Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Octobre 2014 (volume 15, numéro 8)
titre article
Claire Fourquet-Gracieux

Obscénité sans frontières. Le défi interprétatif posé à la Renaissance

Obscénités renaissantes, sous la direction de Hugh Roberts, Guillaume Peureux & Lise Wajeman, Genève : Librairie Droz, coll. « Travaux d’Humanisme et de Renaissance », 2011, 496 p., EAN 9782600014663.

1Voici l’aboutissement de l’enquête d’une véritable équipe internationale qui fera date dans la critique seiziémiste et au-delà, comme le laissent supposer le travail d’orfèvre de l’édition scientifique, la richesse du recueil et la cohérence de l’argumentation générale qui vient bouger les lignes de plusieurs frontières bien établies.

2Saluons en guise de préambule le travail éditorial qui impose le respect et s’offre à l’imitation. Les réflexions des vingt-deux chercheurs issus d’universités anglaises, américaines, suisses, canadiennes et françaises sont distribuées en cinq sections de quatre à cinq contributions chacune, rédigées en anglais ou en français. Le tout est encadré par une introduction ainsi que — une fois n’est pas coutume — par une conclusion générales, et suivi d’une riche bibliographie, de deux index et d’une table des illustrations. De manière très didactique, chaque section s’ouvre sur une introduction partielle bilingue et des transitions ont même été ménagées d’une contribution à l’autre à l’intérieur de la première section. Par conséquent, entre conclusion générale et introductions partielles, l’effort de synthèse et la recherche de clarté sont exemplaires, les éditeurs sont avant tout soucieux de leur lectorat et montrent également qu’ils maîtrisent leur objet d’étude.

Une abondance maîtrisée

3Le titre marqué par le pluriel « Obscénités renaissantes » reflète la richesse de ce volume, mais, soit modestie soit refus de figer la notion en un singulier, il en masque l’indéniable cohérence.

4L’abondance se vérifie à plusieurs niveaux. Une profondeur de champ est créée, notamment en remontant à l’Antiquité et au Moyen Âge, pour mieux comprendre la spécificité de l’obscénité de la Renaissance. La variété est ensuite celle des autorités, d’Aristote jusqu’à Freud en passant par Cicéron et Érasme, et celle des approches au nombre desquelles la philosophie du langage, la sémiotique, l’ontologie, la politique. Un très grand éventail de supports se trouve alors sollicité pour caractériser une notion qui ne se limite pas au littéraire, mais touche tout autant les domaines juridique, moral, social et embrasse la société dans son ensemble : les textes des belles-lettres côtoient des documents médicaux et juridico-religieux, les ouvrages munis du privilège du roi comptent autant que les ouvrages censurés, les images sont étudiées parallèlement aux textes. De ce fait, ce volume qui poursuit le travail livré dans le numéro 14 des Studies in Early Modern France (2010) intitulé Obscenity tente de sortir de la démarche monographique en étudiant conjointement plusieurs cas ou supports. Il contribue alors à combler une lacune bibliographique : la notion de l’obscénité a suscité des études pour les autres siècles, mais beaucoup moins pour le xvie siècle, exception faite des travaux rabelaisiens. Ce volume sert ainsi de référence à l’étude de l’obscénité renaissante dans son ensemble, voire à l’étude de la Renaissance.

5Plus ambitieux encore, cet apport érudit se double d’un arrière-plan argumentatif voire polémique qui intéresse un public plus large que les seiziémistes. L’effort d’ouverture dont témoigne la variété est ainsi également visible dans le domaine critique. L’équipe de chercheurs dialogue volontiers avec d’autres approches. Ainsi, lorsque la première section replace la notion d’obscénité dans son histoire antique et médiévale, c’est pour éviter de la figer dans des clichés ou dans une vision anachronique. En particulier, N. Labère et H. Swift appellent de leurs vœux une re-contextualisation qui ne réduise pas l’obscénité médiévale à l’esprit gaulois, qui remette en question la périodisation et qui ouvre la recherche à d’autres genres que le seul fabliau. Par la suite, de nombreuses contributions, comme celle de J. Brooks et celles contenues dans la troisième section, cherchent à se différencier du schéma de l’inversion carnavalesque bakhtinienne et de la thèse de Joan DeJean selon laquelle l’obscénité représente un événement populaire1.

6Soutenue par une argumentation partagée par l’ensemble de l’équipe, l’abondance est d’un bout à l’autre maîtrisée. Là où plus d’un aurait été tenté de conclure de la multiplicité des formes et des supports de l’obscénité à son caractère labile, l’ouvrage réussit à donner une idée cohérente et convaincante de son objet d’étude. C’est en effet la dimension subjective de l’obscénité dans la culture renaissante qui retient les contributeurs, subjectivité qu’ils attribuent majoritairement au pôle de la réception. L’obscène est présenté comme le fruit d’un contexte voire d’une époque, et plus généralement comme le produit de la réception. À cet égard, l’accent est placé sur trois principales réactions face à l’obscène, rire, s’indigner et prendre plaisir, les deux premières servant de programme respectif aux troisième et cinquième sections, « L’obscène comique » et « Politique de l’obscène ».

7Si la priorité est donnée au pôle de la réception dans l’élaboration de l’obscène, la fabrique textuelle de la notion n’est pas mise de côté pour autant puisqu’elle est abordée par H. Roberts, P. Bromilow, G. Peureux et P. Frei. Une stylistique est ébauchée autour des notions d’allusion et de style retenu. Elle fait apparaître l’obscénité comme un détournement de codes. Ou encore, propice à brouiller les frontières, l’écriture de l’obscène recourt souvent à la juxtaposition (C. Alduy et J. Brooks). M. Clément articule les deux pôles l’un à l’autre : elle souligne le rôle du lecteur, mais pour le désigner comme une collaboration prévue par l’écriture, qui parie sur la variabilité de sa perception. Aussi parle-t-elle de « signature de l’obscénité ».

8Sur le plan de la structure, l’organisation interne qui a été retenue souligne logiquement le rôle de la réception dans la production de l’obscénité, selon une dynamique qui va du « Mot et la chose » à une « Politique de l’obscène ». D’une section à l’autre, des lignes de force sont dégagées, confirmées, précisées. Quatre idées de la première section sont par exemple approfondies dans la deuxième : l’importance de la contextualisation, la contamination selon laquelle la frontière entre l’auteur et le spectateur est perméable, l’énergie qui pousse à l’action ou suscite une expansion discursive, et le caractère variable de la notion, perçu ici sous un angle social. La troisième section « L’obscène comique » approfondit à son tour l’idée d’un brouillage des frontières et pose de nouveau la question de la réception, tandis que la quatrième section « Discours sur la nature humaine » s’empare à sa manière des mêmes lignes de force que les sections précédentes : variété des modes d’expression, existence d’un médiateur qui sert tant à diffuser qu’à s’offusquer, énergie qui est à l’origine du dépassement du cadre énonciatif et générique. Peut-être le souci zélé d’équilibrer les parties en fonction du bilinguisme et du nombre de contributions est-il à l’origine de cette structure en cinq sections qui épouse la dynamique de la spirale plus que celle de la ligne droite.

Pour une organisation plus simple

9Cependant, cette organisation perd en simplicité et en efficacité ce qu’elle gagne en dynamique et en subtilité.

10Notons tout d’abord un défaut, mineur à première vue, mais qui risque de fausser la perspective d’ensemble : les compétences d’Emily Butterworth, Hugh Roberts et Dominique Brancher sont sollicitées à deux reprises, parfois dans deux sections distinctes. Ce faisant, les thèses de ces contributeurs impriment leur marque au volume sans en avoir l’air, ce qui atténue l’impression d’une convergence des pensées critiques.

11Ensuite, de manière plus structurelle, la première et la dernière sections gagneraient à être rapprochées. En effet, la partie « Politique de l’obscène » nous semble arriver un peu tard car elle aborde un problème qui vient immédiatement à l’esprit s’agissant d’obscénité, la censure. Elle trouverait une place plus logique à la suite de la première section, avec laquelle elle partage par ailleurs deux aspects, la prise en compte de la dimension historique de l’obscénité et l’invitation à interroger la méthode critique — notamment dans la contribution d’A. Bayle.

12Plus généralement, l’architecture d’ensemble se caractérise par une qualité qui a son revers. Si l’approfondissement progressif renforce le plaisir intellectuel du lecteur, qui voit une thèse confirmée par l’autre et si chacune des contributions présente en elle-même une richesse d’analyse, en contrepartie les sections retenues finissent par manquer de fermeté, voire d’unité. En particulier, la réflexion sur « le mot et la chose » déborde de la première section car elle apparaît explicitement sous la plume de P. Frei dans la quatrième section et implicitement dans de nombreuses contributions. Il en va de même pour l’interrogation sur les frontières prise en charge par la deuxième section : l’idée d’un brouillage des frontières est reprise et approfondie par la section « l’obscène comique ». De manière plus générale, la réflexion gagnerait en clarté à détacher plusieurs axes autour des critères définitionnels, selon une structure simple. Et c’est par le prisme de cette suggestion que nous évoquons à présent les contributions, dont nous retenons  délibérément un seul apport majeur à chaque fois, en dépit de la densité des analyses.

13Un premier axe examinerait les frontières externes de l’obscénité pour différencier celle-ci de notions voisines qui fluctuent selon les époques et/ou les domaines. La dimension historique peut ici servir de fil conducteur pour penser la spécificité de l’obscénité renaissante. N. Labère et H. Swift distinguent l’obscénité de l’esprit gaulois médiéval et A. Bayle de la grivoiserie à laquelle l’obscénité est ramenée à tort dans les textes de Rabelais. L’hérésie et la monstruosité, étudiées l’une par L. Wajeman et E. Herdman, l’autre par D. Brancher, caractérisent davantage l’obscénité renaissante, à une époque de moralisation des pratiques religieuses. Enfin, une réflexion sur le seuil de l’obscénité est menée à la fois par H. Roberts qui s’interroge sur les obscénités qui n’ont pas été censurées à propos d’un corpus des années 1620, par G. Peureux et L. Wajeman. Ces derniers cherchent à penser l’émergence de l’obscénité : comment l’obscène, acceptable d’abord, relève ensuite de l’interdit ? Tous deux mettent en avant l’idée de dévoilement. L’obscénité se différencie également de la pornographie par sa localisation, par sa violence et par la déstabilisation qu’elle provoque là où la pornographie suscite des réactions davantage épidermiques (R. Zorach et R. Ganim).

14Un deuxième axe reprendrait la problématique du mot et de la chose. En synchronie, l’instabilité du repérage de l’obscénité tient à sa polysémie, repérée par E. Butterworth dans son étude du dictionnaire bilingue latin-français de Robert Étienne, et suivie en diachronie par E. Butterworth et H. Roberts. C’est un problème herméneutique que pose alors P. Frei dans sa relecture du corpus rabelaisien : l’obscénité provoque une crise de signes. L’hypothèse retenue est celle d’une rupture entre les choses et les mots dont l’opacité produit moins une multiplicité de sens que des contre-sens. P. Ford décline cette interrogation herméneutique à propos de Catulle : est-ce l’auteur qui est obscène ou son texte ?

15Une fois cette réflexion menée sur la dimension herméneutique de l’obscénité, le troisième axe ferait ressortir les critères définitionnels apparus de manière éparse dans les contributions précédentes, pour mieux expliquer le défi interprétatif que représente l’obscénité. Parmi ces critères ressortent l’énergie et la contamination.

16L’énergie est le critère privilégié par C. Alduy et G. Holtz. Au cours de l’étude de blasons anatomiques, de leurs rééditions et des figures qui les accompagnent, C. Alduy met l’accent sur l’hypertrophie et l’expansion discursive illustrée par les rééditions. L’obscène réside alors moins dans la chose que dans son interprétation, dans la lignée critique de Marie-Madeleine Fragonard. Envisageant quant à lui une forme locale, indienne, d’obscénité, G. Holtz la détecte principalement à sa force créatrice qui se lit dans la multiplicité des supports d’expression. L’énergie de l’obscénité peut se résumer dans l’heureuse formule du « moteur discursif » (N. Labère et H. Swift), qui retient l’idée d’une tension productive de sens et de texte. D. Brancher qualifie cette énergie d’incontrôlable dans sa réflexion qui prend pour objet le sexe féminin. Sexualité et langue ont en effet en partage une autonomie qui les fait échapper à tout contrôle.

17Ensuite, l’abolition des frontières — entre action et représentation, lecteur et auteur — est le critère majeur de l’obscénité. Première pierre à l’édifice, la contribution de R. Zorach définit la réception comme une participation. Sa reproduction de vingt gravures atteste en effet la trace de la réception à travers la dégradation de l’image, qui est une forme de censure tactile. Soulignons que la thèse d’une censure paradoxalement obscène, se retrouve dans les contributions d’E. Herdman et L. Wajeman. J. Brooks suit à son tour l’idée d’une absence de frontière entre la représentation et l’action en étudiant l’obscénité de la musique et des gestes : musiciens populaires et public aristocratique adhéraient encore à la même idéologie au xvie siècle. Plus encore que la participation qui fait tomber une barrière sociale et se différencie de l’inversion carnavalesque, l’idée de contamination abolit des frontières de manière vertigineuse. L’on décrit l’obscène pour mieux le rejeter, ce qui provoque un risque, celui de contaminer la discussion et d’atteindre le lecteur. Ce raisonnement ovidien retracé par W. McKenzie est repris par D. Brancher à propos des textes médicaux, par M. Closson à propos des démonologues qui sont présentés contre toute attente comme des juges obscènes. J. Harris et M. Closson trouvent chez Freud l’explication de cette contamination : le troisième pôle (le public, appliqué au cas de la grande comédie par J. Harris) est la force répressive de la société qui rend la communication du désir croissante. L’hypocrisie sociale consiste alors à voiler l’obscénité pour mieux la faire proliférer. M. Closson accentue l’idée freudienne que le tiers est pleinement responsable de l’obscénité, mais y ajoute l’idée d’un effet programmé par la connaissance de la psychologie de l’auditoire — idée que nous retrouvons dans la Nouvelle rhétorique de Chaïm Perelman. Cependant, l’obscène ne fonctionne pas avec le caractère systématique de la tête de Méduse qui pétrifie tous ceux qui la regardent. Le critère de la contamination combiné à celui de la participation explique le relativisme de l’obscénité. Ainsi, P. Simons, qui défend la thèse d’une obscénité qui serait élaborée par la réception, envisage une efficacité qui puisse être activée ou ne pas l’être pour expliquer les différentes réactions des femmes. Elle fait ainsi écho à R. Zorach qui nuance l’obscénité en fonction des sphères de réception (privées ou publiques) ou des époques.

18Les marques stylistiques de l’obscénité constituent une dernière manière de la caractériser. Dans l’étude d’un succès éditorial des années 1588-1660, P. Bromilow présente deux tendances stylistiques opposées de l’obscénité, crudité d’un côté, éloquence des euphémismes et des doubles sens de l’autre. Les textes eux-mêmes participent à l’élaboration de l’obscénité, à travers des dispositifs discursifs qui appellent plusieurs niveaux de sens qu’analyse également H. Roberts à travers les œuvres de Bruscambille : équivoque, énigme, euphémisme.

Renaissances de l’obscénité : de possibles prolongements

19M. Jeanneret proposait en guise d’ouverture de prolonger le volume par des éditions et anthologies de caractère moins érudit que ce volume et qui donneraient davantage la parole à l’obscénité même. Peut-être pensait-il à des publications qui prendraient place aux côtés de sa Muse lascive : anthologie de la poésie érotique et pornographique française 1560-1660 (2007), en guise de renaissance de l’obscénité ? Une telle publication serait d’autant plus complémentaire du recueil Obscénités renaissantes qu’elle serait l’occasion de vérifier la dimension relative de l’obscénité et de mesurer le rôle que joue le lecteur du xxisiècle dans la production de l’obscénité ; en d’autres termes, elle mettrait à l’épreuve la thèse de l’ouvrage.

20Pour notre part, nous appelons aussi des prolongements proprement scientifiques, car si ce recueil est à la fois déjà complet et varié, il est tellement stimulant qu’il suscite de nombreuses questions.

21En premier lieu, une réflexion proprement linguistique mériterait d’être menée sur l’énonciation obscène ; l’idée d’une d’énergie efficace déployée par le texte donnerait sens à une réflexion pragmatique. Cela supposerait toutefois que l’on situe l’obscène du côté du texte plutôt que du côté de la réception et que l’on mette au second plan l’ancrage historique de l’ouvrage, deux partis-pris que n’adoptent pas les contributeurs des Obscénités renaissantes.

22En second lieu, deux prolongements pourraient venir éclairer des points confus. D’une part, puisque la sexualité a été privilégiée dans l’étude de l’obscène, l’on aurait aimé lire une proposition établissant de manière centrale les relations sémantiques liant obscénité, érotisme et pornographie au xvie siècle. Plusieurs contributeurs effleurent ce problème sans vraiment s’accorder sur la relation entre les notions. D’autre part, à plusieurs reprises, la notion de baroque affleure dans les analyses de l’obscène surtout lorsqu’il est question d’hypertrophie, de juxtaposition, de mouvement. La question du rapport de l’obscène au baroque ne mériterait‑elle pas d’être posée ?

23En troisième lieu, un prolongement est offert à la recherche dix-septiémiste cette fois‑ci, pour remettre en question le primat du principe de la pureté et des notions morales attribuées au génie de la langue classique : du procès de Théophile de Viau à L’École des femmes en passant par la veine burlesque, pourquoi l’obscène ne serait-il pas aussi central que la pureté ?

24Enfin, un élargissement — car peut-on encore parler de prolongement tant l’objet ne pourrait être mené par les mêmes spécialistes ? — consisterait à poser la question du relativisme géographique de l’obscène. Cette réflexion est née à l’occasion de la lecture de la contribution sur les récits de voyage : la notion d’obscène, dont les inflexions historiques ont été prises en compte dans ce volume, est-elle délimitée dans l’espace ? Est‑elle proprement européenne ?

25Ainsi, le principal apport de cette recherche collective particulièrement féconde est de placer le pôle de la réception au cœur de l’élaboration d’une notion à la fois culturelle et sociale et, plus largement, au cœur de la fabrique du texte. Il nous invite par la même occasion à penser sur nouveaux frais d’autres notions discursives en prenant le soin d’en remettre en cause les présupposés.