Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Mai 2014 (volume 15, numéro 5)
titre article
Federico Tarragoni

Paris, le peuple & l’imaginaire social

Le Peuple parisien au XIXe siècle entre sciences et fictions, sous la direction de Nathalie Preiss, Jean-Marie Privat & Jean-Claude Yon, Strasbourg : Presses universitaires de Strasbourg, coll. « Formes et savoirs », 2013, 239 p., EAN 9782868205025.

1Le peuple, mythe politique et pilier de l’imaginaire social, semble retrouver une actualité scientifique et éditoriale. Après le succès de l’exposition organisée par le Musée Carnavalet (Le peuple de Paris. Des guinguettes aux barricades), les auteurs de ce recueil proposent une nouvelle lecture du peuple parisien au xixesiècle. Afin de déjouer le double piège d’une approche purement matérialiste (qui vouerait le peuple, être trans-classe, à un abus conceptuel) et d’une approche idéaliste (qui ne se donnerait pas les moyens d’inscrire le peuple dans des formes concrètes d’existence sociale), les auteurs adoptent un détour.

2Le peuple définit un ensemble d’activités concrètes au xixesiècle : première parmi elles le travail, bien évidemment, mais aussi des pratiques politiques, esthétiques, culturelles lato sensu. C’est au croisement de ces pratiques et des représentations les codifiant dans l’imaginaire social, que le peuple parisien du xixesiècle, fantasmé, idéalisé ou craint, acquiert une existence collective. Aussi pratiques et représentations, comme dans les meilleurs ouvrages d’histoire culturelle, sont-elles imbriquées dans un rapport de co-détermination qui ne permet pas de statuer de la causalité opératoire « en dernière instance ».

3Le deuxième choix des auteurs est de resituer le peuple dans un double rapport, de familiarité et d’altérité radicale, qui à lui seul définit une spécificité de la société française du xixesiècle. Peuple convoité ou gardé soigneusement à distance : dans ce rapport bipolaire que les faiseurs d’images, de textes et de représentations, membres d’une élite sociale, entretiennent avec les classes populaires, gît quelque chose de précieux pour l’appréhension du peuple. Celui-ci, nous disent les auteurs entre les différentes contributions, est indissociablement l’objet et le produit d’un regard : les représentations à travers lesquelles la société française du xixesiècle se le figure ont trait aux modalités d’existence observables des classes populaires, tout en étant tributaires de la nature même du regard qui les produit en tant que telles. Autrement dit, le peuple est le destinataire social d’un regard, inévitablement savant, et l’enjeu même de la production du regard, mêlant familiarité et altérité, désir de proximité et dégoût, idéalisation et désenchantement. Ce choix épistémologique des auteurs est précieux, car il situe le peuple parisien du xixesiècle à l’interface du passé et du présent : comment ne pas voir dans cette question du « regard savant » un enjeu crucial de l’observation des classes populaires et, plus généralement, des dominés ? En ce sens, l’attention au regard qui règle l’observation et à sa production savante, constituent autant d’éléments de dialogue entre l’histoire culturelle du peuple au xixesiècle et la sociologie contemporaine des classes populaires, hantée par la question de l’ethnocentrisme de classe et du misérabilisme/populisme savant1.

4Le troisième choix est celui de relier, dans l’appréhension du peuple, discours scientifiques et discours fictionnels. Il s’agit ici d’un parti pris méthodologique et épistémologique particulièrement fécond, car le peuple au xixesiècle n’est pas uniquement un « nœud de représentations sociales » mais l’objet d’un savoir et le destinataire d’un ensemble d’opérations cognitives, expérimentales, techno-scientifiques. En écho à d’autres études ayant montré le lien nodal entre l’invention du peuple et celle de la société moderne, entendue comme ensemble d’outils de classement et classification2, les auteurs du recueil montrent à quel point les contours de l’objet peuple sont informés par les savoirs scientifiques et techniques. Ces savoirs, rendant intelligible la position du peuple dans la nature, la division du travail ou la machine sociale, constituent un objet extrêmement précieux pour l’historien fidèle à la méthode archéologique de M. Foucault : ils montrent comment le peuple fut l’objet d’opérations d’extraction du savoir et d’investissements politiques (d’exercice du pouvoir), les deux étant, bien évidemment, liés. Dans cette cartographie des savoirs, l’on regrette l’absence de la sociologie, dont la constitution au xixesiècle a partie liée avec une pensée du peuple. En tant que science de la physique sociale, pour reprendre l’expression de l’un de ses pères fondateurs (Comte), et type de raisonnement sur les êtres individuels peuplant l’être collectif, la sociologie s’est structurée au xixesiècle à partir, entre autres facteurs déclencheurs dans l’histoire des idées, de l’énigme posé par le peuple. Peuple naturel ou peuple culturel ? Peuple organique ou peuple divisé en classes ? Peuple social ou peuple politique ? Peuple immuable ou peuple révolutionnaire ? Voici des questions qui, tout en engageant une appréhension du peuple comme être social, conduisent à penser la structure sociétale dans son ensemble.

5Dans ce paysage épistémologique, l’ouvrage de N. Preiss, J.‑M. Privat et J.‑C. Yon choisit de relier et de mettre sur le même plan d’analyse savoirs et fictions, conceptualités et images. Choix justifié par l’objet : le peuple est, nous l’avons dit, l’objet et le produit d’un ensemble d’opérations de savoir et d’actes de représentation. C’est la singularité de ce « cercle herméneutique », où l’analyste côtoie l’archéologue, le sociologue l’historien et le juriste, qui impose un dernier choix précieux, celui de l’interdisciplinarité. Car le fil qui relie les contributions réunies dans l’ouvrage n’est point disciplinaire mais problématisant : on trouve ainsi des contributions d’histoire culturelle, de sociologie historique, d’analyse juridique et de littérature. Le dialogue interdisciplinaire se double ici d’une méthodologie critique ad hoc, définie par P. Hamon dans son avant-propos comme un « certain point de vue littéraire » :

On peut cependant contourner les problème définitionnels en adoptant le point de vue du littéraire, mais d’un littéraire particulier, d’un littéraire à la fois sémioticien, ethnocritique, poéticien, historien qui travaille sur le xixesiècle et qui sait que ce siècle est le premier siècle de la grande explosion des pratiques inter-sémiotiques (ou inter-médiatiques), un grand siècle de « traductions » (mot de Michel Serres) de transpositions et de paraphrases entre ces systèmes et pratiques, qu’il n’y a plus désormais de littérature sans images (et réciproquement), sans influence des supports et des écritures de presse (et réciproquement), sans interférences entre discours scientifiques et discours de fiction, discours populaires et discours savants, sans illustrations des livres, sans mises en musique et en opéra des textes littéraires […]. Bref le point de vue d’une étude de la représentation du peuple par le croisement des diverses pratiques de la représentation. (p. 14)

6C’est donc la méthode qui construit l’objet, et ce d’autant plus que l’objet s’avère fuyant et indéterminé, comme en témoignent les différentes tentatives de définition du peuple entre l’Encyclopédie et aujourd’hui. Au fil de l’analyse, trois grandes matrices de représentations se dégagent clairement, parsemant l’espace social du xixesiècle : le topos du peuple travailleur, les topoï du « peuple des arts », entre chanson, théâtre et littérature, et ceux du peuple politique, entre droit, révolte et révolution.

Peuple travailleur

À l’heure de la fin des corporations, c’est précisément à travers les différents corps de métier que s’affirme, dans le discours hygiéniste comme dans le roman réaliste ou la photographie, la corporéité du peuple parisien. (p. 23)

7L’intérêt de la contribution de Ph. Hamon est précisément de montrer la nouveauté de cette « corporéité » du peuple au xixesiècle, et son lien indissociable aux pratiques du travail, d’une part, et aux savoirs sur ces pratiques (ergonomie, économie, savoirs techniques), de l’autre. Parmi ces savoirs la littérature occupe une position de premier plan. C’est ainsi la fragmentation du travail ouvrier, ce qu’un sociologue eût appelé le « travail en miettes » (G. Friedmann), qui sérialise et séquentialise le récit du travail : entre les caricatures des ouvriers au travail, la photographie ergonomique et le « récit à séquences » de Zola, l’on assiste à la production artistique du corps ouvrier comme corps tranché, dépecé, fragmenté. Car « L’essence du peuple et sa définition […] c’est le travail. Et le travail c’est le peuple et le peuple c’est le corps » (p. 123).

8L’idée séduit également A. Monjaret, auteure d’une contribution suggestive sur ces figures féminines du « peuple travailleur » à la fin du xixesiècle, les « grisettes » et les « midinettes », ouvrières du textile et de l’aiguille. Étudier « comment le métier et ses attributs (l’épingle, l’aiguille ente autres) fabriquent l’ouvrière parisienne au plus profond de sa chair » est ainsi l’occasion d’observer « comment la société bourgeoise peut façonner la femme à son image. Un “idéal” qui délimiterait les frontières de la bonne et mauvaise moralité » (p. 139‑140). L’aiguille fabrique ici, par le truchement d’un ensemble de « techniques du corps » (Mauss), une curieuse intersection entre rapports sociaux de classe et de sexe au cœur même du peuple travailleur.

9Par ailleurs, c’est également par le truchement de sa corporéité, que le droit ménage progressivement un accès au peuple, comme le montre dans sa contribution le juriste N. Dissaux. Après une longue période d’« abstractisation » (Rosanvallon) et de refoulement sous l’égide du Peuple-Nation, le peuple social force la porte du droit civil napoléonien en tant que voix (via le droit ouvrier et l’élargissement du droit de suffrage) et en tant que corps (avec l’ensemble des dispositifs régulant les temps et les accidents du travail). Le peuple apparaît ainsi comme l’opérateur d’une « révolte des faits contre le Code » (p. 166‑196).

10Ce peuple travailleur est loin d’être unifié : il en est ainsi du clivage à la fois social, géographique et culturel opposant les compagnons parisiens et les travailleurs saisonniers (p. 36). Par ailleurs, le peuple travailleur est loin d’être « généralisable » : il existe ainsi un peuple non-travailleur, ce peuple d’indigents du Faubourg Saint‑Marcel qui intéresse philanthropes, économistes chrétiens, proto-sociologues, hygiénistes et administrateurs (p. 37) et qui sera le grand protagoniste de la « question sociale3 ». C’est ainsi autour du travail, des clivages qu’il produit et des exclusions qu’il génère, que le peuple est progressivement relié à la question politique (républicaine), après l’échec (ou la « dépossession bourgeoise ») des révolutions populaires parsemant le xixesiècle. L’absence de travail devient en effet une question d’intérêt (et de sécurité) public(que), car elle « démoralise » le peuple, le rapproche de son état naturel, non-civilisé, le bas-fond où la misère côtoie le vice et le crime4. C’est ici que le peuple travailleur croise le peuple politique.

Peuple politique

11Le peuple fait office, au xixesiècle, d’opérateur de raccord entre la vieille idée abstraite de nation et la question sociale naissante. Autant dire que le peuple, dans sa signification politique moderne, fait surface au xixesiècle, au croisement des pratiques conflictuelles inédites des classes populaires (1830, 1848, 1871) et des nouvelles représentations les codifiant dans l’imaginaire social.

12Le « peuple glorieux » devient ainsi rapidement un mythe politique, transformation à laquelle la littérature hugolienne décryptée par M. Laparra (p. 57‑71) et les fictions futuristes analysées par F. Sylvos (p. 173‑184) concourent activement. Mais le mythe s’avère trompeur ou, du moins, bifrons : le peuple glorieux de Juillet ne cache que trop mal un fond de représentations agoraphobiques sur la populace ou la foule révolutionnaire qui, tout en s’inscrivant dans un legs très ancien (remontant au moins à Platon), sont en pleine refonte tout au long du xixesiècle. C’est ainsi que, comme le souligne N. Jakobowicz en s’appuyant sur l’image comme source, l’on passe « D’un peuple absent, presque sauvage et misérable » à un « peuple-nation si cher aux révolutionnaires », puis « à la fin du siècle, au peuple-foule que craignent tant les élites » (p. 30). Encore faut-il préciser que si le peuple passe d’une condition de silence voire d’absence dans les représentations à celle de mythe structurant les espérances démocratiques et révolutionnaires, pour enfin catalyser les peurs et les fantasmes sur « l’autre », c’est en raison de la bivalence du peuple de 1789. Le xixesiècle reçoit en héritage la double figure d’un peuple souverain (celui du 14 juillet 1789) et d’un peuple menaçant (celui des septembriseurs et de 1793), ce qui condamne le peuple à une bipolarité permanente, réactivable à loisir par les élites et les producteurs des représentations.

13La pluralité des figures du peuple au xixesiècle, et en particulier entre 1820 et 1850, est l’une des conditions de possibilité de ce schéma bipolaire. Ainsi, les élites font souvent jouer la représentation pacificatrice d’un peuple travailleur, incarné par les artisans et le compagnonnage, contre la figure menaçante du sans-culotte. Ce dernier catalyse des vieilles représentations de l’excès populaire5, où la soif de sang côtoie la déraison, comme dans le couple « boucher-poissarde » qui structure les récits de Chateaubriand et de Lamartine, repris par A. Déruelle dans sa contribution au recueil (p. 48‑49). En complément des analyses de N. Jakobowicz, A. Déruelle montre ainsi comment la bipolarité du peuple traverse l’historiographie du xixesiècle : de Thiers à Lamartine, de Chateaubriand à Michelet, le récit révolutionnaire ne cesse de mettre en scène un peuple vertueux coexistant avec une canaille sanguinaire. Le mystère du peuple bifrons évoque ainsi les arcanes de la révolution : par le truchement du peuple, les historiens du xixesiècle essaient de conférer une signification politique aux révolutions libérales/démocratiques, de 1789 à 1871.

14Les moments d’unité nationale, où les représentations héroïsantes du peuple-nation sont partagées, comme en juillet 1830 ou en février 1848, s’avèrent donc très éphémères : ces moments ne cachent que trop mal un fond de représentations méprisantes et « agoraphobes » évoquant, tour à tour, le sans-culotte « buveur de sang », le misérable s’adonnant au crime ou la foule irrationnelle.

Peuple des arts

15Le peuple est le destinataire privilégié d’un ensemble de pratiques artistiques, de genres littéraires et de répertoires dramatiques. Les arts constituent l’un des lieux centraux d’existence du peuple au xixesiècle. Dans sa contribution, S. Vielledent montre comment, après le sursaut patriotique de 1830, le peuple envahit les scènes théâtrales « en protagoniste de l’histoire, non en simple toile de fond » (p. 75). Le théâtre devient l’un des lieux de l’idéalisation du peuple et l’espace d’une critique de la « farce du pouvoir », en jouant sur l’ambivalence de l’opération même de représentation6. Par contre, à l’instar de la valorisation héroïsante du peuple en politique, la glorification théâtrale du peuple s’avère éphémère et les modalités de représentation changent rapidement de signe :

Cette mise en vedette des gens du peuple est de courte durée : pendant à peine plus d’un mois, un théâtre cocardier transpose les épisodes populaires qui ont eu la rue pour théâtre. Dès septembre, la veine satirique prédomine : les pièces reflètent le désenchantement croissant du peuple, le sentiment d’avoir prêté ses bras pour que d’autres croquent les marrons tirés du feu. (p. 75)

16L’alliance patriotique entre classes populaires et bourgeoisie, entre ouvrier et patron, contre l’aristocratie, s’est désormais disloquée et témoigne d’un changement de la conflictualité démocratique. Le théâtre du peuple de 1830 est ainsi le lieu privilégié pour étudier un événement, un cycle politique et un ensemble de transformations sociales plus structurelles.

17Au fur et à mesure que le cycle politique s’achève, le théâtre acquiert ainsi une fonction plus moralisatrice envers les classes populaires : auparavant protagonistes du changement politique, elles doivent maintenant rejoindre leur place dans l’ordre social. En dépit du moralisme croissant dans lequel s’enferme le théâtre post-1830, parangon de l’évolution générale des représentations du peuple (cf. N. Jakobowicz), S. Vieilledent relève toutefois un processus d’émancipation populaire embryonnaire dans l’accès du peuple à la parole et à la représentation artistique.

C’est avec libéralité — libéralisme ? — que les pièces consacrées aux journées de Juillet 1830 dispensent les flatteries à l’égard du peuple parisien : sa modération, son goût pour le travail et son respect de l’ordre établi sont constamment prônés. En faisant de simples ouvriers les héros incontestés d’une épopée populaire, les dramaturges vont tout à fait dans le sens du discours officiel. Pourtant, on le sait, dès la deuxième quinzaine d’août, les ouvriers s’agitent, revendiquant une amélioration de leur condition matérielle ; de cette agitation, une deuxième vague de pièces, satiriques, témoigne. Le peuple parisien que les dramaturges mettent en scène après Juillet a conquis un statut d’interlocuteur avec lequel il faudra désormais compter. (p. 99)

18La chanson est un autre objet fondamental du « peuple des arts ». En analysant le répertoire musical populaire de la fin de la monarchie de Juillet, R. Benini montre comment « les chansonniers du milieu du siècle cherchent explicitement à parler au peuple et à le faire parler » (p. 102). Cela s’avère possible en raison d’une proximité sociale entre les chansonniers et le public populaire, d’une popularité réelle du genre et de l’existence de « lieux de sociabilité » chansonnière, les goguettes. Le langage de la chanson populaire se rapproche, à l’instar du théâtre, d’un patriotisme aux coordonnées idéologiques changeantes, notamment entre la fin de la monarchie de Juillet et la deuxième république. Cependant sa spécificité par rapport au théâtre, comme le souligne l’auteur, est l’usage plus sensible de l’apostrophe, à savoir la possibilité d’invoquer l’auditeur peuple sous la forme de l’adresse, tout en le matérialisant comme collectif :

Si le peuple est cette entité qui accède à sa véritable existence dans la prise de pouvoir, les chansonniers populaires sont, eux, ceux qui permettent au peuple d’accéder à son être par leur énonciation chansonnière — sans référer à des groupes fixes et précisément identifiables. (p. 113)

De la mise en forme sociale du peuple au peuple « forme » du social

19On assiste, au fil de la lecture, à une sorte d’inversion et d’agrandissement du projet initial de l’ouvrage, tel qu’affiché en introduction. Si les coordinateurs annoncent en amont une mise en dialogue de savoirs et fictions afin d’appréhender le peuple, c’est en aval le peuple lui-même qui fournit un prisme analytique pour penser le xixesiècle. Non plus le « peuple parisien au xixesiècle », mais le peuple comme forme (à l’instar des formes de G. Simmel7) par laquelle la société française du xixesiècle s’est pensée et représentée. Inversion intelligente et bienvenue, d’autant plus qu’elle s’appuie sur un usage historien de la littérature parfaitement maîtrisé.

20Les remarquables contributions de J.‑M. Privat et J.‑C. Caron sont exemplaires de cet agrandissement de l’optique analytique. En abordant le paradoxe d’une (in)applicabilité du prisme du folklore au peuple parisien, l’anthropologue et littéraire J.‑M. Privat montre ainsi comment le xixesiècle se construit dans le miroir d’une dialectique inépuisable d’universel (parisien) et particulier (province).

Comment imaginer — si le folk-lore est aux champs, si le folk-lore c’est l’autre et le passé — qu’il soit aussi aux Champs‑Élysées ? Plus on s’éloignerait de Paris, plus la présence et la prégnance du folk-lore serait forte ; et inversement, dans ce schéma géo-socio-idéologique le folklore s’arrêterait nécessairement aux portes de la capitale et aux portes du présent. (p. 187)

21Dans cette dialectique, le terroir est d’abord objectivé et mis à distance comme image d’une « barbarie archaïque ». Il est ensuite rapatrié dans la capitale de la culture, de l’écrit, de l’universel, en accolant altérité paysanne et altérité populaire parisienne, puis en comparant culture rurale et culture urbaine. Il est enfin intronisé comme nouvel étalon de valeur, dans une inversion symétrique des termes initiaux de la comparaison :

C’est donc un imaginaire de l’autochtonie immémoriale et paysanne (par opposition à l’hétérochtonie des populations populaires et urbaines déracinées), un fantasme du terroir matriciel qui expliquerait que si Paris c’est l’original (en son hétérophonie culturelle), la lointaine campagne c’est l’originel. La province ancestrale elle (seule) aurait ses vrais indigènes, ses vrais autochtones nés natifs d’un mythique terroir. (p. 205)

22Le folklore offre ainsi un prisme d’analyse précieux pour aborder de façon relationnelle la construction d’un mythe, d’une identité culturelle et d’un siècle.

23C’est également la question de l’usage de la catégorie peuple dans la construction d’un discours sur le xixesiècle qui intéresse, dans une contribution aux allures de synthèse épistémologique, l’historien J.‑C. Caron. Intitulée en guise de paradoxe, « Le peuple (parisien) n’existe pas. Réflexions sur la notion de catégorie en histoire », elle pointe d’emblée une difficulté analytique :

La difficulté spécifique avec le « peuple » provient du fait qu’il ne s’agit pas d’une catégorie socio-professionnelle ni même exclusivement sociale, mais d’une catégorie à usage social ou politique dont les utilisateurs ne donnent pas toujours les clefs permettant de comprendre son contenu. Le peuple est, comme le soulignent de nombreux historiens, une identité. Mais il reste à définir de quelle nature et si elle est auto- ou exo-attribuée. (p. 209)

24Voici condensées les principales difficultés, mais aussi les stimuli théoriques ayant aiguisé la recherche historique sur le peuple. Énigme de la recherche, son histoire calque celle des sensibilités scientifiques de l’histoire sociale, urbaine et culturelle. Énigme extrêmement féconde donc, et loin d’être anachronique. On parlerait presque d’« inactualité » du peuple, au sens nietzschéen, ou, comme l’indique l’auteur à la fin de sa contribution, d’« anachronisme voulu » pour toute recherche portant aujourd’hui sur le peuple.

qu’est-ce que le peuple de Paris au xxie siècle ? La résolution de la question renvoie encore une fois à une difficulté structurelle, conjuguant la singularité de l’observateur social et la pluralité de la société observée. Il est pourtant des continuités qui interrogent et pourraient stimuler l’analyse : le Paris populaire de L’Assommoir n’est autre que le quartier de la Goutte d’Or érigé, à notre époque, en représentation de tous les fantasmes liés à la criminalité populaire. Quant à ceux qui brandiraient l’arme de dissuasion massive qu’est l’anachronisme, en rappelant à juste titre que l’écart temporel qui nous sépare de cette représentation est aussi un écart mental, social, culturel, il est loisible de leur répondre qu’on peut et qu’on doit oser l’anachronisme comme l’a fait Nicole Loraux, historienne de l’Antiquité grecque, sur la question de la citoyenneté. Car c’est bien l’écart qui constitue en définitive l’objet même de l’écriture de l’histoire. (p. 222)

25Le peuple n’est pas derrière nous. C’est une catégorie qui, dès lors qu’elle est maniée par l’analyste ou construite en tant qu’objet, demande un regain de réflexivité. C’est dans cette évolution de l’« histoire des représentations sur le peuple » à la « socio-analyse de la catégorie-peuple » que l’ouvrage de N. Preiss, J.‑M. Privat et J.‑C. Yon apporte une réelle contribution aux sciences sociales. Il leur fournit l’exemple d’une recherche admirablement réussie sur un concept difficilement maniable, car très polysémique, indéterminé et sujet aux humeurs idéologiques du locuteur.

26Deux commentaires peuvent être émis, qui constituent autant de possibilités de prolongement critique : tout d’abord, l’on regrette la place secondaire attribuée à une réflexion conséquente sur la ville dans cette cartographie de savoirs, d’images et de fictions. Quand bien même toutes les contributions s’empressent de souligner la spécificité du peuple parisien8, et de faire dialoguer peuple et espace parisien, la ville fait souvent figure de décor et non pas d’actant. Et pourtant la ville produit le peuple, en ceci que ses découpages spatiaux, orientés selon une logique haut‑bas, centre-périphérie, intérieur-extérieur, ainsi que les fractures et les plissages de la mémoire collective, constituent le lieu propre d’existence symbolique du peuple9. Cette voie, dont A. Passin avait déjà montré la fécondité dans un précédent ouvrage fort remarqué10, aurait pu être suivie davantage.

27La deuxième faiblesse touche à une hypothèse centrale du livre, dont les auteurs mesurent toutes les implications : l’idée que le peuple est l’objet d’un ensemble d’opérations cognitives, scientifiques et esthétiques. Objet et non sujet. Quelle est l’autonomie de la culture populaire qui transparaît dans la fréquentation des théâtres en 1830, dans les pratiques musicales, dans les gravures, dans la littérature populaire, dans les croyances folkloriques ? Le peuple est-il, au moins partiellement, sujet des images, des textes, des fictions et des discours qui l’ont pour protagoniste ? Vieux débat, remontant à l’idée de la « beauté du mort » par laquelle M. de Certeau qualifiait en 1974 l’opération d’objectivation savante d’une culture populaire. Les auteurs (à l’exception de J.‑M. Privat et J.‑C. Caron11) choisissent de ne pas se positionner explicitement dans ce débat, au profit d’une cartographie critique des représentations et des savoirs : toutefois, la relation du cartographe au producteur des discours, et de ce dernier au sujet populaire, n’est jamais interrogée en tant que telle. La question cruciale de la participation du peuple à l’élaboration des représentations sur lui-même, et de la subversion éventuelle de ces représentations, doit être replacée au devant de la scène : et ce d’autant plus qu’elle a trait à la production d’un savoir critique sur des objets transis de valeurs comme le « populaire » ou le « dominé ».