Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Janvier 2014 (volume 15, numéro 1)
titre article
Jan Baetens

Contrehistoires littéraires

Luc Dellisse, Le Tombeau d’une amitié. André Gide et Pierre Louÿs, Bruxelles : Les Impressions Nouvelles, 2013, 96 p., EAN  9782874491795.

1S’agissant de l’histoire littéraire, la question essentielle n’est pas uniquement celle du comment, mais aussi et surtout celle du pourquoi. Il existe pourtant une différence fondamentale entre ces deux perspectives. Autant les questions de méthodologie sont, à juste titre, âprement discutées, autant le besoin, le désir ou encore la nécessité d’écrire la manière dont la littérature existe et se transforme dans le temps semblent aller de soi. Dans bien des cas, la question du pourquoi se replie du reste sur celle du comment : on écrit l’histoire littéraire afin de l’écrire mieux, ou du moins autrement, que d’autres, dont la méthode sert d’anti‑modèle, de repoussoir. Dans un contexte scientifique ou pédagogique, pareille motivation ne pose pas de problème. Elle risque cependant de passer sous silence, comme moins acceptable du point de vue didactique ou savant, ce qui devrait rester à la base de notre rapport avec le texte, l’auteur, la littérature : la passion.

2Celle‑ci garde toute sa place dans la critique littéraire ou le genre biographique. Dans l’histoire littéraire proprement dite, au contraire, elle tend à dénoter un geste partisan qui n’a plus lieu d’être, sauf dans les deux cas de l’histoire « partisane », dont le but premier est de corriger les injustices de l’histoire, par exemple à l’égard des minorités, puis de l’histoire « des écrivains », c’est‑à‑dire faite par les écrivains mêmes, dont les choix et les goûts ne correspondent pas nécessairement aux principes de sélection des institutions chargées de transmission culturelle. Ici, l’exemple presque mythique reste celui des palmarès des surréalistes et leur refonte radicale du canon, mais on pourrait étendre ce modèle, certes dans un tout autre registre, à un ouvrage plus récent comme le Dictionnaire égoïste de la littérature française de Charles Dantzig.

3L’histoire littéraire étant à la mode, il n’est pas surprenant de voir fleurir également des manières plus personnelles, plus intimes, plus engagées de la pratique. L’étude que Luc Dellisse, poète, romancier et enseignant de scénario, consacre à Pierre Louÿs est à première vue un bel exemple d’une manière d’écrire où dire égale faire. Le rapport de l’historien à son objet est une relation d’amour, dont le but déclaré est d’avoir un impact sur la perception contemporaine de Louÿs, un auteur dont le nom s’est peu à peu détaché de l’œuvre. Louÿs est l’illustration même de l’écrivain dont le nom survit toujours, mais dont l’œuvre n’est plus très  lue, et dont la réputation sulfureuse, puisque le nom de l’auteur reste associé avant tout à des textes jugés pornographiques, n’a pas grand‑chose à voir avec ce qui fut vraiment sa production d’écrivain — présente mais invisible, dira L. Dellisse. Dans son analyse, l’échec d’une vie sombrant rapidement dans la névrose et l’incapacité de donner forme à des passions diverses (littéraires, mais aussi plus généralement érudites) explique en effet les imperfections de l’œuvre publiée, souvent posthume et qui comprend énormément de textes inachevés ou non destinés à la publication. En même temps, cette masse de fonds de tiroir convertis en livres après la mort de Louÿs empêche de voir et d’apprécier le cœur même de son œuvre, que L. Dellisse situe résolument du côté de la correspondance, avec son frère Georges d’un côté et Paul Valéry de l’autre.

4La démarche de L. Dellisse est, pour le moins, inhabituelle. Dès les premières lignes, l’auteur brouille les frontières entre biographie et autobiographie, non dans le but de transformer l’essai biographique en autoportrait déguisé, mais dans l’espoir de mieux comprendre, à travers l’exemple de Louÿs, ce que signifie que de vivre par et pour la littérature. Certes, il n’y a dans Le Tombeau d’une amitié nulle complaisance narcissique de L. Dellisse à l’égard de lui‑même, dont la personne biographique s’efface après le préambule, mais il est clair que tout au long du livre, et au‑delà de l’exemple tragique de Pierre Louÿs, c’est bien de l’écrivain en général qu’il s’agit, plus particulièrement du rapport de l’écrivain avec son public et davantage encore de la difficulté d’établir un tel lien durable entre auteur et lecteur. Dans cette rupture, L. Dellisse a l’intelligence de ne pas rejeter la faute sur les lecteurs, mais bien sur la dérive d’une vie d’écrivain où vie et écriture, justement, n’arrivent plus à consonance.

Histoire d’un écrivain

5Une part capitale de ce tombeau — un terme qui prend rapidement des connotations sinistres — réside dans les questions qu’il pose à l’histoire littéraire en général. Ces questions sont indirectes : L. Dellisse ne met pas l’histoire littéraire au défi, il ne discute pas les mérites ou les défauts respectifs des différentes manières de la faire, c’est plutôt par l’illustration personnelle d’un problème concret, à savoir l’oubli d’un écrivain estimé de tout premier ordre, qu’il permet de mettre en lumière certains aspects techniques de l’écriture de l’histoire.

6Le premier de ces aspects est l’approche contrastée. La débâcle de Louÿs n’est pas décrite dans l’absolu, elle est constamment mise en regard du caractère, du destin et de la carrière en tous points inverses d’André Gide, avec qui l’auteur des Chansons de Bilitis a vécu au sortir de l’adolescence sept années d’amitié à la fois exaltée et frappée du sceau de nombreux malentendus. Rien de commun de ce point de vue entre cette amitié et celle de Valery Larbaud et Léon‑Paul Fargue, dont la brouille reste tout aussi légendaire. S’agissant du couple Louÿs‑Gide, la rupture était comme programmée dès le début. Une telle façon d’écrire l’histoire d’un écrivain n’est pas inédite, mais l’effet qui en résulte est, si l’on peut dire, très littéraire. On se sent moins du côté de la recherche historiographique proprement dite, comme dans les travaux qui comparent Corneille et Racine par exemple, que du côté d’une certaine fiction située dans le milieu littéraire. On songe fortement à certaines nouvelles d’Henry James, à qui il arrive de mettre en scène des rivalités de ce genre. Si le style vif et rapide de L. Dellisse n’a rien de jamesien, son inspiration, elle, n’est pas sans rappeler une manière de penser la fiction comme transposition des questions de technique et de vie littéraires autobiographiques, voire existentiels.

7Le second trait, plus frappant encore, est la place donnée à l’évaluation subjective des valeurs respectives des personnages historiques. L. Dellisse ne cache guère son antipathie pour Gide. Le dédain ne se limite pas à l’ennui face aux textes (seul Paludes échappe au massacre, mais on sait que ce petit livre doit beaucoup au personnage de Louÿs, brillamment caricaturé dans Hubert), elle s’étend à la personnalité même de l’écrivain, jugé fade, mesquin, inconsistant (à cet égard, il convient de mentionner surtout la démythification de la sincérité et du courage de Gide en matière sexuelle, que L. Dellisse se propose de ramener à ses justes proportions, plutôt minces selon lui). On se tromperait toutefois à écarter un tel parti pris comme déplacé ou inacceptable dans un travail historique sérieux — et il serait absurde de refuser un tel qualificatif à ce Tombeau, remarquablement bien informé et témoignant d’une connaissance intime de la vie littéraire de l’époque. Un tel rejet de la subjectivité de l’historien passerait totalement à côté de la dimension littéraire de son texte, qui se sert du jugement personnel  comme d’une arme rhétorique donnant plus d’éclat au portrait bicéphale. Le portrait à charge de Gide sert avant tout à faire ressentir la débâcle, tant psychologique que littéraire, de Louÿs et, ce faisant, à attirer l’attention sur l’intérêt, si ce n’est l’urgence d’enfin reconnaître à leur juste valeur certains de ses textes. Gide et Louÿs ayant toujours fonctionné comme des vases communicants, le dernier sombrant au même rythme que le premier rayonnait toujours davantage, le retour du balancier ne peut qu’être accéléré par les flèches décochées contre Gide.

Rapports de force

8Il serait injuste toutefois de réduire l’évocation de Pierre Louÿs et André Gide à la description croisée de deux caractères, de deux histoires, de deux œuvres, ou encore de deux manières de recevoir, puis de transmettre les textes du passé. L’ouvrage de L. Dellisse excelle aussi dans la manière dont il suggère les marges de cette rencontre, c’est‑à‑dire la manière dont chacun des deux écrivains prend position par rapport à une certaine idée de littérature, plus exactement par rapport à une certaine forme d’édition qui est en train de remodeler de fond en comble la vie des textes. Les rapports de force entre revues, les mutations des revues en maisons d’édition, les coalitions entre maisons d’édition et structures de distribution — et on aura reconnu dans cette énumération la trajectoire de Gaston Gallimard, et donc de Gide, mais pas celle de Louÿs — sont décrits à touches subtiles mais très justes par l’auteur. Les analyses partent toujours de détails apparemment anecdotiques (tel le refus de Valéry de dédier La Jeune Parque à Louÿs, malgré le rôle capital apporté par ce dernier à la genèse parfois douloureuse du texte, et son choix stratégique d’une dédicace à Gide, auteur Gallimard par excellent), pour déboucher sans exception sur des remarques touchant les transformations de fond de la vie littéraire. Le Tombeau d’une amitié suit ce mouvement de balancier, qui conduit le lecteur des faits les plus menus d’une existence aux caractéristiques d’un champ et surtout d’une industrie culturels en permanente refonte.


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9L’ambition de Luc Dellisse n’est nullement de faire bouger la manière dont s’écrit aujourd’hui l’histoire littéraire. Son livre montre toutefois l’intérêt capital d’une approche moins orthodoxe de l’histoire, dont le but principal reste le même que celui de l’histoire au sens classique du terme : faire le point sur le passé, et tenter de voir quelle position il convient d’adopter face à un bien que nous avons tous en partage.