturalistes à l’égard des romantiques s’accompagne d’une contradiction entre la théorie et la pratique : comme chez Flaubert, la description n’est justifiée que par les nécessités de l’action et de la construction des personnages (p. 151), bien loin du sens de certaines métaphores qui font glisser le récit zolien vers le symbole, comme c’est le cas de la locomotive de La Bête humaine (p. 152). Zola se révèle finalement prisonnier d’un raisonnement fonctionnel de type classique.

13La théorie de Zola s’infléchit cependant dans Le Roman expérimental (1879), où il s’efforce d’« introduire de la souplesse dans la revendication d’un art pleinement représentatif » (p. 155), tout en s’appuyant sur le prestige de Claude Bernard. Ce renouvellement passe par la distinction entre observation et expérimentation, et par la revendication de cette dernière, moins « passive », moins « superficielle » que la précédente (p. 158) : « grâce à l’idée d’expérience » en effet, « la littérature peut revendiquer un statut scientifique sans renoncer à la fiction » (p. 155). En effet, l’expérience est basée sur l’hypothèse, « qui est une forme de fiction » (p. 156). Affirmant que la fiction ouvre à une connaissance spécifique et privilégiée du monde, Zola retrouve les fondements de la poétique aristotélicienne. Si cette conception est dénuée de dimension métaphysique, elle s’accompagne d’une morale, car elle permet de « rétablir une marge de liberté non pas du côté de l’homme étudié […], mais du côté de l’homme qui étudie » (p. 160). Il n’est pas contradictoire avec cette théorie de la connaissance que le naturalisme soit amené à privilégier les états seconds ou pathologiques : passer « par le détour du dérangement » permet en effet de mieux percevoir la norme (p. 163).

14Cette référence scientifique doit-elle être comprise comme une métaphore ou comme un véritable modèle ?, demande P. Tortonese : les violentes réactions suscitées à l’époque par ce texte montrent que les lectures furent alors dominées par l’idée d’une « identification absolue » par Zola « entre le travail du romancier et celui du scientifique » (p. 169). Or le détour par la science permet surtout à Zola de réintégrer le romanesque dans une « théorie de la connaissance », en se libérant de l’alternative invalidante à laquelle il était acculé jusque-là entre « observation » et « tempérament » : ce faisant, Zola retrouve un raisonnement de type aristotélicien (signé jusque dans les termes qu’il emploie, « faits probables », « conséquences possibles »).

15Il ressort de cette analyse que, pour P. Tortonese, le naturalisme est « la tentative dernière et la plus accomplie de faire face au problème théorique de la description en utilisant les moyens offerts par la tradition aristotélicienne, et notamment en construisant une stratégie qui garantit un sens à la description en lui assurant un lien strict avec le récit » : « le sens de la description n’est que le reflet du sens de la narration » (p. 181).

Une théorie de la connaissance littéraire, pour les modernes

16Le lecteur est frappé par l’ampleur de ce panorama à la fois historique et théorique : le détour par les deux premières parties éclaire efficacement la lecture du naturalisme, comme doctrine qui se débat avec des concepts dont elle hérite pour penser sa pratique de la description. La conclusion peut cependant laisser le lecteur sur sa faim, notamment lorsque P. Tortonese écrit : « aux lecteurs de Zola de juger si son apologie de la description suffit à rendre compte de sa pratique : ce problème-là ne fait pas l’objet de mon étude, mais mériterait d’être traité » (p. 181). P. Tortonese souligne en effet parallèlement que « la littérature moderne, qui commence avec le romantisme, semble […] confrontée à une impasse théorique au sujet du sensible, contemporaine à la naissance et à l’affirmation de l’esthétique en tant que théorie philosophique des arts » (p. 181-182) : il suggère ainsi une insuffisance de la théorie par rapport à l’enjeu du sensible, soulevé notamment par la description zolienne. La question de savoir si la théorie zolienne est à la hauteur de sa pratique ne reste donc pas hors-champ.

17Deux camps nous paraissent ici clairement identifiables : d’un côté, Paul Ricœur dans Temps et récit réhabilite la conception aristotélicienne pour montrer que seule une conception narrative permet de comprendre la fonction cognitive de la littérature ; dans Pourquoi la fiction ?, Jean-Marie Schaeffer attribue aussi à la fiction une fonction cognitive, en réintégrant la littérature aux autres pratiques fictionnelles, démarche qui implique, au préalable, de démonter les contradictions de « l’ontologie esthético-poétique » d’Iena2. Jacques Rancière, au contraire, montre que ces contradictions ne peuvent pas être dépassées, et que ce sont elles qui offrent une pensée adéquate à la matière « littéraire » nouvelle qui émerge à la fin du xviiie siècle et fonde sa puissance sur tout autre chose que le respect des règles poétiques classiques. P. Tortonese ne tranche pas tout à fait entre ces options : s’il restitue la force de l’équilibre auquel parvient Zola dans Le Roman expérimental en remontant aux fondements d’une lecture aristotélicienne jusqu’alors occultée, il suggère en même temps que la théorie de la connaissance aristotélicienne ne suffit pas – sans pour autant nous donner à voir ce que serait une théorie littéraire qui accorderait toute sa place au sensible. À la fin de L’Homme en action, le lecteur flotte donc entre plusieurs interprétations.

18Dans son entretien à la Revue italienne d’études françaises, P. Tortonese explicite son questionnement :

Devant les choses, telles qu’elles se laissent percevoir, le littérateur peine à trouver un argument pour légitimer leur pure et simple représentation. Les percevant dans leur isolement, il les trouve muettes et sourdes, peut-être belles, mais pas significatives. Il devra alors, soit se rendre à leur non-sens et construire une esthétique séparée de la connaissance et de la morale (mais peut-on le faire aussi facilement pour la littérature que pour les arts figuratifs ? les écrivains ne le croient pas souvent au xixe siècle), soit chercher dans les restes d’une métaphysique chancelante la légitimation qui lui fait défaut3.

19Mais est-il seulement possible pour les écrivains de « se rendre au non-sens [des choses] » et de « construire une esthétique séparée de la connaissance et de la morale » ? Les modernes eux-mêmes semblent avoir problématisé cette hypothèse dans leurs œuvres et dans leurs réflexions théoriques. Il n’est donc pas sûr que Zola soit le dernier écrivain à avoir cherché à défendre son travail de romancier avec les instruments aristotéliciens, au sens le plus fort que P. Tortonese a donné à ce terme4. Alfred Döblin, moderne par excellence, et médecin, semble ainsi hériter de la conception de la connaissance littéraire de Zola, lorsqu’il écrit dans Die beiden Freundinnen und ihr Giftmord :

Si j’extrais un individu de son milieu, c’est comme si j’observais une feuille ou une phalange et que je veuille en décrire la nature et le développement. Ce qui est impossible ; la branche et l’arbre, la main et l’animal doivent figurer ensemble dans la description.
[…] Les statistiques sont stupéfiantes. Chaque année la vague des suicides fluctue régulièrement. Il y a là quelques grandes règles. Dans ces règles s’expriment une force, une entité. L’individu ne sent pas la force, il ne sent pas la règle, mais il l’applique5.

20L’écrivain doit prendre en charge cette force, en réinventant le réel par toute une série de procédures — projection imaginaire, reconstitutions narratives — qui ne sont pas incompatibles avec l’insertion de documents dans un récit à la frontière du fictionnel et du factuel. Faulkner, de son côté, est confronté aux mêmes contraintes et aux mêmes enjeux, lorsque, au cours de ses entretiens, il compare sans cesse l’écrivain au charpentier, et qu’il écrit par exemple :

L’écrivain a trois sources : l’imagination, l’observation, l’expérience. Lui-même ne sait pas ce qu’il prendra à chacune et à quel moment, parce que chacune de ces sources n’est pas elle-même très importante pour lui. Il peint des êtres humains et emploie ses matériaux en les prenant à ces trois sources comme le charpentier va dans son cabinet de débarras pour y prendre une planche qui doit faire l’affaire pour un coin de sa maison6.

21Finalement, pour ces modernes, l’écriture romanesque est une technè fondée sur une connaissance spécifique du monde et de l’homme, et capable de porter cette connaissance au jour. La théorie de la connaissance aristotélicienne semble donc étendre ses ramifications jusqu’aux représentants les plus illustres du roman moderne. Celui-ci est certes travaillé par la conscience des limites du savoir qu’il porte au jour et par la remise en cause de l’intrigue comme chemin de révélation. Sans doute l’analogie entre le romancier et le sociologue statisticien, le charpentier ou le médecin, ne porte-t-elle un savoir pour les modernes que dans la mesure où elle pense aussi ses propres limites : pour reprendre les termes de Ricœur, « le paradoxe consiste en ceci qu’il n’est pas d’autre façon de rendre justice à la notion de vérité métaphorique que d’inclure la pointe critique du “n’est pas” (littéralement) dans la véhémence ontologique du “est” (métaphoriquement)7 ». Mais avant d’en arriver au radicalisme d’œuvres, comme Finnegans Wake, qui se dérobent à toute intrigue, les modernes continuent à faire confiance dans les pouvoirs cognitifs du roman. Si ces aspects ont longtemps été occultés par le formalisme, notre modernité est nourrie par l’idée, dont P. Tortonese montre brillamment l’ascendance aristotélicienne, que la littérature et la fiction narrative en particulier sont une source privilégiée de connaissance du monde.

22Si l’on suit cette perspective, on est tenté d’interroger la première apostille, passionnante, sur Lukács, présenté par l’auteur comme le « dernier né d’une longue lignée aristotélicienne », « un peu perdu dans le xxe siècle » (p. 183). En effet, P. Tortonese montre que « par sa défense acharnée du récit comme seul moyen de compréhension de la réalité, Lukács s’est interdit d’apprécier un grand nombre d’expériences de la littérature moderne » (p. 190), en particulier les grands récits zoliens, auxquels Lukács reproche dans un texte de 1936 « l’absence de liens », c’est-à-dire « l’absence de différenciation », et l’« atomisation […] en éléments autonomes, dans un éclatement de la composition » (cité p. 185). On ne peut mieux définir la révolution esthétique. Exigeant une juste hiérarchisation des éléments du récit en fonction de leur degré d’importance, Lukács opère, dans le tissu du sensible, un choix d’ordre politique : Jean-Pierre Morel a bien montré que sa conversion au roman prolétarien au début des années 1930, qui coïncide avec l’exclusion du roman moderne de « l’Internationale littéraire », doit être comprise à la fois sur un plan esthétique et sur un plan politique. Le roman moderne est exclu parce que, en tant que forme-sens, il propose une compréhension du monde qui résiste à l’idéologie prolétarienne8. On est donc tenté de se demander si Lukács est bien le « dernier aristotélicien » (si l’on comprend ce dernier terme dans son sens le plus fort), lui que son idéologie rend inapte à prendre en charge la force de révélation et de compréhension offerte par le roman moderne sur des aspects aussi troubles que la naissance des totalitarismes.

23Sur ces contradictions, l’apostille sur G. Genette, « dernier rhétoricien », est parfaitement éclairante : G. Genette, qui réduit la réflexion d’Aristote à des questions d’énonciation dans « Frontières du récit », et qui « refuse toute contrainte extérieure agissant sur la narration et présupposant que l’ordre du monde inspire ou détermine l’ordre du récit » (p. 196) dans « Vraisemblance et motivation », met à mort la vraisemblance. Mais cette mise à mort se fonde sur une adhésion inavouée à la lecture classique de la Poétique (p. 200). Le formalisme serait finalement une manière de revenir à l’aristotélisme restreint du classicisme, celui qui ignore le rapport d’analogie entre la fiction et la réalité, et ne s’intéresse qu’à la logique interne du récit. Il est évident que le retour à des conceptions narratives de la construction de l’identité et de la compréhension du monde dans les années 1980 coïncide avec une redéfinition du rôle du romancier et une réhabilitation du conteur dans la fiction contemporaine : notre position de lecteur est conditionnée par ce contexte à la fois esthétique et philosophique. Il demeure que la lecture de Zola par Paolo Tortonese nous montre paradoxalement que la théorie de la connaissance littéraire à laquelle a ouvert l’aristotélisme n’est peut-être pas inapte à éclairer l’expérience et l’art des modernes.