Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Janvier 2014 (volume 15, numéro 1)
titre article
Olivier Ammour-Mayeur

D’un genre épique l’autre. Le Dit des Heike ou l’émergence du récit guerrier au Japon

De l’épopée au Japon. Narration épique et théâtralité dans le Dit des Heike, sous la direction de Claire-Akiko Brisset, Arnaud Brotons & Daniel Struve, Paris : Riveneuve Éditions, coll. « Actes académiques – série japonaise », 2011, 210 p., EAN 9782360130696.

1Les études portant sur la littérature japonaise, et sa littérature classique en particulier, sont assez rares en France pour être signalées lorsqu’elles se font jour. D’autant plus, lorsque celle‑ci porte sur une œuvre aussi importante que Le Dit des Heike, disponible aujourd’hui en français grâce à une traduction de René Sieffert (Verdier Poche, 2012).

2L’ouvrage qui est ici proposé rassemble huit études1 qui abordent selon différents biais l’épopée, sa genèse et sa réception depuis l’époque médiévale jusqu’à la période pré-moderne du Japon. Cependant, les lecteurs qui attendraient de trouver dans cet ouvrage une analyse textuelle, voire théorique du genre, resteront sur leur faim, car le volume est davantage une contribution à une analyse philologique et à l’histoire littéraire, au sens large, du Japon qu’à une analyse strictement narrative de l’immense récit dont il est question.

3En fait, les attentes sont quelque peu déçues davantage du fait du titre déceptif du volume, qu’en raison du contenu même des contributions. En effet, l’expression « narration épique » ou même le genre de l’épopée ne sont abordés que de façon latérale dans les différentes contributions du volume, c’est notamment le cas dans l’article de Claire-Akiko Brisset « À propos de la récitation épique : la légende de Miminashi Hôichi » (p. 35‑54) et de Hyôdô Hiromi (dont le prénom — Hiromi — est confondu avec le nom dans le Sommaire) « Les moines joueurs de biwa (biwa hôshi) et le Dit du Heike » (p. 55‑70). Tandis que la formule « théâtralité dans le Dit des Heike » laisse entendre que va être abordée la théâtralité du texte lui‑même alors qu’il s’agit, en réalité, de s’attarder sur les thèmes inspirateurs de l’œuvre qui ont fourni nombre de pièces aux différents genres théâtraux japonais, ce qui déplace considérablement le champ d’investigation. Ainsi, Stanca Scholz-Cionca aborde la question des transpositions à partir du récit dans « Les nô guerriers et le Dit des Heike — procédés et transpositions » (p. 129‑146) — article suivi d’un très beau cahier de sept pages d’illustrations en couleur de masques nô — ; tandis que Jean-Jacques Tschudin s’attarde sur le théâtre de marionnettes dans « Le Kinpira-jôruri : héros épiques dans le théâtre de poupées d’Edo » (p. 147‑171).

4Les organisateurs du colloque (5‑7 juin 2008), dont sont issus ces actes, auraient eu tout intérêt à conserver le titre initial de celui-ci : « Autour du Dit des Heike – narration épique et théâtralité » qui avait le mérite d’être beaucoup plus clair quant aux objectifs exacts de leurs interventions et même sur la portée de leur contenu. En effet, les différents articles proposés ici, et si l’on peut le formuler ainsi, travaillent davantage sur les seuils de l’œuvre (au sens où l’entend Gérard Genette dans l’ouvrage qui porte ce titre) que sur celle-ci proprement dite.

5La collection, enfin, sur le plan matériel — et il faut saluer cet effort assez rare chez les éditeurs d’ouvrages portant sur la culture japonaise — a pris le parti, très utile pour le lecteur à plus d’un titre, de donner, pour chaque article, une bibliographie détaillée, suivie d’un glossaire des termes japonais — avec translitération en romaji — les plus usités par l’auteur.

Du genre épique

6Arnaud Brotons l’annonce d’emblée dans sa riche introduction :

Loin de la « distance épique » qui caractériserait, selon Bakhtine, l’œuvre épique en Occident comme un temps inaccessible, totalement coupé du présent, une tentative de sacralisation d’un passé idéal, le déroulement narratif du Dit des Heike est, au contraire, construit autour d’une volonté d’inscrire les faits dans un passé daté et chroniqué de façon presque journalistique. (p. 10)

7Cependant, d’une part, si l’on se réfère à d’autres études portant sur le genre de l’épopée (notamment si l’on relit les éléments fondateurs fournis par Aristote dans sa Poétique), ou si l’on suit l’approche proposée plus récemment par Judith Labarthe dans son ouvrage L’Épopée (Armand Colin, 2007), la distance entre la version européenne du genre et celle que représente Le Dit des Heike pour le Japon tend à se réduire. En effet, si l’on reprend les termes de Judith Labarthe :

L’épopée est donc une « forme littéraire constituée selon les règles d’une poétique et d’une culture » (D. Madelénat, L’Épopée, 1986). Au sens strict, il s’agit d’un genre de la tradition occidentale, au sens large, d’une classe de narration de ton grave, sans spécification de longueur, de mètre, de type, d’action, qui rappelle l’extension de l’épos oral — dans le continuum de sens qui relie épos et épopée, c’est dans cet emploi que les deux notions peuvent se recouvrir. (p. 14)

8En d’autres termes, si l’on s’attache à la « classe de narration », il s’agit donc de récits qui ont une origine orale, et qui chantent les faits de personnages nobles dont les aventures acquièrent valeur moralisatrice pour le peuple auxquels ils sont destinés. Sur ce point encore, Le Dit des Heike s’assimile au genre de l’épopée.

9Là où les matières diffèrent c’est, sans doute, plutôt dans la trajectoire qu’accomplissent les faits qui s’enchaînent. Si en Europe, la plupart des récits élaborent un chant à la gloire des héros principaux — même lorsqu’ils rencontrent la mort, comme dans La Chanson de Roland —, pour ce qui regarde Le Dit des Heike, nous assistons en fait à la chute de la maison dirigeante (les Heike, ou Taira), famille qui donne son nom au récit, en faveur d’une reprise du pouvoir par les Genji/Minamoto. La visée morale semble ainsi s’inscrire en porte‑à‑faux avec sa cousine occidentale. Pourtant, il semble bien, là encore, qu’il s’agisse davantage d’un effet d’optique. Car, Le Dit des Heike, à l’instar de ses cousins occidentaux entend bien faire la leçon sur l’ordre du monde — immuable — et sur ce qu’il advient lorsque celui-ci se trouve remis en cause.

10Peut‑être, alors, vaudrait‑il mieux inscrire le « cycle épique » des Taira et des Minamoto — ainsi qu’il est présenté sur la couverture de la traduction française — du côté des chansons de geste moyenâgeuses, qui paraissent d’une plus grande proximité définitionnelle. Notamment du fait que la structure narrative peut s’y avérer plus souple que dans le genre de l’épopée proprement dite. En outre, la proximité temporelle d’émergence des deux catégories de récits — français et japonais — se révèle aussi, en la matière, plus en adéquation. Je reprends, sur tous ces points, la présentation de la chanson de geste donnée par Michel Zink :

Les chansons de geste sont des poèmes épiques. Elles confirmeraient donc la loi qui veut que l’épopée soit partout une manifestation archaïque de la littérature si la dialectique de l’innovation et de la continuité propre au Moyen Âge ne venait une fois de plus brouiller le jeu. Ce sont des poèmes narratifs chantés — comme leur nom l’indique — qui traitent de hauts faits du passé — comme leur nom l’indique également. Le mot geste correspond en effet à un nominatif féminin singulier gesta qui s’est substitué au neutre pluriel gesta, du participe passé de gero, « choses accomplies, hauts faits, exploits ». La geste, c’est l’histoire, c’est-à-dire à la fois les événements et leur récit, mais le mot signifie aussi parfois la famille, la lignée : les chansons de geste […] se sont constituées, développées, réparties en cycles familiaux ; la geste, c’est l’histoire des grands feudataires, et qui dit histoire féodale, dit histoire familiale2.

11Il semble que l’ensemble de ces points s’appliquent particulièrement bien à l’œuvre du Dit des Heike, mais aussi, non moins, aux deux œuvres qui précèdent ce dernier Le Dit des Heiji et Le Dit des Hôgen (disponibles aussi en français, et toujours dans une traduction de René Sieffert – Verdier Poche, 2007). Ainsi, une étude comparée des genres occidentaux et extrême-orientaux (notamment japonais, mais pas uniquement) permettrait sans aucun doute une mise en perspective et une relecture particulièrement fécondes pour les études littéraires de ces deux aires géographiques.

Histoires, conteurs & dispersion narrative

12Pour revenir sur l’ouvrage lui‑même, les articles de Claire-Akiko Brisset et Hyôdô Hiromi, déjà cités, s’attachent tous les deux, selon des angles d’approches tout à fait autres, à la figure des biwa hoshi, ces moines aveugles itinérants qui constituaient la seule guilde autorisée à colporter l’histoire du Dit des Heike de villes en villages. Cependant, seules les dernières pages de l’article du second auteur établissent un lien direct avec le texte lui‑même. Pourtant, deux éléments soulevés par l’auteur japonais, mais non approfondis, donnent envie au lecteur d’en savoir davantage. D’une part, une note (note 12 de la page 62) souligne que : « Le mot mono que l’on trouve dans “récit, histoire” (monogatari) est étymologiquement le même que le mono no ke qui désigne les âmes des morts ou les esprits malfaisants ». Or, lorsque l’on a lu Le Dit des Heike (Heike monogatari), on sait que la place des présages — plutôt mauvais que bons en général —, des apparitions, et des reprises de paroles anciennes — ou de faits anciens — occupent une bonne part du récit. Le lecteur aimerait donc pouvoir lire en quoi l’élément signalé en note structure, ou organise, au moins en partie visiblement, l’architecture d’ensemble du texte. De même, pour ce qui touche plus directement le statut social des biwa hoshi, Hyôdô Hiromi met en lumière l’ambiguïté genrée de ces moines itinérants. Il rappelle, en effet, que : « selon les règles de la guilde, les noms des rangs conférés aux conteurs (môkan) rappelaient ceux des fonctionnaires féminins de la cour impériale (nyokan), par exemple kôtô (femme fonctionnaire du haut rang), chûrô (rang moyen), uchitake (robe de dessus) […] » avant d’ajouter plus loin :

Les moines aveugles au luth étaient donc des hommes, mais ils portaient des noms de religion féminins, et les intitulés de leurs rangs évoquaient ceux des femmes fonctionnaires à la cour. En outre, ils portaient des pantalons de type hakama, caractéristique du costume laïque, tout en exhibant un crâne rasé, c’est-à-dire en adoptant partiellement l’aspect de moines, d’où leur nom générique de hoshi, maîtres de la Loi bouddhique. Les conteurs se caractérisaient donc par une identité floue aussi bien sur le plan vestimentaire (donc social) que sur celui du genre. (p. 67‑68)

13Malheureusement, l’analyse s’arrête là, alors que l’on aimerait bien en apprendre davantage sur l’impact d’un tel flottement identitaire des biwa hoshi quant à leur travail de conteur et sur la réception de cette identité évanescente auprès de leur public. L’auteur de l’article en conclut cependant que « ce sujet [le biwa hoshi] qui ne possède pas de centre auquel il puisse se rattacher devient de ce fait le réceptacle de ces mono (choses, êtres) d’avant le langage, qui ne relèvent pas de ce monde » (p. 68). On entend bien ici l’écho de ce qui se trame en amont de ce passage dans la note 12 citée plus haut sur l’étymologie commune du mono ; cependant l’article s’interrompt quasiment sur ces données, sans pousser plus avant, alors qu’il semblerait, au contraire, que c’est à partir de là qu’un dépliement des analyses mériterait d’avoir lieu.

14Pour leur part, Komine Kazuaki (le nom et le prénom sont là aussi pris l’un pour l’autre dans le sommaire) dans « La version dite Amakusa-bon du Dit des Heike et la récitation » (p. 97‑109) — article accompagné d’une belle illustration noire et blanc de la page de couverture de l’édition originale de cette version en langue romanisée par les jésuites installés au Japon au xvie siècle —, et Daniel Struve dans « Récits des fins exemplaires — narration épique et scénicité » (p. 111‑127) proposent des lectures plutôt philologiques du récit, comparant l’usage de certains mots pour le premier, ou de certaines scènes pour le second, et les substitutions qui s’opèrent entre les différentes version connues du texte.

15Enfin, l’article fouillé d’Arnaud Brotons : « Les sanctuaires de Kumano dans le Dit des Heike : un lieu pour les morts ? » (p. 71‑96) mérite l’attention en ce qu’il donne des clés essentielles à la compréhension de l’enchaînement des différents événements du récit entre eux. On peut en revanche s’étonner d’une forme de contradiction entre ce qu’énonce l’auteur de l’article et ce qu’il signale en introduction générale à l’ouvrage. En effet, en introduction, l’auteur prend le parti d’opposer le genre épique occidental avec la forme qu’en propose Le Dit des Heike. Il souligne notamment que :

À l’inverse de ce qu’avançait Hegel, qui voyait dans l’épopée née en Occident l’espace dans lequel la force du destin se trouve portée à son paroxysme obligeant le héros à se plier « à cet ordre fatal et nécessaire, d’être ou n’être pas en harmonie avec lui » (Labarthe 2007 : 63), le genre épique au Japon, tel qu’il apparaît dans le Dit des Heike, joue sur la tension entre l’action aveugle et arrogante de l’homme, et les conséquences qui découlent inéluctablement de ses actions. (p. 21)

16Il semblerait donc, à première vue que, du côté japonais, les forces « du destin » — auquel le « héros » parvient à se plier ou non — n’entrent nullement en ligne de compte. Or, dans son article, Arnaud Brotons propose en fait une analyse moins tranchée, puisqu’il y affirme notamment :

L’origine miraculeuse de la puissance des Taira viendrait, si l’on en croit le Dit des Heike, de la protection apportée par les dieux et les bouddhas révérés dans deux lieux différents : le sanctuaire Itsukushima, aussi connu sous le nom de Miyajima, et les trois sanctuaires de Kumano. (p. 77)

17En d’autres termes, les puissances divines paraissent finalement bien avoir part au processus qui mène le clan des Heike au pouvoir ; mais aussi à sa déchéance, puisque celui par qui tout arrive — Kiyomori — est averti par plusieurs rêves du destin qui l’attend — et surtout de celui qui attend sa descendance s’il en venait à bafouer les dieux qui ont présidé à tel destin. Peut-être que de nouvelles propositions, impliquant une approche plus comparatiste, aiderait à pousser plus avant encore le débat sur la question. En tout cas, les propositions faites dans cet article ouvrent un différend qui s’annonce fructueux.


***

18Pour conclure, et pour surtout bien faire comprendre que les critiques ici formulées n’ont d’autre motif qu’une certaine impatience exaltée — suscitée par l’ouvrage collectif même dont ce texte rend compte — à voir d’autres publications complémentaires paraître prochainement, sur ce livre pivot de la culture japonaise qu’est Le Dit des Heike, il reste important de signaler, tout de même, que les éditeurs du volume eux-mêmes reconnaissent que cet ouvrage ne représente qu’une borne sur le chemin, puisque la quatrième de couverture se termine sur ces mots : « la présente publication vise à combler [un] manque et à offrir une première approche de cette œuvre fondamentale dans l’imaginaire japonais » (je souligne). Le lecteur attend, donc, avec impatience, les études stylistiques, structurales, comparatistes, et autres, ainsi que les lectures diachroniques qu’il reste possible de soumettre entre ce texte du Moyen Âge japonais et ses avatars plus contemporains de la littérature populaire, des films, drama3 et mangas qu’il a inspirés depuis qu’il irrigue la production culturelle de son pays.

19Par ailleurs, il pourrait aussi s’avérer intéressant que la collection éditée chez Riveneuve Éditions prenne la peine de rassembler en volume d’autres articles publiés de façon plus éparses en revues, et souvent cités dans ce collectif, ce qui complèterait ce premier opus de façon bienvenue. En effet, Claire-Akiko Brisset et Arnaud Brotons, notamment, spécialistes de la période moyenâgeuse japonaise, ont déjà publié d’autres articles sur Le Dit des Heike, et le lecteur des différentes contributions ici présentées, perçoit bien qu’un rapprochement avec ces derniers permettrait un approfondissement des pistes ici suggérées. Bref, on ne peut que souhaiter une vie longue et dynamique à cette nouvelle collection « Actes académiques — série japonaise ».