Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Janvier 2012 (volume 13, numéro 1)
titre article
Nicolas Le Cadet

Signes & interprétation chez Rabelais

Rabelais et la question du sens, Études Rabelaisiennes, Tome XLIX, sous la direction de Jean Céard et Marie-Luce Demonet, Genève : Droz, 2011, 312 p., EAN 9782600014151.

1Le volume XLIX des Études Rabelaisiennes réunit les actes d’un colloque sur Rabelais tenu à Cerisy en l’an 2000, si bien que les seize études qu’il propose ont un statut paradoxal : elles sont inédites et en même temps elles correspondent à un stade ancien de la réflexion des contributeurs qui, depuis, ont pour la plupart publié d’autres articles et parfois même des ouvrages entiers sur Rabelais. La question du sens est d’autant plus cruciale chez Rabelais qu’elle est constamment mise en scène dans son œuvre, notamment dans le Tiers Livre où Pantagruel et Panurge interprètent des signes de nature divinatoire ou bien les réponses formulées par des amis, par une tétrade de sages et par un fou. Les contributeurs de ce volume se donnent une double finalité. Tout d’abord, ils réexaminent la signification de certains motifs (celui du « Y gregoys » par exemple) et, surtout, de certains chapitres de Pantagruel (la discussion entre Pantagruel et Panurge sur « une manière bien nouvelle de bâtir les murailles de Paris », le débat gestuel avec Thaumaste), du Tiers Livre (la consultation de la Sibylle, le jugement de Bridoye et l’éloge du Pantagruélion) et du Quart Livre (le combat contre le Physetère, l’escale chez les Andouilles et l’anecdote scatologique mettant en scène Villon et Edouard V.). Mais ils s’interrogent aussi sur les procédures par lesquelles s’élabore une interprétation, donnant ainsi la mesure de la prudence méthodologique à adopter devant le texte rabelaisien.

2L’ouvrage est divisé en trois parties regroupant un nombre à peu près équivalent d’articles. La question de la méthode utilisée pour sélectionner des indices dans le texte et les constituer en un réseau signifiant est au cœur de la première partie, intitulée « Codes et interprétations ». La deuxième partie de l’ouvrage, « Polysémies », met en avant la pluralité et l’ambiguïté des signes offerts par la fiction rabelaisienne. Enfin, la troisième partie pose la question du « surplus de sens » chez Rabelais. Ce dernier pourrait d’une part relever d’un vice herméneutique — la surinterprétation — qui consiste à assigner arbitrairement au texte de Rabelais des significations qui n’y sont pas : tel semble être le cas des lectures kabbalistiques. D’autre part, le texte rabelaisien encourage le lecteur à exploiter les indices (à moins que ce ne soient parfois des leurres ?) de lectures à « plus hault sens ». Ces différents articles, réunissant différentes générations de chercheurs, constituent un miroir révélateur de l’état actuel de la critique rabelaisienne : dans le débat qui oppose depuis des années les partisans du « plus hault sens » et les partisans de l’ambiguïté, la balance penche nettement en faveur de ces derniers.

L’herméneutique du « plus hault sens »

3De manière tout à fait significative, les partisans les plus représentatifs du « plus hault sens » (Michael Andrew Screech, Florence Weinberg, Claude Gaignebet, Edwin M. Duval, Gérard Defaux) sont absents de ce volume. La parole n’est pas donnée à ceux qui voient dans le prologue de Gargantua une invitation à chercher la « substantificque mouelle », l’altior sensus de l’exégèse médiévale, le sens figuré allégorique, le « dessein de pensée » de l’auteur. De fait, l’herméneutique du « plus hault sens » est considérée avec méfiance : la fiction rabelaisienne n’apparaît pas comme un voile plaisant, apte à dissimuler des vérités univoques, de nature politique, économique, morale ou encore spirituelle.

Critique du « design » d’Edwin Duval

4La lecture d’inspiration structuraliste menée avec brio par Edwin Duval au sujet de Pantagruel, du Tiers Livre et du Quart Livre se trouve à plusieurs reprises récusée. Cette lecture se donne pour principe de chercher à chaque fois un « design », terme désignant tout à la fois une structure cohérente et le dessein unifié qui s’y inscrit. Frank Lestringant considère « l’architecture » qu’il décèle dans chaque livre artificielle, sans être de surcroît gage d’un dessein unifié. Faire du combat contre le Physetère le centre arithmétique mais aussi le cœur allégorique de l’œuvre1 est pour lui une simplification illusoire : le Quart Livre ne « nous livre pas toutes prêtes une riche syntaxe et une grille interprétative très complète, d’une parfaite cohérence » (p. 58). L’épisode du Physetère semble d’autant plus appeler sur lui « le trop-plein du sens » qu’il apparaît « creux » et « lacunaire », les personnages ne le glosant pas à l’exception de Panurge qui compare le gigantesque cachalot au Léviathan puis au monstre marin destiné à dévorer Andromède. De même, Marie‑Luce Demonet, à propos de l’analyse qu’Edwin Duval fait de « l’architecture » du Tiers Livre, met en garde contre les méfaits d’un « structuralisme littéral qui écarte et le problème de la fiction, et le problème du statut de l’énonciateur » (p. 220). Avant de partir en quête d’un hypothétique « plus hault sens », elle entreprend de cerner les frontières du sens littéral dans les Livres rabelaisiens2.

Critique des lectures ésotériques

5Le volume met également à distance certaines lectures ésotériques de Rabelais qui « retiennent des signes qui sont sans lien avec la fiction » (p. 8) et se distinguent donc par leur absence de fondement textuel. Jean‑François Maillard dénonce ainsi « la chimère d’un Rabelais kabbaliste » à travers différents types de preuves exposées avec fermeté. Dans un premier temps, il analyse les références à la kabbale dans les cinq Livres, toujours très générales (même si l’on comprend mal le décompte de la p. 238 qui annonce une seule référence dans le Tiers Livre alors que l’article en commente trois par la suite)3. Dans un deuxième temps, il examine le très riche vocabulaire hébreu de Rabelais et montre, en s’appuyant sur le nom de huit des îles du Quart Livre, que c’est dans le texte biblique plutôt que dans la kabbale qu’il faut en chercher la source. De fait, Rabelais ne conçoit pas l’hébreu comme une langue mystique qui lui permettrait d’accéder aux « arcanes de la mystique juive » mais comme « l’instrument linguistique capable de revivifier à la fois le texte sacré et l’expression vernaculaire » (p. 246). Enfin, pour montrer la connaissance superficielle que Rabelais a de la kabbale, le critique souligne qu’il n’y fait jamais allusion « là où l’on s’y attendrait », comme par exemple dans la consultation du mage Her Trippa (p. 247). Rabelais n’est donc ni kabbaliste ni plus généralement occultiste, contrairement à ce que les « symboles Pythagoricques » du prologue de Gargantua ont pu faire croire à certains. Bien au contraire, il se méfie de tous les « morosophes », ces fous qui en cherchant à se faire passer pour sages s’éloignent de la lettre scripturaire, et il raille « toutes les doctrines ésotériques [qui] tendent à s’arroger la clef universelle et à faire écran pour se figer en systèmes trop humains » (p. 248).

Quelques lectures à « plus hault sens »

6On trouve cependant dans le volume trois articles qui relèvent d’une herméneutique du « plus hault sens ». Il s’agit tout d’abord de celui d’Oumelbanine Zhiri qui, à l’instar d’Edwin Duval, plaide pour la cohérence de la forme comme du sens dans le Tiers Livre. Elle s’appuie pour cela sur la figuration du temps narratif, en mesure d’assurer « l’identité et l’unité narrative d’un récit » (p. 161). Il y aurait dans cet ouvrage « deux théories du temps et de ses rapports avec les procès de signification et d’interprétation » : une « qui s’appuie sur la saisie du temps du devenir et des moments qui le composent », et une autre qui « met en jeu la liaison possible avec la sphère divine » (p. 173).

7Puis, Louis‑Georges Tin postule un « sens caché » chez Rabelais (p. 114) et voit dans l’éloge du Pantagruélion, à la fin du Tiers Livre, l’éloge même du livre rabelaisien. Il fonde son interprétation sur un certain nombre d’indices, plus ou moins convaincants, par exemple l’incipit du chapitre 50 dans lequel le narrateur explique comment décortiquer la plante, ce qu’il relit comme étant une métaphore de l’écorce textuelle que le lecteur doit retirer pour mieux comprendre le livre.

8Enfin, l’article de Paul J. Smith renoue avec les lectures historiques que Léo Spitzer accusait jadis d’« étouffer la poésie sous l’histoire4 ». Paul J. Smith propose en effet une nouvelle lecture politique et religieuse de l’épisode des Andouilles. Ces dernières ne représenteraient pas les luthériens d’Allemagne comme l’affirmait Alban Krailsheimer en 19535 mais plutôt les Anglais, dont les âmes « sont tant douillettes » (« sont andouillettes » ?), à en croire Panurge dans le dernier chapitre du Quart Livre où culmine la satire politique anti‑anglaise. Paul J. Smith énumère un certain nombre d’indices pour étayer son hypothèse : les Andouilles sont « gens insulaires » et que leur caractère est impétueux et trompeur (comme les Anglais selon le témoignage de J.‑C. Scaliger) ; il s’agit d’un matriarcat qui n’exclut pas une certaine ambiguïté sexuelle (l’ambiguïté vestimentaire des Anglais est l’objet de nombreux pamphlets depuis 1530), ou encore leur assimilation avec des belettes et des hermines (d’après le hollandais Franciscus Ridderus, « Hermionica », l’ancien nom de l’Angleterre, signifie « pays des (petites) belettes » ou « pays des (petites) hermines »). L’interprétation de Paul J. Smith, saluée par plusieurs autres contributeurs (p. 56 et p. 234), a le grand mérite de tempérer la lecture d’Alban Krailsheimer, très souvent reprise par la critique moderne. Elle ne nous semble cependant ni plus ni moins convaincante. Il s’agit d’une nouvelle lecture à clefs fondée sur quelques indices, l’ensemble demeurant hypothétique. De même que Quaresmeprenant pourrait en partie renvoyer à Charles Quint6 mais ne se réduit pas à ce référent (il représente de manière plus générale les sectateurs des prescriptions rituelles au temps du carême et, au‑delà, le formalisme de l’Église catholique), de même les Andouilles ne représentent sans doute pas uniquement un groupe précis d’« hérétiques »7. Il apparaît probable que Rabelais ait voulu donner à sa satire une amplitude maximale, sans réduire la séquence à une vocation strictement historique et politique.

Les lectures de l’ambiguïté

9Les partisans de la « transparence » font figure d’exception dans un ouvrage qui, parti à la recherche, non du « plus hault sens », mais des « plus haults sens », ne cesse de croiser en chemin les notions d’ambiguïté et de polysémie. L’herméneute, rappelle Jean Céard dans son introduction, sélectionne certains éléments du texte plutôt que d’autres afin de les élever au statut de signes, avant d’articuler ces signes entre eux pour construire un sens. Mais ces signes non seulement peuvent être délicats à repérer et leur portée difficile à évaluer, mais en plus « ils se révèlent bien souvent polysémiques, mobiles et ambivalents » (p. 10).

La superposition des niveaux de sens

10Les contributeurs ont tout d’abord été sensibles au fait qu’une même séquence paraît autoriser plusieurs « niveaux de sens ». Ainsi, Barbara C. Bowen, après un rapide panorama des interprétations soulevées par l’épisode du juge Bridoye (Tiers Livre, 39‑42), propose d’y lire plusieurs niveaux de sens comiques : une triple satire (des gens de loi de la vieille école, de la copia des orateurs et enfin de Panurge apparenté de plusieurs manières à Bridoye) et une performance théâtrale profondément comique qu’elle rapproche de la « harangue » de Maître Janotus de Bragmardo dans Gargantua. De même, Jacques Berchtold s’appuie sur les deux motifs de la « mouche » et de la « mousse » pour distinguer trois niveaux de sens dans le chapitre 15 de Pantagruel [édition Juste, 1542]. Panurge y imagine une muraille idéale uniquement composée de sexes féminins et de membres virils entrecroisés, puis raconte la fable très obscène de la vieille femme évanouie secourue par deux animaux, un lion et un renard8. La lecture grivoise constitue naturellement le premier niveau de sens : il s’agit d’une scène d’accouplement déguisée et burlesque avec dédoublement des partenaires mâles. L’avilissement de la figure mariale correspondrait à un second niveau de sens, suggéré par une allusion à la « reine Marie » qui disparaît dans la version de 1542. Rabelais ferait référence au motif iconographique de « la Madone à l’Enfant et à la mouche » qui montre le bébé Jésus « occupé à repérer une ou plusieurs mouches qui sont attirées par sa mère, la Vierge, qui ne remarque rien » (p. 65). Enfin, à un troisième niveau, il s’agirait de critiquer l’héroïsme belliqueux à travers deux allusions épiques à une scène de L’Iliade puis à une scène de L’Énéide. Rabelais suggérerait que c’est la « mousse » que sécrète le corps féminin excité par le désir qui attire les mouches guerrières sur les murailles. Les deux derniers niveaux de sens paraissent cependant très hypothétiques et fondés sur des indices trop ténus pour emporter définitivement la conviction.

11Cette superposition des niveaux de sens s’explique notamment par la multiplicité des sources qui se parasitent mutuellement. Ainsi, F. Lestringant montre que l’interprétation de l’épisode du Physetère (Quart Livre, 34‑35) doit prendre en compte les diverses sources qui ont stimulé l’imagination rabelaisienne. Il s’intéresse pour sa part à une source géographique, la Carta Marina du Suédois Olaus Magnus, publiée en 1539 à Venise. Il s’agit d’une carte nautique de la Scandinavie et du nord‑est de l’Atlantique qui comporte de nombreux monstres et prodiges. Olaus Magnus prépare cette carte alors qu’il est en exil, le roi de Suède, Gustav Vasa, s’étant rallié à la Réforme en 1527. Dès lors, l’enjeu est pour lui tout à la fois d’exalter les merveilles du Septentrion et de militer en faveur de la Contre-Réforme : « La Scandinavie peuplée de merveilles et cernée de monstres marins est aussi la Scandinavie luthérienne, qui s’est séparée de l’Église romaine et est devenue la proie de l’hérésie » (p. 49). Dans la lignée de Povl Skarup qui, en 1965, proposait déjà de voir dans cette carte l’une des sources de l’épisode du Physetère9, F. Lestringant énumère alors six éléments qui ont pu stimuler l’imagination créatrice de Rabelais10.

12Dans le même ordre d’idées, la multiplicité des contextes dans lesquels s’insère un même épisode entraîne nécessairement des niveaux de sens variés. L’article de Pierre Johan Laffitte, centré autour de la figure protéiforme de Villon et de l’image de l’auctoritas, relit ainsi la dernière des nombreuses anecdotes qui rythment le Quart Livre, celle de Villon et du roi Edouard V11, à la lueur de différents contextes : autres épisodes du récit, paratexte du Quart Livre, actualité politique, poétique et biographique. Mais curieusement, l’article, auquel on peut reprocher d’interroger davantage la méthode d’accès au sens que le sens lui‑même, n’aborde pas le contexte même du chapitre 67, seul en mesure de donner toute sa portée à cette anecdote placée en position privilégiée, au large de l’île de Ganabin, dans le dernier chapitre publié du vivant de Rabelais (la note 8 p. 79 indique que ce « contexte immédiat » fait l’objet d’un autre article).

La mobilité des signes

13Par ailleurs, plusieurs articles insistent sur la mobilité des signes dans la fiction rabelaisienne. Ainsi, Stéphan Geonget montre que le « Y gregoys », dit aussi « lettre de Pythagore », se voit privé de son contenu moral traditionnel, à savoir la figuration de la fable d’Hercule à la croisée des chemins, devant opter pour la voie de gauche, littéralement sinistre, ou pour la voie de droite, celle qui mène à la vertu. Dans les trois occurrences où il apparaît (dans les Tiers et Quart Livres), il se charge au contraire d’une multitude de sens originaux qu’une analyse précise du contexte permet d’entrevoir : au chapitre 26 du Tiers Livre, la lettre ne signifie pas pour Panurge la perplexité, ni même le sexe féminin (comme on le trouve dans la littérature grivoise de l’époque) ou encore le cocuage (on appelle aussi le « Y » « littera bicornis »), mais « la verge avec ses deux “couillons” épuisés par les jeux de Vénus » : « le “Y”, de lettre de la peur, devient alors signe favorable » (p. 138). Au chapitre 33 du Quart Livre, la flotte des Pantagruélistes adopte un plan de navigation en « Y », à la manière d’un vol de grues, pour combattre le Physetère. Les navires se répartissent sur les deux ailes du « Y », cependant que la Thalamège et donc Pantagruel en occupent la pointe12. Il s’agirait cette fois d’un emblème de la prudence du chef de guerre qui organise le combat. Enfin, au chapitre 34 du Quart Livre, Stéphan Geonget repère une dernière occurrence du « Y », implicite cette fois, dans la disposition des épieux plantés par Pantagruel sur le Physetère : le « Y » serait alors la « lettre qui tue », le signe de la vertu déposé par un héros christique sur le corps de la bête diabolique.

14Cette mobilité des signes s’observe de manière exemplaire, selon Myriam Marrache‑Gouraud, dans la manière dont Panurge interprète les oracles du Tiers Livre, et notamment ces deux signes que sont les cornes apparaissant dans son songe (T 14) et les cornemuses présentes dans les paroles du fou Triboulet (T 46). Panurge ne se contente pas de faire valoir son point de vue contre l’interprétation de Pantagruel, mais fait preuve également d’« un travail sur les signes, qui consiste en une recherche des sens oubliés, des connotations moins courantes, mais cependant attestées » (p. 150). Il refuse de s’en tenir au sens imposé par le dogme, par la majorité ou par un Pantagruel doté de la double autorité du prince et du sage. De fait, si pour Pantagruel les cornes et les cornemuses signifient que Panurge sera cocu une fois marié (la flûte et le bourdon de la cornemuse évoquent les cornes du malheureux mari, mais l’instrument, rempli d’air et de vide, renvoie également pour lui à la légèreté de la future épouse de Panurge), elles ont pour Panurge une signification toute « singulière », c’est‑à‑dire valable pour lui seul mais aussi dévoilant un point de vue inédit par rapport aux normes. Panurge met en avant deux nouvelles virtualités positives du mot « corne » : la corne d’abondance qui implique le bonheur matériel, et la corne du satyre qui garantit la vigueur sexuel du mari. De même, la cornemuse, dans sa rusticité fraîche et sereine, lui semble à l’image de sa femme future : « villaticque et plaisante ». « Architecte » du sens, Panurge doit ensuite s’en faire le « maître », en réfutant le raisonnement de Pantagruel. Il montre ainsi qu’au « rebours » de son interprétation, il existe des cornus notoires qui ne sont pas pour autant des cocus, comme Diane, Bacchus et Jupiter. Cette solution n’est ni plus vraie ni plus fausse que celle de Pantagruel : toutes les deux sont renvoyées dos à dos pour montrer l’aspect provisoire et fragile de toute interprétation. Les autres occurrences du mot « cornemuse » dans la fiction rabelaisienne témoignent d’ailleurs de la manière dont l’écrivain joue avec le sens et développe une « conscience polysémique » : le mot est décomposé à la manière d’une charade (QL 9), désigne le ventre par analogie de forme (P 9 et QL 63), symbolise la folie car le « songe creux » se signale aussi par un excès d’air dans le corps (CL 43 : Panurge se promène avec trois cornemuses à la ceinture).

15Les signes verbaux ne sont pas les seuls à pouvoir être manipulés à plaisir chez Rabelais. C’est également le cas des signes gestuels, à en juger par l’épisode de la « disputation par signes » entre Panurge et Thaumaste, constitué de onze séries d’échanges gestuels en 1542. La prétendue universalité du langage gestuel défendue par Quintilien est ruinée par Panurge qui se plaît à détourner le sens des gestes kabbalistiques. C’est ce qu’affirme Claude La Charité au terme d’une analyse qui prend en compte « chacun des gestes, pris individuellement, et leur enchaînement »13, en s’appuyant sur les gravures munies de leurs descriptions d’un ouvrage anglais de John Bulwer intitulé Chirologia : or the Natural Language of the Hand and Chironomia : or the Art of Manual Rhetoric (1644), vaste « entreprise de systématisation, de description et de codification des gestes de la main » (p. 20).

16Cette mobilité générale des signes s’observe nettement dans les réécritures que Rabelais fait de ses propres livres. C’est par exemple le cas de deux types de motifs, analysés par Véronique Zaercher‑Keck, qui offrent des formules, des procédés et des schémas repris avec des variations significatives d’un ouvrage à l’autre : les échanges entre le chef et ses compagnons avant une bataille (contre les Dipsodes dans Pantagruel et contre les Andouilles dans le Quart Livre) et les banquets — le banquet devant Chaneph est analysé dans cette perspective comparatiste. Dans son analyse des réécritures de la « scène initiatique » du temple de Bacbuc (CL 35-47), Gilles Polizzi montre également combien l’œuvre du Chinonais ne cesse de se nourrir et de se digérer elle‑même. Il distingue quatre motifs dans cette scène de communion bachique, qui dérive en partie de l’initiation aux mystères de Vénus dans l’Hypnerotomachia Poliphili de Colonna : la descente dans la crypte, le cérémonial ordonné par la prêtresse, le son de la Bouteille et la « révélation » des Mystères. Dans le Tiers Livre, le thème initiatique est dispersé dans les épisodes du songe de Panurge (TL 14), de la consultation de la Sibylle (TL 16-18) et de la consultation de Triboulet (TL 47). Dans le Quart Livre, le thème se retrouve en trois endroits : dans l’île des Macraeons, dans la satire anti-romaine de l’île des Papimanes (Rabelais s’attaque à leurs faux mystères) et dans les épisodes ultimes de Chaneph et de Ganabin qui remettent en cause l’allégorisme initiatique. On notera l’interprétation originale de la topographie de Ganabin : le « rocher à deux crouppes bien ressemblant au mons Parnasse » figure peut‑être moins les deux sommets du Capitole (Arx et Tarpeius), symbole de Rome et de sa grandeur passée14 ou les deux lieux parisiens de répression que sont le Châtelet et la Conciergerie15 que, de manière plus triviale, les fesses d’une femme, dans la veine du blason du cul d’Eustorg de Beaulieu. En effet, « la plus belle fontaine du monde » entourée d’une forêt pourrait bien renvoyer au sexe féminin avec sa toison pubienne. Quant à la canonnade qui provient du navire, elle serait une métaphore de l’acte sexuel qui effraie un Panurge vieillissant et provoque le relâchement de son « muscle nommé Sphincter ».

La suspension sceptique du sens

17Emmanuel Naya analyse la polysémie des signes rabelaisiens et leur mobilité à la lueur de la philosophie pyrrhonienne, « philosophie de l’émiettement et de la désintégration de toute cohérence absolue » (p. 272). Son analyse de la séquence du juge Bridoye (TL 39-44) s’inscrit dans la continuité d’un précédent article sur la consultation de Trouillogan (TL 35-36) qui démontrait que le philosophe « Ephectique et Pyrrhonien », loin de n’être qu’un personnage caricatural ne déversant que des flots de balivernes, recèle une profonde sagesse : ses répliques sont en effet très renseignées, bien plus référentielles qu’il n’y paraît et souvent des plus censées16. Rabelais rejouerait ici la même leçon de scepticisme mais de manière beaucoup moins abstraite et technique, à travers une scène de tribunal, métaphore de l’instance judicatoire qu’est l’entendement. Le juge Bridoye, dernier représentant de la « tétrade » des sages, est en effet lui‑même jugé par la cour de Myrelingues et son président Trinquamelle pour avoir « donné certaine sentence contre l’esleu Toucheronde, laquelle ne sembloit du tout aequitable à icelle Court centumvirale ». Emmanuel Naya propose trois groupes de remarques : il analyse d’abord les arguments avancés par Bridoye pour sa défense17, avant de se pencher sur sa méthode et enfin sur son formalisme. Finalement, à travers les trois épisodes successifs de Trouillogan, Bridoye et Triboullet, Rabelais promouvrait la « méthode pyrrhonienne comme une nécessaire réponse à la lancinante question du sens : c’est en suspendant le jugement, en "vuidant les dissensions" que l’on arrive à prendre le recul nécessaire pour s’en remettre aux modalités "naturelles" et légitimes de la direction de notre action » (p. 288).

La lecture en « sens agile »

18André Tournon propose une herméneutique originale, attentive tout à la fois aux appels du « plus hault sens » et à l’ivresse de la composition : la lecture en « sens agile ». Dans la lignée de ses commentaires sur l’« Enigme en prophétie » de Gargantua et sur l’éloge des dettes du Tiers Livre18, il analyse un autre épisode dans lequel se croisent « plusieurs séries narratives ou discursives », « plusieurs registres », « plusieurs isotopies sémantiques » : la consultation de la Sibylle de Panzoust, au chapitre 17 du Tiers Livre. Le chapitre est muni de deux indices qui appellent le lecteur à la vigilance, à la manière des panneaux « Croisement / Danger » du Code de la Route : l’intervention inopinée du narrateur en qualité de personnage‑témoin (« Depuis je vis qu’elle déchaussa un de ses esclos »), et le titre du chapitre qui met l’accent sur les paroles que Panurge adresse à la Sibylle (« Comment Panurge parle à la Sibylle de Panzoust »), révélatrices de sa peur face aux puissances infernales. De fait, le lecteur devra interroger le croisement entre une réalité triviale (la consultation d’une vieille folle qui manipule tout un bric‑à‑brac d’accessoires ménagers et exhibe, en un ultime geste obscène, son « trou », l’organe de la génération plutôt que l’anus19) et une réalité spirituelle (les symboles sacrés, la révélation solennelle du destin de Panurge sur les feuilles du sycomore). André Tournon déchiffre dans le geste obscène qui clôt la consultation une réplique de la Sibylle à l’épouvante de Panurge : c’est en effet une manière choquante, et par là même efficace, de rappeler au héros perplexe « les pulsions élémentaires », à l’origine comme à l’horizon de sa quête, avec pour arrière‑plan tacite le mythe de Baubô qui parvient à faire rire Déméter, à la recherche de sa fille Perséphone, en lui montrant, peinte sur son sexe, la face hilare d’un enfant. En reconnaissance, Déméter instituera à Eleusis « les rites d’initiation aux mystères de la régénération des végétaux […], de la transmission de la vie et de la renaissance dans l’Autre Monde » (p. 201-202). Le geste de la Sibylle comme celui de Baubô est un geste de confiance dans les forces de procréation, ce que vient confirmer, dans les vers oraculaires, l’évocation comique de la progéniture de la femme de Panurge (« Engroissera / de toy non »).

19En définitive, ce beau volume témoigne tout à la fois de la vitalité des études rabelaisiennes et de l’immense richesse d’un texte qui semble défier l’interprétation. Il apparaît en effet que la fiction rabelaisienne est l’une des œuvres de la littérature française qui pose les problèmes herméneutiques les plus redoutables, peut‑être parce que « l’écorce » textuelle qui s’offre aux lecteurs « benevoles » du Xvie siècle comme du Xxie siècle est composée d’« outrance », d’« ordure » et d’« obscurité » (p. 293). Les contributeurs mettent surtout l’accent sur un premier écueil : celui du positivisme qui tend à réduire chaque passage à un sens unique, parfois extérieur au livre. Et de fait, avant de scruter l’esprit du texte, il faut en comprendre la lettre par une savante recherche lexicologique et un patient repérage des sources. Il paraît vain en effet de chercher la moelle avant d’avoir rompu l’os. Mais l’écueil inverse, celui du scepticisme critique qui renonce à formuler des certitudes, doit également être évité par l’herméneute rabelaisien. Il s’agit alors d’adopter une méthode toute en souplesse capable de s’adapter à une écriture déconcertante qui multiplie les facteurs d’ambiguïté tout en postulant régulièrement un « plus haut sens ». Le lecteur doit entrer dans le jeu complexe de la fiction rabelaisienne, fait d’indices à récolter, de fausses pistes à contourner et d’énigmes à déchiffrer, le tout en riant et pantagruélisant, « c'est-à-dire, beuvans à gré, et lisans les gestes horrificques de Pantagruel » (G 1).