Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Février 2013 (volume 14, numéro 2)
titre article
Jean-François Duclos

Paysages chez Chateaubriand : œil pictural, monde pittoresque

Sébastien Baudoin, Poétique du paysage dans l’œuvre de Chateaubriand, Paris : Classiques Garnier, coll. « Études romantiques et dix-neuvièmistes », 2011, 723 p. EAN 9782812402647.

1Dans l’ouvrage qu’il consacre aux paysages chez Chateaubriand, Sébastien Baudoin succombe, sinon naturellement en tout cas par un mimétisme assumé, à la « tentation du panorama » (p. 615). Sur plus de six cents pages (prolongées, sur cent autres, par une utile anthologie d’extraits représentatifs), se déploient de façon systématique les façons que l’auteur du Génie du Christianisme a eu de saisir les données de l’espace et de les organiser en paysages. Le propos, qui s’insère dans une historicité de la perception identifiée comme étant propre au dix‑neuvième siècle, et dans un cadre théorique renouvelé par les récentes études sur le sujet, cherche à traduire « in fine le rapport qu’entretient l’auteur avec le monde qui l’entoure » (p. 37). Comment se construit un paysage perçu ou imaginé ? Quelles techniques sont sollicitées pour le transcrire à l’écrit ? Quelle place accorder à ce qui fuit le regard ? De quelle manière Chateaubriand a‑t‑il su faire de tels espaces les lieux où s’élabore sa poétique, qui est celle d’une incessante réécriture ? Les réponses apportées à ces questions sont présentées, dans Poétique du paysage dans l’œuvre de Chateaubriand, de manière précise et méthodique, et reposent sur le plus large corpus possible.

2Ce titre ne manquera pas de provoquer chez les lecteurs un rapprochement avec celui que Jean‑Pierre Richard a donné à son ouvrage de 1967, devenu depuis une référence en matière de lecture phénoménologique. Si S. Baudoin revient régulièrement à cette référence, c’est tout à la fois pour valider les conclusions présentées dans Paysage de Chateaubriand, mais également pour s’en démarquer. Pour Jean‑Pierre Richard, la notion de paysage décrit un espace qui est moins géographique que mental, davantage la manifestation d’un inconscient individuel projeté sur le réel qu’une organisation consciente de ses éléments. Or, s’il ne renonce pas à donner à l’œuvre de Chateaubriand une unité singulière et profonde, et en bien des points mystérieuse, l’ouvrage de S. Baudoin prend un soin particulier à montrer que la construction d’un paysage sert avant tout une intentionnalité. Il est élaboré pour démontrer un point de vue qui révèle tout autant une matière sensible d’organiser les données d’un espace qu’une volonté d’imposer une esthétique pensée, médiatisée par la politique et l’histoire.

3Ce désir d’ordonnancement fournit à l’organisation de l’espace une tonalité régie par des choix que Chateaubriand a en partie mis au jour dans son Voyage au Mont‑Blanc, abondamment cité dans cette étude. Selon l’époque, le genre, et les circonstances où il s’inscrit ; selon la longueur et la complexité de sa transcription ou, au contraire, sa brièveté ; selon enfin l’aire géographique et culturelle dans laquelle il se dessine, le paysage chez Chateaubriand acquiert une forme singulière. Dans un champ pluriel et mosaïque, il s’en trouvera reproduit ou modifié. Tantôt tableau maîtrisé et central à la narration, tantôt « terrain d’expérimentation du regard » (p. 359), la dynamique du paysage concentre ses effets dans un contexte précis. Selon qu’il s’insère dans le Génie du Christianisme, dans les Mémoires d’outre‑tombe, ou encore dans un de ses volumes de Mélanges littéraires, il ne se présentera pas de la même manière, et l’intentionnalité sous‑jacente n’en révèlera pas les mêmes usages. S. Baudoin bat et rebat ces cartes pour en multiplier les combinaisons et extraire de ses analyses, toutes issues d’une lecture attentive, au plus près du texte, des principes poétiques unificateurs. Au‑delà de sa manifestation phénoménologique, le paysage reste un lieu physique, une vue consciente du monde, l’exploration de l’épaisseur du temps sur la surface d’une géographie.

Reflux de l’intentionnalité

4Pour asseoir ses analyses, S. Baudoin pointe vers deux domaines de réflexion importants.

5Il s’agit, d’une part, de la modélisation du fait descriptif au moment où ce dernier émerge comme une donnée majeure dans la littérature et les arts, au tournant du xviiiet du xixe siècle. Chateaubriand a su saisir et avec d’autre transformer ce fait descriptif pour le placer au centre d’un dispositif littéraire et culturel. « Quand les Grecs et les Latins ont dit quelques mots d’un paysage », écrit‑il en marge du Génie du Christianisme, « ce n’a jamais été que pour y placer des personnages et faire rapidement un fond de tableau ; mais ils n’ont jamais représenté nuement, comme nous, les fleuves, les montagnes, les forêts : c’est tout ce que nous prétendons ici » (p. 32). Par quels moyens le langage adopte — ou adapte — des modèles susceptibles de transformer une simple vue en un espace dynamique ? Selon quelles nouvelles modalités l’élan de la conscience saisit un désir, le transforme en matière visuelle, et l’organise syntaxiquement en un véritable parcours du regard ? S. Baudoin reprend les analyses des théoriciens de la description et renvoie à l’abondante littérature critique consacrée à ce sujet chez Chateaubriand. Il s’attarde sur des dizaines de cas montrant que loin de réduire sa prose à un simple mécanisme, Chateaubriand invente pour lui même et ses successeurs une nouvelle manière de voir et de dire les réalités et les virtualités du monde.

6L’autre domaine de référence — prolongement du premier — porte sur le pictural. Car « lorsque Chateaubriand pense le paysage, c’est en peintre » (p. 456). S. Baudoin examine les manières et les contraintes conduisant à l’élaboration d’une vision se voulant rivale de l’art de la peinture : « isoler les “masses”, lier les couleurs dans une “gradation”, penser aux “coupes” et aux “dessins”, méditer sur les effets du clair‑obscur, c’est réfléchir au paysage avant même de le décrire » (p. 456). La synthèse de l’œil se manifeste selon une forme qui doit traduire une dynamique linéaire, celle du langage, et prend souvent l’aspect d’un vaste mouvement épique : « l’inscription des peintres et de leurs œuvres au sein de l’acte littéraire permet souvent une mise en abîme du geste créateur de l’auteur, ou de Dieu qu’il imite en mode mineur » (p. 461). Qu’il soit idéalisé pour rendre compte de son origine divine (comme c’est largement le cas), décrit pour démontrer les méfaits d’une occupation exogène sur un terrain civilisé ou pour récrire un espace naturel offert à l’œil du voyageur, le paysage qui se constitue prend en compte les données liées à la perspective, à l’horizon, à « la permanence d’une focalisation sur les degrés lumineux » (p. 439), bref aux éléments essentiels du paysage en peinture.

7Il ressort de ces deux préoccupations une manière particulière de mettre en scène un espace, une façon de placer les termes principaux d’une dialectique. On citera les effets de surprise et d’accélération, de correspondance et de contraste entre l’obscur et le naturellement lumineux, de confrontation entre les temps anciens et modernes, de va‑et‑vient entre le vaste et le réduit, sans compter les différents moyens de théâtraliser un lieu par des techniques de dévoilement. Qu’ils soient bucoliques ou urbains, la plupart des paysages chez Chateaubriand « prennent naissance dans un sentiment de communion et de contemplation émerveillée » (p. 402) qui, pour se réaliser, répondent à la nécessité d’un cadrage à partir duquel l’œil — et le langage — se déplacent et se confrontent à un horizon spatial et temporel. Une manifestation de l’inconscient poétique, s’il fallait le repérer, serait alors dans ce reflux de l’intentionnalité qu’est le désir peu ou pas avoué du pittoresque.

8Le terme apparaît à de nombreuses reprises dans le texte de S. Baudoin. Il souligne la volonté particulière de Chateaubriand de « concentrer la beauté de sa prose » sur des lieux qui la mérite. Ce désir relève tout autant d’une évidence, celle d’un homme (européen) de son temps conscient de la force de son art que, pour nous, au moins en partie, mérite une explication. Le pittoresque peut, au pire, se révéler comme une manière de « faire beau » en plaquant sur un espace attendu ses propres résolutions, et au mieux comme l’élément principal d’une alliance entre le monde et celui qui s’en veut le témoin capital. C’est le cas ici, mais comme l’a récemment souligné Régis Debray, Chateaubriand a dû se détacher progressivement d’un carcan esthétique encore très présent dans ses première œuvres pour atteindre, avec ses Mémoires d’outre‑tombe, une forme de plénitude et d’autonomie1. L’association du plaisir de la vue et celui de sa description ne peut se faire sans la volonté d’une appropriation, quasi‑politique, que S. Baudoin, ici, fait passer au second plan2.

Amplitude intérieure & mise en scène de l’espace

9Ceci posé, Poétique du paysage dans l’œuvre de Chateaubriand s’oriente, dans un premier temps, sur la notion d’amplitude, qui forme un trait essentiel de la matière chateaubrianesque, et vise à la fois le regard et son organisation narrative. Elle permet de dresser un cadre suffisamment large à l’œil pour que le langage en maîtrise l’intensité. Sur le mode de l’épanchement perceptif et passionné en direction du monde extérieur, l’amplitude impose en effet que le paysage se décline en un « étagement perceptif » (p. 249) qui soit capable de faire saillir ses lignes de force, ses points vibratiles les plus essentiels, et toute une organisation reproductible dans la langue. Chateaubriand a beaucoup voyagé ; ses écrits rendent compte d’un tel attrait pour le monde, et d’un désir de s’y plonger. Et qu’il le fasse du point de vue du voyageur encore actif ou d’un outre‑tombe de principe, il cherchera à saisir une forme d’exubérance qui, autant qu’au paysage, lui permet de se construire une personnalité saisissable, reconnaissable, et référentielle.

10S. Baudoin présente donc dans cette partie les façons dont se structure le regard descriptif de Chateaubriand, qu’il se porte sur une ville ou un paysage de campagne, un désert ou une forêt, une mer ou un fleuve. Et, pourrait‑on ajouter : un arbre au milieu de la plaine ou une colonne de pierres encore debout au milieu de ruines antiques. Le caractère épique de l’organisation de ces tableaux permet le plus souvent de mettre en scène le regard au milieu de circonstances (tempêtes, combats, ravages du temps historique) qui augmentent l’amplitude du sujet et la force de perception du voyageur. Il en résulte, en fonction de l’intention, un effet de saturation ou de vide, d’ancrage perceptif solide ou au contraire de vague insaisissable. Dans tous les cas, l’expérience du paysage est vécue comme l’effort épique du langage pour maîtriser l’énergie de la rêverie — douce ou au contraire forcenée — et de la contemplation.

11L’analyse se poursuit par un examen des paysages mis en scène selon les modalité de ce que S. Baudoin nomme « itinérance », et qu’il faut en partie comprendre comme le mouvement de l’œil soumis aux conditions de l’observation. Si « un paysage s’offre à son regard, et en retour, il imprime en lui sa marque indéfectible » (p. 253), il sera vu différemment selon que l’auteur l’envisage dans le cadre d’une ample observation panoramique en position de surplomb, ou au contraire au sein d’un mouvement physique, circonstanciel, qui lui est subordonné. Dans le premier cas, le réel est souvent sollicité par la description pour démontrer sa nature divine. C’est, on l’a vu, la grandeur divine qui sert de modèle à l’œil pour donner « aux éléments leur stabilité et adopter son point de vue [...]. L’univers est ainsi représenté comme un constant équilibre entre des éléments antagonistes que Dieu peut permettre de concilier de manière mesurée » (p. 197). Dans le second, c’est toute la force de l’histoire des sociétés et de ses membres qui semble être le révélateur de l’espace aux mains de l’histoire.

12Le contemplateur du monde se fait alors juge des civilisations. Mais jusqu’à un certain degré, peu importe le continent ou le pays traversé : le Nouveau Monde peut tout aussi bien se présenter comme « le lieu idéalisé où se rejouent les premiers temps de la Création » (p. 388) que celui d’une présence humaine qui a déjà appris à connaître son caractère mortel. Inversement, la Grèce ou l’Italie peut devenir l’espace d’une contemplation imperturbable, preuve supplémentaire de la force divine et créatrice de la nature, mais elle peut tout au contraire servir de révélateur d’une malédiction plus historique que fatale, plus politique que divine. Ainsi, à un premier arrière‑fond visible, rendu selon une poétique particulière, se rajoute souvent un autre, conscient des circonstances politiques et parfois personnelles qui, comme le ferait un filtre, colore l’espace et lui donne une tonalité particulière. La description de ruines grecques dans un territoire occupé par les Turcs, décrites dans un récit de voyage, ne donnera pas les mêmes effets que des ruines romaines dans le récit de la mort de Madame de Récamier inséré dans ses Mémoires d’outre‑tombe. Ces différences, qui sonnent comme des évidences, et prennent également en compte les évolutions stylistiques de Chateaubriand, n’en sont pas moins essentielles dans l’étude du paysage qui a pour ambition de s’attarder à l’ensemble de l’œuvre.

Paysage de la réécriture

13S. Baudoin examine enfin ce qui a fini par constituer la marque de fabrique plus ou moins avouée de Chateaubriand, à savoir la réutilisation, sur le mode du palimpseste, de références existantes. Si cette question de la surimpression et de l’interaction peut sur certains points se révéler épineuse (elle n’est en tout cas pas nouvelle), elle n’empêche pas de constituer un élément essentiel de sa poétique, et un des plus passionnants. Au reste, elle dépasse de très loin le simple domaine — avéré — du plagiat pour s’attarder, comme le précise Henri Godard à propos d’un un tout autre auteur, sur « le système des choix, des liaisons et des innovations par lequel, au sein d’une langue ou d’un discours communs, l’écrivain se forge une identité3 ». S. Baudoin examine ainsi les traces externes de la surimpression. Elles touchent, d’une part, son rapport à la peinture ; elles s’inspirent d’autre part de « voyageurs et écrivains qui l’ont précédé », ou plus largement « aux mythes et auteurs antiques correspondant à son panthéon intérieur » (p. 433). Enfin, elles signent la présence antérieure de sa propre œuvre. Car Chateaubriand, de tout ceux qu’il cite, s’attarde le plus souvent sur lui‑même, allant « piocher » dans des textes écrits et publié les éléments dont il a besoin pour l’augmenter.

14Loin de former un mouvement mécanique, la réécriture des paysages forme une autre mosaïque complexe d’échos et de variations. S. Baudoin montre que les paysages récurrents sont « forgés par un style pour reparaître ni tout à fait les mêmes, ni tout à fait différents. Une parenté étrange en fait des doubles fertiles » (p. 501). Par des effets de transposition, de modulation et d’atténuation, Chateaubriand se trouve en mesure de « recentrer le paysage décrit sur ce qui, pour l’auteur, mérite d’être mis en valeur » (p. 465). L’auteur ayant fini par acquérir une telle réputation de peintre du paysage, il se trouve parfois devant l’obligation de ne pas décevoir, et de n’avoir pas à se répéter de manière trop évidente. Le point d’aboutissement d’un tel principe correspond sans doute au moment où, pour faire revivre chez le lecteur, la beauté des chutes du Niagara, il se contente de renvoyer le lecteur à un autre point de son œuvre, bouclant, en quelque sorte, la boucle référentielle.

15Le paysage, avec Chateaubriand, s’impose comme une donnée essentielle dans le désir d’ordonnancer le monde. L’étude de Sébastien Baudoin montre de quelle manière l’auteur des Mémoires d’outre‑tombe a voulu y insérer son regard. Amples ou condensés, terrestres ou maritimes, naturels ou civilisés, les paysages sont devenus pour lui la manière la plus pleine de donner sa vraie mesure au monde.