Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Septembre 2012 (volume 13, numéro 7)
Alice Brière-Haquet

La comtesse de Ségur : une petite auteure modèle ?

Sophie Heywood, Catholicism and children’s literature in France, The comtesse de Ségur (1799-1874), Manchester : Manchester University Press, coll. « Studies in Modern French History », 2011, 220 p., EAN 9780719084669.

1Grand-mère dévouée ou femme brimée ? Auteur d’ouvrages édifiants ou inventrice de la petite fille moderne ? Derrière le masque un peu lisse de l’icône se cache une figure auctoriale complexe, riche de contradictions. Nombre d’universitaires ont tenté d’en dénouer les fils. Récemment, Michel Legrain1 a choisi le biais de la lexicologie, tandis que Maialen Berasategui2 s’attache directement à la question de la subversion. Au‑delà de cette actualité, les Cahiers Séguriens, en coureur de fond,offrent depuis 1999 une parution annuelle qui croise les lectures d’horizons différents autour d’un texte ou d’un thème, tandis que la revue Europe couronnait la comtesse d’un numéro en 2005. Dans une perspective moins textuelle que contextuelle, la New Biography propose de faire d’un personnage le représentant d’une époque. C’est la voie qu’emprunte aujourd’hui Sophie Heywood, maître de conférences à l’Université de Reading (Grande‑Bretagne). L’auteure se place dans le sillage scientifique de ses prédécesseurs, mais en s’adressant à un public nouveau : les lecteurs anglo‑saxons. Car la célébrité de la comtesse est essentiellement française. L’objectif de l’ouvrage est donc double : il s’agit d’une part de faire découvrir un écrivain qui a marqué les imaginations de générations de français, mais aussi, en replaçant son travail dans le contexte historique qui est le sien, de dévoiler les enjeux sociaux et éditoriaux qui traversent et informent la production littéraire du second empire. À travers ses relations, ses engagements et son succès, la célèbre comtesse devient l’emblème de l’époque qui a vu naître la littérature de jeunesse populaire.

Et Sophie fut !

2Le premier chapitre de l’ouvrage intitulé « Life stories » s’intéresse au parcours de la jeune Sophie Rostopchine de sa Russie natale aux prairies de Normandie. Ce chapitre biographique évite largement le piège de l’anecdote en se concentrant sur la construction d’une figure auctoriale. De son enfance difficile dans laquelle elle puise pour son personnage de Sophie, à la conversion catholique de sa mère qui scelle son départ en France, de son mariage à ses nombreuses maternités grevées par les soucis financiers, l’ensemble de ces étapes de vie est dynamisé par la volonté de comprendre une voix en construction. Lorsque âgée de 55 ans, la comtesse, désormais grand-mère, décide de se lancer dans la sphère publique en entamant une carrière dans les lettres, c’est en étroite relation avec la sphère domestique dont elle tire légitimité et appuis. L’ouvrage montre en effet de manière particulièrement convaincante comment la comtesse est en réalité la figure matriarcale d’un petit réseau familial et amical particulièrement influent dans le renouveau du Catholicisme, dont la figure de proue n’est autre que son fils aîné, Gaston, catholique fervent et proche de Pie IX. Le développement de l’imprimerie entraînant un boom de la production populaire et de jeunesse, l’Église craint qu’elle ne véhicule de mauvaises influences et réclame à ses fidèles de « bons livres ». C’est dans ce contexte que Gaston, devenu Monseigneur de Ségur, encourage sa mère à écrire et la relit attentivement. L’espace familial nourrit parallèlement l’invention d’une persona tout à fait efficace : celle de la grand‑mère écrivant pour ses petits‑enfants. La comtesse réussit ainsi à éviter à la fois l’écueil des bas-bleus négligeant leurs enfants pour satisfaire une manie d’écrire, mais aussi celui de la gouvernante qui aurait renoncé à son devoir biologique… La comtesse, ainsi, réussit le miracle de plaire à tout le monde.

Anges et (bons petits) diables

3Le deuxième chapitre, intitulé « Nobles, saints, and delinquents : constructions of childhood in the collected works of Madame de Ségur » s’intéresse aux images de l’enfance dans l’œuvre de Ségur. L’introduction nous rappelle la grande nouveauté de l’enfant romantique, hérité de Rousseau et de sa foi en la bonté naturelle, qui entre en contradiction avec la vision augustinienne d’un être à corriger. L’auteur met alors en lumière les trois séries d’enfants développées successivement par la comtesse de Ségur. Le premier, les enfants nobles, fait directement pendant à l’éthos de grand-mère qu’elle se construit en se présentant comme l’avatar de ses propres petits-enfants. La trilogie de Fleurville met en effet en scène les petites filles modèles que sont Camille et Madeleine, et la truculente Sophie, dans le cadre d’un château qui ressemble beaucoup à celui des Nouettes où vit la comtesse. Ces enfants, dont le paratexte assure l’existence réelle, ont chacun leurs défauts que l’expérience et la sage patience de Madame de Fleurville les amènent à corriger. L’ouvrage souligne la modernité de l’éducation proposée en modèle, mélange de piété nouvelle et de liberté rousseauiste, fustigeant les punitions corporelles et incitant à l’activité physique des jeunes filles. Le glissement vers le second type d’enfant s’explique par une volonté de correspondre à un lectorat plus populaire. On voit alors apparaître des enfants « saints », de petits martyrs issus des classes les plus humbles, mais dont la foi et la bonté obligent les adultes à la rédemption. Le troisième volet celui des enfants « délinquants » correspond à une époque plus sombre de la comtesse. D’une part, ses petits-enfants grandissent et entrent dans le passage délicat de l’adolescence, d’autre part la comtesse voit triompher la société capitaliste et libérale avec notamment le drame des usines où travaillent des enfants. Les héros séguriens de cette période sortent de l’enfance et se frottent au monde des adultes, s’y brûlant quelques fois.  

Comtesse VS Hachette

4Le troisième chapitre, intitulé « The tribulations of an author: writing, censorship, and the reading public under the Second Empire », replace les travaux de la comtesse de Ségur dans le contexte éditorial riche, dynamique, mais complexe, qui était le sien. Riche, car l’imprimerie est en plein essor, l’alphabétisation ne cesse de progresser et l’enfant devient un être précieux… Un nouveau marché est en train de naître : celui de la littérature de jeunesse. La comtesse de Ségur et son éditeur Hachette en deviennent rapidement l’emblème grâce au succès extraordinaire de leur collection, la Bibliothèque Rose. Mais le bouillonnement éditorial est contrôlé de près par l’état ; depuis 1848 le climat politique est tendu et la censure est extrêmement pointilleuse. Pour imposer ses choix, la comtesse tentera d’user à plusieurs reprises de l’autorité de son nom et de son statut. Elle échouera le plus souvent. Mais c’est surtout à partir du milieu des années 1860, quand Napoléon ne soutient plus l’Église catholique, que les intérêts de la comtesse et de l’état divergent… Sa foi catholique ne s’accorde plus avec les vues du gouvernement libéral, et c’est Hachette qui devra trouver des ponts. Les extraits de correspondance3 nous montrent une auteure consciente de l’importance de son travail et toujours prête à le défendre. S. Heywood démontre bien, notamment, comment le projet de Bible et la question de l’illustration cristallisent deux ambitions difficilement compatibles : d’un côté son éditeur, Émile Templier, passionné d’art, qui entend faire une belle bible pour enfants avec les meilleurs artistes de son temps, de l’autre la comtesse appuyée par son fils, qui entend faire une bonne bible pour enfants. Il s’agit pour cela de respecter les recommandations papales et de représenter le divin de manière codifiée, sans céder à la mode du réalisme. L’esthétique doit être mise au service du politique.

Des livres armes ?

5Le chapitre 4 « The comtesse and the culture wars » revient sur l’importance du clan Ségur‑Veuillot, mais s’intéressant cette fois davantage à son caractère politique. De nouveau, la dimension anecdotique d’histoires de famille est efficacement rassemblée et dynamisée par le projet d’une image publique à construire. La conversion de Gaston de Ségur et de sa famille pourrait en effet donner le départ d’une reconstruction de la France aristocratique catholique. Il s’agirait, selon le projet de Louis Veuillot, de s’appuyer sur quelques grandes familles exemplaires pour effacer 1789 et proposer une nouvelle monarchie, plus juste et plus solide. Tel est en tout cas l’espoir. Lorsque Napoléon III s’écarte de cet idéal en abandonnant le Pape à Garibaldi, les Ségur se rangent du côté des ultramontains et le combat s’engage. Les documents rapportent la tension de la situation : leur correspondance était surveillée, le journal de Veuillot fut plusieurs fois attaqué, puis tout bonnement interdit. Dans ce contexte polémique, le rôle de la comtesse est triple : elle est la figure matriarcale qui organise les soirées du jeudi où se réunissent les sympathisants, elle est un personnage public qui prend au besoin la défense de son ami Veuillot, et elle est, enfin, l’auteur à succès qui diffuse ses convictions politiques par le moyen de ses ouvrages. L’Évangile d’une grand‑mère (1865) et la Bible d’une grand‑mère (1869) sont le centre d’attention (et de corrections !) de toute la famille. Mais le travail d’analyse de S. Heywood nous montre également comment les idéaux ultramontains orientent le destin des personnages de fiction. La figure du saint enfant, comme Pauvre Blaise (1861), met en abyme les espoirs que le renouveau catholique porte sur les enfants en tant que « petits missionnaires de l’intérieur4 » tandis que son dernier livre Après la pluie, le beau temps (1871) se clôt sur le départ enthousiaste des héros pour aller défendre le Pape à Rome.

De nombreuses femmes modèles…

6Le dernier chapitre, intitulé « Model girls and divine women: reading the comtesse de Ségur » est à la fois le plus ambitieux et le plus frustrant. L’auteur entend interroger l’œuvre de la comtesse de Ségur sous l’angle du gender, en tant qu’auteur femme, en tant qu’auteur de livres pour filles, et tant qu’auteur d’un modèle de petite fille. La première partie soulève un intéressant paradoxe sur la littérature domestique, à la fois méprisée et en pleine expansion, et montre comment la comtesse et quelques collègues telles que Zénaïde Fleuriot ou Victorine Monniot construisent un personnage d’auteur qui leur est propre pour se détacher de la foule des gouvernantes qui prennent la plume. La persona choisie par la comtesse est celle de la grand-mère dévouée, mais des contradictions entre cette identité publique de la comtesse et celle que nous laisse entrevoir sa correspondance privée, viennent prouver de manière claire le caractère construit de la posture et sa dimension proprement professionnelle. Mais le chapitre tente également de retracer la réception de la comtesse de Ségur, et l’auteur ne peut qu’esquisser quelques remarques à partir de journaux intimes de jeunes lectrices contemporaines, ou sur le regard rétrospectif d’adultes anonymes ou célèbres, comme Simone de Beauvoir5. Les lectures se suivent, divergent, évoluent selon l’époque, se contredisent souvent, mais le propos est beaucoup trop vaste pour offrir un véritable panorama et l’on reste un peu sur sa faim. L’ouvrage s’achève sur une question ouverte : la littérature pour filles a‑t‑elle offert une voix indépendante et autonome aux petites filles, ou les a‑t‑elle au contraire enfermées dans le rôle que la société leur donnait ? La question est d’autant plus essentielle qu’elle reste toujours d’actualité…

7L’auteur réussit son double pari de nous intéresser à un personnage particulier et à l’époque qui l’a porté. D’un point de vue formel, la clarté du style rend l’ouvrage abordable aux non‑spécialistes, tandis que l’abondance de références devrait satisfaire les universitaires. Quant au fond, le parti pris de la New Biography est ici particulièrement fécond et jette un éclairage très pertinent sur ce moment charnière de l’histoire littéraire qui marque l’invention du livre de jeunesse de masse. Si les quatre premiers chapitres sont construits sur de solides démonstrations, le dernier est davantage polémique et pose plus de questions qu’il n’en résout. C’est que le sujet est cuisant… Après avoir fait le constat historique des rapports étroits entre la politique et la littérature de jeunesse, et notamment la mission de régulation sociale des modèles qu’elle impose aux jeunes générations, on ne peut rester en dehors des débats qui animent encore aujourd’hui auteurs, éditeurs et éducateurs, et dont l’enjeu premier est la vision du monde qui est offerte à nos enfants.