Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2012
Avril 2012 (volume 13, numéro 4)
titre article
Frédérique Aït-Touati

Frontières, territoires, passages : pour une cartographie des savoirs

Des « passeurs » entre science, histoire et littérature. Contribution à l’étude de la construction des savoirs (1750‑1840), sous la direction de Gilles Bertrand & Alain Guyot, Grenoble : ELLUG, coll. « Savoirs littéraires et imaginaires scientifiques », 2011, 233 p., EAN 9782843101755.

1À la question difficile de savoir quand et comment s’est accomplie la division des savoirs, notamment le partage entre la science et la littérature, le volume dirigé par Gilles Bertrand et Alain Guyot répond de façon convaincante et nuancée. Ce n’est sans doute pas un hasard si le titre fait référence à un ouvrage pionnier en la matière, Sciences de la nature, sciences de la société. Les passeurs de frontières1. Le présent ouvrage identifie les premiers signes d’une séparation entre monde des lettrés et monde des savants. S’il ne propose pas une périodisation au sens strict de cette séparation, il pose quelques jalons et offre plusieurs pistes d’interprétation.

Histoires du grand partage

2Gilles Bertrand et Alain Guyot ont choisi comme bornes chronologiques de l’étude le milieu du xviiie siècle et les années 1830, délimitant ainsi une période de transition propice à l’observation des transformations qui affectent les écritures savantes.

Science et littérature ne sont pas encore constituées en chasses gardées, et l’amateur peut toujours se faire savant et mêler dans ses ouvrages considérations pittoresques et hypothèses scientifiques. Au rebours, le savant est un homme pourvu d’une solide culture classique et des outils rhétoriques qui la complètent. (p. 31)

3Science et littérature existent bien comme telles, à travers des institutions, mais il est encore possible de naviguer de l’une à l’autre, d’utiliser la culture littéraire et rhétorique comme véhicule de savoir, et de s’interroger sur le monde en tant qu’homme de lettre et de savoir. L’ouvrage s’intéresse à quelques grands moments qui marquent les épisodes de leur division : l’Encyclopédisme et ses continuateurs ; l’après Révolution, lorsque « les passages entre les disciplines se font moins évidents en se heurtant à l’éclatement d’une vision totalisatrice des savoirs sur le monde ». Dans le contexte d’une professionnalisation des savoirs et des métiers de l’esprit, les écritures savantes se caractérisent à la fin du siècle par une situation de compétition entre savants et gens de lettres. À partir de l’Empire, « on passe d’une vision totalisatrice des savoirs sur le monde, propre à l’âge encyclopédique, à des logiques d’exclusion et de spécialisation des savoirs » (p. 19). En Italie, c’est notamment l’histoire institutionnelle qui permet de dater les différentes étapes de la division des savoirs. En 1798, la création à Rome d’un Institut national des sciences et des arts sur le modèle français « prévoyait une stricte séparation entre la classe des sciences mathématiques et physiques d’une part, et la classe de philosophie, littérature et beaux‑arts d’autre part. » (p. 90) Dans l’analyse de Frank Estelmann, Joseph Michaud (poète, historien et voyageur) permet de mesurer la « transformation profonde des discours littéraires et scientifiques autour de 1800 », où l’égalité de principe entre discours scientifique et littéraire se trouve remise en cause, et crée une situation de tension entre les deux domaines. La porosité et l’hybridité des écritures, encore possible pendant le xviiie siècle, s’achèvent vers 1830, limite chronologique de l’ouvrage.

4Depuis une dizaine d’années, les travaux s’intéressant à l’histoire des rapports entre culture scientifique et culture littéraire se multiplient. Les Passeurs se concentre sur un moment clef de cette histoire, caractérisé par un double mouvement : progressive séparation des domaines, et simultanément, permanence des échanges. Car pour qu’il y ait passeurs, et passages, encore faut‑il que les territoires existent. L’un des mérites de l’ouvrage est de parcourir certaines des frontières qui se mettent alors en place, et d’en observer plusieurs lieux et modalités de passages. Irène Passeron propose une première entrée et une première définition de ces passages, non pas entre disciplines (elle rappelle combien le terme est peu pertinent au xviiie siècle), mais entre les trois facultés que sont l’imagination, la raison et la mémoire, en étudiant le vaste Système Figuré des Connoissances Humaines de l’Encyclopédie. L’exemple de d’Alembert lui permet d’identifier le « délicat positionnement dans la république des lettres de deux approches encore mal distinguées, mais déjà opposées : scientifique et littéraire. »

5En dépit du lent processus de différenciation entre les sciences et les Belles‑Lettres, les « passeurs » continuent d’aller et venir entre les deux domaines. Centré autour de grandes figures, le volume offre une série de biographies intellectuelles (Bernardin de Saint‑Pierre, Cabanis, Humboldt), suivant le parcours de personnalités au carrefour des savoirs et des genres (la poésie savante, les guides de voyages analysés par Ariane Devanthéry, le genre descriptif et cosmographique du paysage), capables d’évoluer du monde des Belles‑Lettres à celui des sciences. Se pose alors la question de la légitimité du savoir qu’ils produisent, et de la construction de cette légitimité. Ce n’est pas en amateurs de science que ces savants lettrés ou ces écrivains observateurs s’imposent et se font reconnaître, mais en tant qu’ils sont capables d’obtenir à la fois, ou successivement, des postes de professeur, des chaires, des responsabilités dans les divers instituts scientifiques de leur temps. C’est l’institution qui devient le marqueur de compétence et de professionnalisme, et qui permet de cumuler les attributions ; avant qu’elles ne commencent à s’exclure à la fin du xviiie siècle. Ainsi d’Alembert, dont Irène Passeron étudie les réseaux de correspondants et les stratégies de légitimation. Dans son cas, le mécanisme de la reconnaissance passe bien par les institutions — l’Académie des sciences et l’Académie française — et fait de lui un relais essentiel de la République des lettres et des sciences des années 1760‑1770.

Passages du Nord-Ouest

6Parmi les modes de passage les mieux connus, on trouve l’usage de la rhétorique par les savants afin de « faire passer » leurs connaissances, et la mise en vers des découvertes par les poètes afin de les mettre en valeur. L’étude que Gilles Montègre consacre à l’Arcadie romaine témoigne de cet effort de « convergence » entre science et éloquence, qui constitue simultanément le signe de leur séparation. Du côté de la poésie savante, la célébration de la science moderne et de ses exploits renouvelle le répertoire classique des figures de l’éloge savant (allégorie et mythologie). Les vols aérostatiques de Pilâtre de Rozier (mort lors de sa traversée de la Manche en ballon) et de Vincenzo Lunari, inspirent des poèmes et sonnets de plusieurs poètes italiens. Symétriquement, les hommes de science capables de populariser les découvertes du temps, comme François Jacquier qui disserte sur « la manière de réunir l’esprit de la géométrie et l’esprit de la belle littérature », font œuvre de vulgarisation, et proposent des conférences publiques pour un public d’érudits et de voyageurs. Mais si les merveilles de la science, électricité ou vol aérostatique, se prêtent aux improvisations, aux éloges et aux diverses formes de la poésie savante, le vocabulaire utilisé (« faire passer », « diffuser », « vulgariser » des « contenus complexes ») dit bien qu’il s’agit là d’une nouvelle étape dans les rapports de la science et de la littérature : non plus socle commun, mais territoires définis qui s’empruntent et s’échangent volontiers des outils. Dans cette configuration, la langue littéraire et poétique est d’abord un instrument au service de la diffusion du savoir scientifique. C’est à l’opposé que se situe Cabanis, dont Maurice Rouillard retrace l’itinéraire intellectuel, et qui place le souci de la langue au cœur de l’entreprise scientifique :

On voit combien sont absurdes les déclarations des médecins pédants contre les études littéraires des jeunes élèves. Ce n’est pas qu’un style oratoire ou des ornements poétiques puissent jamais être de bon goût et de bon ton dans la langue des sciences ; ils en doivent au contraire être bannis avec beaucoup de sévérité : mais les sciences ont aussi leur éloquence propre ; et celle‑là, bien loin d’altérer la vérité, l’épure et lui donne l’énergie du pouvoir. Un langage précis, élégant, et même quelquefois animé, annonce des idées dont un sentiment vif et distinct a fourni les premières impressions, dont une réflexion scrupuleuse a mis en ordre tous les matériaux, dont un jugement sévère a resserré la chaîne, pour en démontrer d’avance toutes les conclusions. (Pierre Jean Georges Cabanis, Œuvres complètes, t. 1, p. 350, cité p. 107).

7C’est la défense de « l’éloquence propre » de la science plutôt que le travail de l’ornementation, de la glorification et de la vulgarisation qui caractérise le statut de passeur de Cabanis.

8Les chapitres du volume explorent plusieurs modalités de passage (du savant vers le public non spécialisé, ou d’une discipline à l’autre), à l’intérieur desquelles se dessinent deux conceptions antagonistes des rapports possibles entre les savoirs : comme passage entre deux mondes distincts d’une part ; ou comme passage entre des savoirs dispersés mais appartenant à une unité fondamentale d’autre part. L’ouvrage s’interroge sur toutes les variations autour de ces figures de passeurs, « gens de savoir qui pensaient le monde de manière globale, sans dissocier les perspectives scientifique et humaniste, ni jamais négliger une écriture toujours mise au service de cette pensée ». Mais il manque peut‑être une tentative de typologie, car différents profils de passeurs se distinguent : ceux qui se situent volontairement entre deux, niant par leur position intermédiaire et transversale la réalité d’une frontière, et ceux pour qui au contraire le passage suppose une traduction, une perte, un amoindrissement (tel Michaud pour qui les sciences apparaissent comme une menace contre l’ordre moral, une réduction du grand livre du monde à quelques pages ; ou, à l’inverse, dans l’exemple des guides de voyage qui supposent de renoncer à l’encyclopédisme pour transmettre un savoir vulgarisé).

Paysage et science globale

9Les cas les plus frappants sont les passeurs hybrides, ceux pour qui la frontière n’existe pas dans la mesure où ils la franchissent sans cesse. Ils travaillent et pensent selon une perspective d’unification des savoirs, et dans une logique que l’on pourrait qualifier de « cosmologique » au sens large. Leur ambition est d’embrasser le tout du monde, de comprendre les liens, de construire des passerelles. Ainsi Bernardin de Saint‑Pierre, dont la double formation, scolastique et technique, lui permet d’associer les compétences de l’ingénieur géographe et de l’écrivain rompu à la mimesis littéraire. Gabriel-Robert Thibault propose une herméneutique du paysage, motif récurrent dans l’œuvre de Bernardin de Saint‑Pierre, et met en lumière ses significations philosophique, esthétique et stylistique. En donnant à voir l’unité et l’harmonie de la nature selon la technique de l’analogie, le paysage permet de reconnaître les liens existants entre les différentes parties de la Création.

10Un demi‑siècle plus tard, la conception de Humboldt d’une science globale réunissant l’ensemble des connaissances relève d’une logique similaire, mais devenue minoritaire au milieu du xixe siècle, au moment où les savoirs se spécialisent. Conçue comme une « description physique du monde », la théorie du paysage que propose Humboldt tente, selon les termes de Serge Briffaud, de « transcender, au moment même où il semble devenu inévitable, l’éclatement des disciplines et des champs de la connaissance. » (p. 152) Elle suppose une réunion des domaines du savoir et des éléments du monde. En ce sens, le paysage humboldtien est le spectacle du grand tout de la nature — spectacle philosophique, pour ainsi dire, car donnant à voir les causes et la part invisible des phénomènes. Dans les montagnes par exemple, la verticalité du paysage permet d’embrasser la multiplicité du monde et de comprendre, au sens propre, le divers. L’auteur du Cosmos exprime sa dette à l’égard de la peinture et de la littérature en avouant l’impuissance de ses instruments de mesure à représenter le paysage. En rapprochant le cadrage du naturaliste taxinomiste de celui du peintre des « belles natures » du xviiie siècle, Serge Briffaud saisit tout ce que le paysage de Humboldt a d’intempestif, d’un point de vue scientifique autant qu’esthétique, car il ne présente « au regard que la forme accidentelle et impure d’une nature non filtrée ». Loin du laboratoire, du cabinet et de l’atelier, le paysage « déplace le regard savant sur le monde ». (p. 154) Cette analyse s’inscrit dans un contexte de recherches sur l’histoire de l’observation scientifique2 et y apporte un éclairage singulier, en insistant sur le « basculement du regard scientifique » que constitue le paysage de Humboldt, entre description du visible et recherche des causes. C’est ce qui confère au paysage ainsi conçu sa profondeur, son inscription temporelle autant que spatiale.

11Si l’on s’accorde généralement sur la spécialisation progressive des disciplines, qui s’accompagne d’une délimitation des champs de compétence et des domaines d’étude, les conséquences de cette division sont matière à discussion. À travers l’histoire de la notion de paysage, S. Briffaud démontre comment une notion fondée sur l’association du sentiment et de la connaissance a pu être (mal) interprétée comme le signe de l’exclusion du savoir au profit d’une esthétisation de l’environnement naturel. S. Briffaud réfute l’idée d’un paysage venant combler un « vide de la rationalité », en montrant combien chez Humboldt rationalité et sensibilité se renforcent l’une l’autre. En refusant la limitation du paysage au domaine de l’art et de l’esthétique, Briffaud prolonge un courant mêlant histoire de l’art et histoire des sciences, qui travaille à réhabiliter le rôle de la connaissance dans l’appréhension sensible du monde.

12L’analyse approfondie de l’œuvre de Ramond de Carbonnières par Francesco Orlando, qui clôt l’ouvrage, offre une illustration frappante de cette affinité entre la posture de passeur et une vision totalisante du monde. Contre un œil myope qui s’attache aux irrégularités, Ramond associe l’harmonie et l’ordre du monde à une perspective large, à un regard d’en haut, capable d’embrasser panoramas et horizons immenses. Figure de savant‑poète intermédiaire entre les hommes et la nature, entre le savoir rationnel et la connaissance par le sentiment, Ramond ne conçoit pas l’aventure de l’esprit sans l’exaltation du sentiment. Chez lui, l’émotion est volontiers philosophique et intellectuelle.

13Il faut saluer la parution de ce second volume de la collection « Savoirs littéraires et imaginaires scientifiques » (dirigée par Lise Dumasy, Yves Citton et Patrick Pajon), qui participe du développement d’un domaine encore peu balisé en France (mais déjà classique outre‑Manche et outre‑Atlantique) : l’exploration du discours et de l’imaginaire scientifiques par le biais de l’approche littéraire.