Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Juillet-Août 2012 (volume 13, numéro 6)
Maxime Decout

Blanchot : une autonomie hétéronome ?

Hadrien Buclin, Maurice Blanchot ou l'autonomie littéraire, Lausanne : Éditions Antipodes, coll. « Littérature, culture, société », 2011, EAN 9782889010585.

1« Maurice Blanchot ou l’autonomie littéraire ». C’est à cette évidence qui tend à devenir un lieu commun, qu’Hadrien Buclin a décidé de s’attacher pour, peut‑être, non pas la déconstruire, mais du moins souligner comment celle‑ci résulte d’une élaboration progressive et partiellement paradoxale. Pour ce faire, l’essai d’H. Buclin propose en quelque sorte de lire Blanchot contre Blanchot. Thuriféraire de l’arrachement de l’œuvre à son auteur, emblème éclatant du refus de l’écrivain médiatique, de l’exhibition biographique, grand absent des Radioscopie ou autres Apostrophes, Blanchot n’a eu de cesse de penser l’œuvre dans sa radicale singularité et sa solitude essentielle. Prenant le contre‑pied de cette prise de position, l’essai se fonde sur une méthode non pas biographique en tant que telle, mais sociologique : c’est‑à‑dire tout ce que l’œuvre même de Blanchot rejette. L’auteur reprend les instruments d’analyse fondés par Bourdieu1, notamment les champs et les forces qui les traversent, les lient et les opposent, ainsi que la notion de posture élaborée par Jérôme Meizoz2. Il s’agit ainsi d’étudier l’une des étapes où s’élabore, non sans complexité, la posture de Blanchot en interaction avec un champ littéraire donné, celui de l’immédiat après‑guerre (1944‑1948) (p. 14). La période choisie par l’auteur correspond à un moment de basculement pour Blanchot, un instant de crise ou de révolution complète de soi où l’homme comme l’œuvre se renient partiellement, tournent le dos à leur passé pour se refonder entièrement.

2En effet, compromis par des prises de position d’extrême‑droite, Blanchot semble ouvrir les yeux sur ses erreurs. Là se trouve assurément l’un des facteurs qui ont influencé la réflexion de Blanchot quant à l’autonomie littéraire, comme si ce contact premier avec une forme d’engagement avait pour toujours prémuni Blanchot de lier trop manifestement son œuvre aux affaires du monde. En effet, la carrière journalistique de Blanchot s’est d’abord inscrite dans l’orbe de revendications nationales anti‑communistes et, plus rarement, antisémites, notamment dans la revue Combat. Néanmoins, comme le précise Christophe Bident, cet antisémitisme « n’intervient que ponctuellement, comme un outil rhétorique servant à quelques envolées éloquentes3 ». Mais le revirement total de Blanchot ne s’est pas effectué d’un seul bloc. Malgré les articles publiés dans Le Rempart en 1933 qui s’opposent aux premières persécutions nazies, Blanchot continue, à partir de 1941, à fournir une chronique littéraire au Journal des Débats, partisan du régime de Vichy. C’est pourtant en 1937 qu’émergent les premières fissures de l’engagement pour l’extrême‑droite à laquelle l’écrivain n’a, somme toute, jamais réussi à adhérer entièrement. H. Buclin souligne d’ailleurs, dans le sillage de C. Bident, que, dès cette époque, son activité journalistique s’oriente moins vers la politique que vers la critique littéraire. Blanchot ne parvient pas réellement à délaisser sa « mystique » littéraire pour la muer en « politique », à la manière dont Péguy définissait ces notions4. Le pacte faustien de la France occupée avec l’Allemagne marque à ce moment une rupture pour Blanchot devant ses propres idées. A partir de 1940, le journaliste se taira, laissant place à l’écrivain et au critique (Thomas l’obscur en 1941, Aminabad en 1942, Faux pas en 1943). Le parcours de Blanchot semble ainsi emprunter à rebours cette évolution dangereuse des intellectuels que dénonçait Julien Benda avec la « trahison des clercs5 », lorsque l’intellectuel, ce clerc dont la religion devrait lui faire dire : « Mon royaume n’est pas de ce monde », prête son autorité intellectuelle et morale à « l’organisation de passions collectives ».

3H. Buclin propose alors une analyse synthétique du champ littéraire d’après‑guerre, autour du rôle majeur du Comité national des écrivains et de son travail d’« épuration », du déclin de la NRF compromise avec Drieu, de la montée en force de Sartre et des Temps modernes. Autant de facteurs qui discréditent les positions autonomistes de la littérature au profit du triomphe de l’impératif de l’engagement de l’auteur et de l’œuvre. C’est replacées dans ce contexte que les premières réflexions de Blanchot sur la littérature autonome sont analysées, notamment au regard du rôle joué par Paulhan ou Bataille dans la réhabilitation de l’autonomie de la littérature. L’auteur montre ainsi comment s’est effectué le positionnement progressif de Blanchot, tout particulièrement face à l’hégémonie sartrienne, au sein du champ littéraire de l’après‑guerre.

4C’est par le choix de certains écrivains privilégiés sur lesquels va porter sa critique que Blanchot marque d’abord sa conception de la littérature, mais aussi sa position par rapport à Sartre. Mallarmé, Hölderlin, Kafka : autant de figures qui sont des réponses à Sartre par le biais du « désengagement » dont elles témoignent, et ce, alors même que le fondateur des Temps modernes cherchera à les lire, du moins pour Kafka et Mallarmé, comme non antinomiques de ses positions sur l’engagement. En effet, l’opposition entre Blanchot et Sartre se poursuit au‑delà de l’après‑guerre autour de Mallarmé, que Sartre lit contre lui‑même et, de toute évidence, contre Blanchot : « son engagement, dit-il, me paraît aussi total que possible : social autant que poétique », ou encore : « Mallarmé devait être très différent de l’image qu’on a donnée de lui6 ». Cette opposition n’est pourtant pas frontale. Il s’agit davantage, chez Sartre, d’un infléchissement, d’un ajout qui reconnaît la position de Blanchot (l’engagement poétique) en lui adjoignant l’un des leitmotivs sartriens (l’engagement politique et social). « Je vous parle de lui [Mallarmé] pour vous indiquer que la littérature pure est un rêve7 », ajoute Sartre.

5De la sorte, c’est bien sur le terrain de Sartre que le positionnement de Blanchot s’effectue, notamment lorsqu’il s’attache à interroger Faulkner qui a constitué, avec les romanciers américains, l’un des premiers chevaux de bataille de Situations, I. On pourrait ainsi compléter la réflexion d’H. Buclin en soulignant la manière dont ce dialogue entre Sartre et Blanchot s’est constitué autour de textes qui se répondent. D’abord, en 1943, avec l’article de Sartre sur Aminadab, paru dans Les Cahiers du Sud, puis avec une réponse de Blanchot en 1945 par « Les romans de Sartre » paru dans L’Arche. Enfin, par le biais des échos entre Qu’est-ce que la littérature ? en 1947, et La Part du feu, notamment son dernier chapitre, « La littérature et le droit à la mort », d’abord publié dans le concurrent des Temps modernes, Critique, en 1948, ainsi que « Quelques réflexions sur le surréalisme » où tout engagement est vu comme un désengagement devant la littérature. Les deux essais s’opposent notamment autour de la notion d’historicisation de la littérature. Pour Sartre, la négation de soi que porte en puissance la littérature par le repli sur le langage, telle que Blanchot la pense, se voit historicisée : elle est issue de la fracture de l’échec de la révolution de 1848 ; alors que, pour Blanchot, il s’agit de la nature même de toute littérature, au‑delà d’une époque particulière. Aussi est‑ce parce qu’elle a une histoire, parce qu’elle est aussi un processus historique, que la littérature est réellement intelligible pour Sartre. A contrario, selon Blanchot, toute œuvre cherche à être toute la littérature, à la résumer et à l’achever, à faire de la littérature la possibilité de toutes les œuvres antérieures et futures : elle s’affranchit de l’histoire et du monde. De la sorte, c’est le concept clef de l’ambiguïté de l’œuvre, tel que Blanchot l’interroge dans les textes qui constitueront La Part du feu, qu’étudie principalement H. Buclin, car il permet à Blanchot de repenser la question de l’engagement. Ce concept autorise Blanchot à concevoir non pas un désengagement total, mais à affirmer que l’œuvre elle‑même fait courir un risque à l’engagement, parce qu’elle est inexorablement une imposture. C’est alors cette ambiguïté qu’Hadrien Buclin repère au sein des récits de Blanchot parus entre 1944 et 1948, Le Très‑Haut et L’Arrêt de mort, deux récits lus à partir des positions blanchotiennes sur la littérature qui, en raison du découpage historique choisi, semblent pourtant perdre quelque peu de leurs spécificités et de leurs différences essentielles, que l’on mesure assurément mieux en les replaçant au sein des autres récits de Blanchot.

6L’autonomie de l’œuvre qui se rêve coupée du monde, indépendante, peut donc apparaître comme conditionnée par le monde même, tant dans ses dimensions politiques, historiques que culturelles. On pourra alors se demander si, à pousser ce paradoxe dans ses conséquences extrêmes, l’autonomie en tant que telle existe réellement. Toujours issue de déterminations plurielles, l’autonomie, que ce soit celle de Flaubert, de Mallarmé ou de Blanchot, est évidemment l’une des formes que peut revêtir le rapport de la littérature au monde. L’œuvre pure ne pourrait surgir que du monde et, dans sa quête d’indépendance, continue de nous parler de ce monde qu’elle a voulu quitter. Il semble ainsi que toute autonomie littéraire puisse se comprendre de manière paradoxale comme une autonomie hétéronome qui nous invite, avec Sartre et Blanchot mais en reconsidérant l’opposition peut‑être trop tranchée qu’ils ont érigée entre engagement et autonomie, à nous demander à nouveau : qu’est‑ce que la littérature ?