Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Janvier 2014 (volume 15, numéro 1)
titre article
Vanessa Obry

« Les merveilleuses limites du réalisme » : la parodie dans le roman en vers du premier tiers du XIIIe siècle

Isabelle Arseneau, Parodie et merveilleux dans le roman dit réaliste au XIIIe siècle, Paris : Classiques Garnier, coll. « Recherches littéraires médiévales », 2012, 320 p., EAN 9782812408038.

Contre le réalisme1 : la parodie

1En proposant une lecture de L’Escoufle et Guillaume de Dole de Jean Renart, de Galeran de Bretagne de Renaut et du Roman de la Violette de Gerbert de Montreuil, tous quatre composés dans le premier tiers du xiiie siècle, Isabelle Arseneau prend fermement position contre la tendance critique qui voit, dans une partie de la production narrative médiévale qui ne se rattache pas au monde arthurien et à ses merveilles, des représentants d’un courant dit « réaliste », perçu comme l’annonciateur de la destinée du genre romanesque au xixe siècle.

2Les romans de Jean Renart, Renaut et Gerbert de Montreuil ont souvent été analysés conjointement et se sont vus attribuer des étiquettes aussi diverses que celle de « romans d’aventure », « romans idylliques » ou encore « romans de style gothique »2, mais le concept qui a recueilli le plus de suffrages est, comme le rappelle I. Arseneau, celui de « roman réaliste », depuis les travaux anciens d’Anthime Fourrier et de Rita Lejeune, jusqu’à des ouvrages très récents3. Dès l’introduction, l’auteur s’oppose à cette appellation de roman réaliste, qui s’inscrit dans une perspective « téléologique4 », cherchant à tracer un parcours en ligne droite de Chrétien de Troyes au triomphe du réalisme moderne, et perd de vue la singularité des romans médiévaux. Refusant de voir dans les œuvres qu’elle analyse les précurseurs encore mal assurés des romans qui se prétendront bien plus tard des miroirs du réel, I. Arseneau entend s’attacher à la dimension fondamentalement réflexive de ces textes qui, loin de faire table rase de leurs prédécesseurs, et notamment des romans de Chrétien de Troyes, s’adonnent à un véritable travail d’écriture à partir de l’héritage du siècle précédent. Dans le sillage des travaux fondateurs de Michel Zink sur Jean Renart notamment5, et en écho avec l’étude de Marion Uhlig6, I. Arseneau se livre à une analyse de poétique, qui cherche moins la catégorisation dans un genre ou un ensemble de romans qu’une lecture détaillée des textes, faisant la part belle à la perspective intertextuelle.

3Alors que l’un des principaux arguments des tenants du réalisme repose sur un effacement du merveilleux, le travail d’I. Arseneau montre que les éléments surnaturels qui subsistent dans les romans ne sont pas à lire comme des résidus d’une tradition merveilleuse en voie de disparition, mais bien plutôt comme le support d’une réécriture ludique, qui ressortit à la parodie.

4Après avoir rappelé les difficultés posées par la notion de parodie appliquée à la littérature médiévale, tant pour le repérage d’une intention parodique dans des textes où la réécriture est un principe d’écriture, que pour l’identification du référent de la parodie7, l’auteur opte pour une définition, inspirée de Gérard Genette, de la parodie comme reprise et transformation ludique. Dans la mesure où les œuvres n’affichent pas un hypotexte à partir duquel on pourrait mesurer l’intention parodique, I. Arseneau propose une analyse fondée sur les motifs, entendus comme unités narratives minimales :

Penser la parodie médiévale en termes de parodie des motifs permet de résoudre les problèmes que risque de soulever l’analyse des pratiques hypertextuelles dans un corpus mouvant qui repose précisément sur des techniques de réécriture. (p. 36)

5L’ouvrage étudie ainsi la reprise et le détournement de motifs empruntés à la tradition romanesque du xiie siècle, sans nécessairement établir de relation avec une ou des sources directes8.

6Tenants d’un « autre roman » médiéval, ou de ce qu’I. Arseneau appelle aussi un « nouveau roman », Jean Renart, Renaut et Gerbert de Montreuil se distinguent ainsi par un rapport fondamentalement critique à l’héritage merveilleux, et par leur capacité à intégrer et à déplacer les traditions.

Les mots de la merveille

7La première partie de l’analyse proprement dite, consacrée à une étude sémantique et lexicologique de la merveille, démontre la pertinence d’une étude sur le merveilleux dans les romans en vers du xiiie siècle où l’on a l’habitude de voir, au contraire, un effacement de ce registre. I. Arseneau se livre à une étude statistique des emplois du mot merveille et de ses dérivés, en comparant, d’une part, le roman et d’autres genres littéraires médiévaux (chanson de geste et hagiographie) et, d’autre part, les romans de Jean Renart, Renaut et Gerbert de Montreuil, à ceux de Chrétien de Troyes. Cette étude confirme le rapprochement des romanciers du xiiie siècle et de leur illustre prédécesseur. L’enquête lexicologique, fondée sur les différents sens du mot merveille en ancien français, et notamment sur les emplois se rattachant au surnaturel et ceux qui relèvent de l’hyperbole, montre que les auteurs du xiiie siècle ne limitent aucunement leurs emplois au second sens, mais que la merveille du roman dit réaliste ouvre bel et bien la possibilité du merveilleux.

8Contrairement à des habitudes de lectures que l’auteur dénonce, il n’y a pas d’éviction totale de la merveille dans les romans étudiés. Ce propos est illustré par la comparaison de l’épisode de la cruentation dans le Chevalier au lion et de l’arrivée à la cour de Lïenor dans Guillaume de Dole (p. 58 sq.). L’analyse met en valeur la présence, non seulement du vocabulaire de la merveille, mais aussi d’une topique merveilleuse9 commune aux deux textes. Si les romans du xiiie siècle innovent, ce n’est pas en supprimant le merveilleux, mais par une « reconfiguration de la grammaire du merveilleux ». Les textes, et en particulier ceux de Jean Renart, substituent ainsi à la merveille traditionnelle de l’ordre du visible, une merveille liée à l’audition et au discours, une merveille à oïr et à conter.

9Après ce préliminaire lexical, l’étude se penche sur les motifs merveilleux eux‑mêmes, en abordant successivement les reprises des personnages issus de la tradition merveilleuse, les objets (ou auxiliaires) merveilleux et les lieux. Fondée sur un répertoire d’exemples, l’analyse évalue, dans chaque cas, la part du réemploi conventionnel des motifs et la part du jeu parodique.

Le détournement des motifs : personnages, objets, lieux

10Alors que la mise en scène de personnages inspirés de figures historiques réelles constitue l’un des principaux arguments mobilisés en faveur de thèse réaliste, I. Arseneau montre que les personnages des romans ne peuvent être compris sans référence à des modèles littéraires. Mais l’univers des chevaliers arthuriens, de la légende de Tristan et Yseut, des fées et autres créatures merveilleuses subsiste sous la forme du souvenir d’un monde révolu, dépassé par les nouveaux héros des romans. En illustrant son propos de multiples exemples, I. Arseneau décrit la logique du détournement qui préside, selon elle, à toutes les références au personnel du merveilleux. Citons en particulier l’analyse pertinente de la représentation des personnages féminins et de leurs rapports avec les modèles de la fée et de la sorcière. L’épisode de l’Escoufle, lors duquel Aélis se réveille seule près d’une fontaine, se croyant abandonnée par Guillaume, en constitue un très bon exemple : il convoque les motifs de la « pucelle desconfortee » et de la fée à la fontaine, pour mieux les désamorcer et en livrer une reprise ludique (p. 102‑104). Au fil de cette étude sur les personnages, l’auteur avance l’idée suggestive selon laquelle, comme dans le Roman de Renart, la valorisation de la ruse va de concert avec la mise à distance des modèles littéraires.

11Le chapitre intitulé « Un merveilleux accessoire » s’intéresse aux objets et à tout ce qui peut être qualifié d’« auxiliaire », par référence aux catégories d’analyse du conte. Les motifs censés infléchir le cours du récit ne gardent pas toujours, dans les romans étudiés, leurs pouvoirs traditionnels. I. Arseneau propose des analyses détaillées de plusieurs motifs : les fleurs sur le corps des héroïnes du Roman de la rose ou de Guillaume de Dole et du Roman de la Violette, le philtre d’amour, l’anneau et le fermail magiques, les armes protectrices et les apparitions lumineuses. Malgré la séduction exercée par les objets extraordinaires, ceux‑ci perdent une partie des pouvoirs qui les caractérisent dans la tradition merveilleuse : souvent privés de leurs facultés magiques ou dotés d’une efficacité limitée, ils témoignent d’une « désintégration du merveilleux » (p. 173), qui reflète, selon I. Arseneau, une vision critique de la tradition narrative merveilleuse, perçue comme obsolète.

12L’analyse trouve des arguments supplémentaires dans l’étude des lieux du récit, comprenant l’analyse de l’espace et celle des topoï. Si le goût pour les origines lointaines, en particulier orientales, des objets merveilleux reste présent dans le corpus étudié, les particularités locales sont souvent mises en avant et contribuent à un parachèvement de la translatio studii et imperii amorcée dans les romans du xiie siècle : le transfert vers l’Ouest des références géographiques correspond au transfert des pouvoirs bourgeois et marchand. Ce recours à la translatio prend son sens dans le contexte de l’interprétation politique des œuvres, et non seulement dans celui d’une lecture réaliste. Étudiant l’opposition des espaces naturels et des lieux construits, mais aussi les lieux communs rhétoriques tels l’ekphrasis ou la description du locus amoenus, l’auteur montre comment les romans se plaisent à mettre en avant des filiations intertextuelles, pour mieux les détourner. La belle étude de la description de la coupe d’or dans l’Escoufle (v. 580‑617) et de ses rapports avec l’héritage tristanien en constitue une illustration très convaincante (p. 193 sq.). Tous les exemples confirment le traitement fondamentalement ludique des lieux et des lieux communs, à l’image de la forêt du Guillaume de Dole, qui, perdant des caractéristiques magiques auquel le roman réserve tout de même des allusions, devient un espace de divertissement.

La « deuxième génération littéraire » du début du xiiie siècle

13Le chapitre qui précède la conclusion, intitulé « Fonctions de la parodie », constitue une reprise synthétique des analyses précédentes. Rappelant la nécessité de réhabiliter la merveille, dans des romans qui ne gomment pas le surnaturel et vont parfois jusqu’à l’amplifier, I. Arseneau considère que ces amplifications ponctuelles servent de tremplin à la parodie et propose, en revenant sur quelques exemples, la notion d’« effet de merveilleux » (p. 227). Tout comme, dans l’analyse de Roland Barthes, les détails concrets, concourant à l’« effet de réel », signifient la catégorie du réel dans le récit réaliste, les motifs merveilleux du roman parodique du xiiie siècle servent à la fois à signifier la catégorie du surnaturel et à en réduire l’apport.

14Dans ces romans, les personnages et le narrateur sont lucides quant à la nature de la merveille : il s’agit d’un artifice, qui peut être prétexte à la narration, mais dont les textes font un usage conscient et critique. Loin d’être des textes sans ascendants, les romans affichent une filiation avec les traditions merveilleuses antérieures et prennent leurs distances avec cet héritage. I. Arseneau rappelle à juste titre que les manuscrits où sont conservés les œuvres qu’elle analyse tendent à mettre en regard le texte parodique et ses sources (p. 237‑238). Cet héritage merveilleux revendiqué est désamorcé par un certain nombre de procédés de détournement, que l’auteur regroupe en quatre catégories : la condensation, le déplacement, l’inversion et la réduction (p. 231‑254). Après avoir présenté une étude prenant appui sur les différents motifs détournés, I. Arseneau reprend l’analyse de nombreux exemples, au sein d’un catalogue des procédés de la parodie.

15La conclusion de l’ouvrage procède à un élargissement, en reliant les romans de Jean Renart, de Renaut et de Gerbert de Montreuil à d’autres représentants de la production littéraire de la fin du xiie et du début du xiiie siècle. Selon I. Arseneau, une « deuxième génération littéraire » (p. 255) se dessine, entre 1190 et 1230, c’est‑à‑dire après les romans de Chrétien de Troyes et avant les développements véritables du roman en prose. Elle réunit les parodistes arthuriens comme certains auteurs de chansons de geste autour d’un même « esprit ludique ». Si les dernières pages de l’ouvrage introduisent quelques distinctions au sein du corpus, en soulignant notamment les singularités de Jean Renart, elles insistent surtout sur la même distance critique qui caractérise les auteurs. Destinés sans doute à un public plus spécialisé et capable d’une lecture critique — ce qui expliquerait leur relative faible diffusion au Moyen Âge10 — les romans de la deuxième génération littéraire sont le lieu d’une tentative de redéfinition du genre romanesque, mêlant contestation et plaisir de la contradiction.

16La démonstration d’I. Arseneau affranchit ainsi le corpus médiéval d’une vision du roman orientée vers la victoire du réalisme au xixe siècle, pour l’inscrire dans une autre tendance : celle de la valeur fondamentalement critique du genre romanesque, genre du « désenchantement » et capable d’engendrer sa propre contestation.


***

17Le volume comprend plusieurs annexes utiles pour le repérage des principaux exemples analysés et qui présentent les relevés et statistiques à l’appui des études lexicales et de l’analyse des motifs. Il se clôt sur une bibliographie classée et sur trois index (auteurs, œuvres et motifs).

18Le corpus est visiblement construit autour des deux romans de Jean Renart, l’Escoufle et Guillaume de Dole, auxquels Galeran de Bretagne et Le Roman de la Violette font écho. On se demande si la même distance critique pourrait émerger de l’analyse des romans qui sont traditionnellement adjoints à ceux qu’étudie I. Arseneau, dans le groupe des romans dits réalistes : Joufroi de Poitiers, la Manekine, Jehan et Blonde, le Roman du chastelain de Couci et de la dame de Fayel et le Roman du comte d’Anjou11. Si l’on comprend bien que ce regroupement procède d’une habitude critique contestable, l’une des perspectives laissées ouvertes par le travail d’I. Arseneau est le questionnement de la pertinence de ce regroupement lui‑même. Puisque les textes cités ci‑dessus appartiennent à la même époque, dans quelle mesure sont-ils concernés par l’esprit ludique qui caractérise la deuxième génération littéraire définie par I. Arseneau ? Doit‑on, au contraire, envisager, comme le suggère la conclusion, de nouveaux critères de regroupements ?

19Animé par une volonté démonstrative certaine, l’ouvrage réussit le projet de restituer à ce corpus de romans du xiiie siècle une valeur littéraire propre, face à des lectures qui, en cherchant à les inscrire dans un mouvement d’ensemble, les ont parfois appauvris. La détermination à battre en brèche la notion de réalisme médiéval se révèle quelquefois un peu trop présente et on aurait préféré que l’ouvrage parle moins de cette thèse récusée, pour mieux mettre en valeur les analyses neuves qu’il propose. La richesse des études d’exemples précis et la mise en avant d’une écriture ludique constituent en effet une invitation à relire ces textes en prêtant une attention particulière aux détails, à la recherche du plaisir du jeu qui a présidé à leur écriture.