Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Novembre-Décembre 2011 (volume 12, numéro 9)
Béatrice Bloch

Savoir pourquoi on lit la littérature n’est pas savoir pourquoi on l’aime

Vincent Jouve, Pourquoi étudier la littérature ?, Paris : Armand Colin, 2010, 224 p., EAN 9782200249892.

1L’auteur de cet essai aborde les questions fondamentales des rapports entre littérature et esthétique, entre forme et intention : quel accès avons‑nous au texte littéraire et que pouvons‑nous en dire pour le partager ? Le questionnement se prolonge sur le plan éthique en interrogeant ce qu’on peut enseigner en cours de littérature, et le rôle social de ce dernier. Vincent Jouve propose ici une enquête serrée qui recoupe des questions fondamentales d’esthétique, de Kant jusqu’aux esthétiques analytiques contemporaines, en se demandant quelle est la spécificité de la littérature. Il offre aussi une discussion riche sur l’invention du sens par la lecture et sur les limites de l’interprétation, en ponctuant ces approches théoriques par de fines analyses textuelles.

2Le texte est ferme et s’avance clairement. La démarche de V. Jouve, précise et scrupuleuse, part des théories existantes en esthétique ou en théorie littéraire. Il donne la parole à Goodman, Danto, Schaeffer ou Genette, et synthétise de façon analytique et accessible leurs apports. En rendant limpide ce qui peut paraître complexe, en engageant vaillamment le dialogue avec les thèses des philosophes pour soupeser le caractère acceptable ou non de leurs positions, cet essai a la vertu de pousser le lecteur à avancer lui‑même ses arguments, et à les fourbir sans se contenter d’entériner l’état actuel de la recherche en esthétique, repensée à nouveaux frais.

Une thèse ferme, originale et polémique

3V. Jouve nous donne l’exemple, lui qui propose tout au long des discussions une réponse, ferme, orientée et polémique à la thèse qu’il développe sous diverses formes : le cours de littérature doit puiser dans les textes ce qu’ils contiennent d’enseignements sur « les virtualités de l’existence » (que des formes riches et variées de l’art littéraire proposent), sur les rapports entre le sujet et le monde, ou entre le sujet et autrui, et sur les connaissances que l’œuvre peut apporter sur l’avenir. Quant à la forme des textes (leur aspect esthétique), elle est au service d’un contenu ; elle est pour l’œuvre ce que le signifiant est au signifié. La forme doit donc être analysée pour confirmer ou orienter l’apport cognitif de l’œuvre, mais la part subjective de l’esthétique, ce qui relève de l’appréciation (« j’aime » ou « je n’aime pas »), ne peut faire l’objet d’un partage social. V. Jouve emprunte à Kant le caractère subjectif du jugement, mais ne pouvant, comme ce dernier, dire que le beau est de jure partagé universellement par tous, il en tire une conclusion radicale : étant donné que le jugement de goût est subjectif, et que tous les sujets humains diffèrent, ce jugement ne pourra faire l’objet d’une discussion objective. Il ne relève donc pas du cours de littérature, n’étant pas du domaine du partageable. Une telle vision ne signifie nullement que l’auteur adopte un point de vue relativiste quant à la valeur de la littérature comme œuvre d’art — et nous verrons pourquoi. Elle signifie plutôt que, dans la réception de l’œuvre littéraire, le temps de la perception esthétique en soi est vu comme une expérience privée, tandis que la réception de l’esthétique, en tant qu’elle modèle des contenus cognitifs propres à l’œuvre, peut faire l’objet d’un accès partagé et discuté.

4On voit que la thèse va à l’encontre de ce que la modernité a valorisé : non seulement à l’encontre de l’émergence du concept de forme, considérée comme en soi et pour soi (qui ne relève de nulle transcendance, fût‑elle purement cognitive), mais aussi à l’encontre du fait que le rapport au goût et au plaisir pur de la réception soit l’une des entrées possibles à une pédagogie de la littérature. Le livre a donc de quoi surprendre. Il peut étonner, scandaliser, ou convaincre. Quoi qu’il en soit, il relève le défi de nous faire réfléchir à notre pratique et à ses contradictions, constatant un état de fait qu’il dévoile et justifie clairement : les études littéraires en France, si elles ne distinguent jamais clairement la forme du fond, ne considèrent la première que dans un rapport ancillaire au sens profond du texte. Nous décillant sur nos propres techniques critiques, l’ouvrage nous fait voir la contradiction dans laquelle nous nous sommes englués : nous utilisons la forme (l’esthétique de l’œuvre) au service du fond dans les explications de textes, alors même que, dans le bain de modernité qui est le nôtre, nous proclamons que la réception imaginaire, sensorielle, émotionnelle et somatique du texte, ne peut être secondaire et subalterne par rapport au contenu cognitif qu’il porte. À partir de là, nous pouvons ou bien justifier notre pratique — c’est ce que fait l’ouvrage, avec doigté —, ou bien la modifier et faire de la réception esthétique un en‑soi partageable (ce que le livre considère comme impossible).

La littérature comme objet d’art

5L’avant‑propos fusionne la question de l’utilité de la littérature et les questions de théorie esthétique : « l’hypothèse de cet essai est qu’on ne peut réfléchir à l’intérêt et à la valeur d’une œuvre littéraire sans prendre en compte son statut d’objet d’art ». C’est donc à travers la théorie esthétique que sera abordée ici la valeur de la littérature.

6À l’orée de son livre, V. Jouve conduit le lecteur à se poser des questions esthétiques essentielles : l’art relève‑t‑il seulement de l’esthétique ? L’esthétique n’est‑elle pas aussi dans la nature ? Et si l’objet d’art est intentionnel, voulu comme tel par l’artiste (non un pur beau naturel), il ne relève pas seulement du beau, mais attire l’attention sur notre usage du monde. Il est prise de conscience (F. Vernier), l’artefact n’étant plus utilitaire mais symbole de lui-même (Goodman). Enfin, et c’est ce qui servira de levier à V. Jouve, que l’art soit défini, selon la philosophie analytique, par ses usages contextuels plus que par des propriétés intrinsèques (Goodman : est art ce qu’une communauté décide de considérer comme tel), ou qu’il soit défini par l’intention de son créateur (Schaeffer, Genette), il ne peut l’être en l’absence de tout jugement de valeur. Il ne suffit donc pas de dire que l’art est intentionnel, non utilitaire, exprimant quelque chose (cf. « Dans la pratique, l’identification d’un artefact comme objet d’art est indissociable d’une évaluation positive », note p. 30). On comprend que la visée poursuivie par V. Jouve n’est pas celle d’un relativisme : il y a de la valeur dans la littérature. Sa spécificité serait peut‑être, à suivre Genette, de pouvoir être définie à la fois comme fiction et/ou comme esthétique (Genette emploie le terme de « diction »).

7Mais plus généralement, aborder la littérature du côté de l’esthétique, c’est donc la considérer du point de vue de la valeur et questionner ce qui est de l’ordre du partageable, même si de gustibus non disputandis. Car si l’œuvre littéraire est définitoirement constituée par un travail formel ou fictionnel, il faut se demander si l’aspect esthétique se laisse saisir. Est-ce dans l’esthétique précisément que réside la valeur ? Est-ce là ce qui fait la spécificité de l’apport de la littérature à la culture ? Comment concilier subjectivisme du jugement de goût et idée de valeur ? Les questions sont d’importance, et l’ouvrage a le mérite d’y faire face.

8Mais ces problématiques se terminent par une volte-face : après avoir insisté sur la littérature comme œuvre d’art, V. Jouve revient au constat que la littérature use du langage, et qu’elle est un système symbolique. C’est une œuvre d’art qui est intrinsèquement signifiante (à la différence de la musique, par exemple). On voit comment se construit la réflexion dans l’ouvrage, toujours entre ces deux tendances, celle du sens et celle de la signification artistique, parce que répondant alternativement à la double postulation du message littéraire. À travers une étude attentive des différentes versions d’un passage de Madame Bovary, V. Jouve montre le poids des connotations qui s’ajoutent à notre lecture de l’œuvre. Le choix d’un mot, dicté par la musicalité, rétroagit sur le sens, ourdissant une image forte, seule capable de traduire cette ambivalence qu’est la lecture. La forme esthétique a eu un impact sur le sens, ou plutôt, elle a contribué à forger le sens du texte.

9On voit donc que le propos de V. Jouve n’est pas de passer la forme sous silence mais de lui faire jouer un rôle dans l’étude signifiante du texte.

Les choix esthétiques vieillissent plus que les contenus

10Voilà qui a de quoi surprendre : V. Jouve affirme dans la suite de l’ouvrage que si les qualités esthétiques d’un livre ont pu être source de plaisir pour les lecteurs contemporains de sa parution, ce n’est pas forcément un gage de séduction pour les lecteurs de l’avenir. Le contenu de l’œuvre est davantage à l’abri d’un vieillissement prématuré. La position paraît étrange pour un amoureux de la littérature. Cependant, que la forme de l’alexandrin racinien nous semble aujourd’hui dépassée, ne signifie pas que l’œuvre ne nous plaise plus, selon V. Jouve. Et si elle continue à le faire, c’est qu’il existe, au‑delà de la séduction esthétique, un intérêt pour le contenu, — dans le cas du théâtre racinien, le conflit entre le moi et le monde, ou entre la règle et le désir. Faut‑il pour autant que le travail de Leo Spitzer sur l’effet de sourdine chez Racine (les pluriels d’atténuation), et sur la forme même de l’écriture, soient sans effet ? Loin de là, car pour V. Jouve, l’effet de sourdine est précisément en accord avec cette question du conflit entre un moi qui se met en sourdine, n’osant laisser libre cours à ses tendances, et un monde qui impose des choix sévères.

11Si étonnante a priori que soit cette position (la forme comme source de plaisir esthétique vieillit mal, seule la forme au service du fond perdure), elle nous oblige à nous interroger : nous arrive‑t‑il de parler d’un texte uniquement pour sa séduction formelle ? Il faut bien reconnaître que la pratique n’est pas si courante, car, lorsque nous faisons ces remarques esthétiques, nous les rattachons la plupart du temps à un effet de sens. Notre pratique ne considère pas l’effet esthétique en soi.

12En revanche, il me paraît plus malaisé d’adhérer complètement à l’idée selon laquelle la forme entre plus rapidement en obsolescence que le contenu. Ne puis-je trouver du plaisir à lire les formes baroques du XVIIème siècle, alors que certaines formes romantiques du XIXème siècle, a priori plus proches de nous, me semblent davantage démodées, quand un autre lecteur aurait le sentiment inverse ?

13Cependant, la réflexion présente l’intérêt de nous pousser à interroger le concept même du vieillissement en littérature. Comment, par exemple, l’œuvre de Balzac peut‑elle plaire dans sa forme à quelques lecteurs d’aujourd’hui, alors que ces mêmes lecteurs ne pourraient souffrir de semblables choix esthétiques à notre époque ? La question s’élargit sur les rapports entre l’appréciation et le contexte historique, et sur le fait que nous puissions aimer une esthétique passée à la condition de la savoir passée. Ce mystère est loin d’être éclairci et le travail de V. Jouve le rend sensible, pointant la possibilité d’une nouvelle recherche.

14A contrario, n’y a‑t‑il pas des sujets qui semblent obsolètes tandis que leur forme reste intéressante ? Pour prendre un exemple qui ne figure pas chez V. Jouve, la question que Beaumarchais pose aux nobles dans Le Mariage de Figaro est sans aucun doute aujourd’hui dépassée (le droit de cuissage des maîtres est hors de notre domaine de pensée, tandis que la question de l’égalité, comme du rapport entre hommes et femmes, reste vive) mais la forme continue à nous plaire et la séduction des dialogues garde toute sa fraîcheur. Peut‑être alors faudrait‑il dire que c’est la capacité allégorique du contenu qui lui permet de perdurer. J’ajouterais encore que les jeux sensoriels de la forme peuvent toucher un soma, et ceux avec les dialogues séduire un psychisme, au‑delà du caractère obsolète des arts poétiques donnés.

La littérature est aussi porteuse de sens mais de sens incarnés, « extravertis », et flottants

15Quittant la question du vieillissement de la forme, l’essai se lance dans un dialogue avec les théoriciens de la construction du sens dans l’acte de lecture. Après l’esthétique, l’interprétation. V. Jouve affirme que c’est le grand attachement à la forme qui a primé dans les deniers temps théoriques, lequel a conduit à considérer le sens comme secondaire. Aussi faut‑il réhabiliter ce dernier. Mais où trouver cette signification ? Faut‑il considérer le contexte de lecture, l’intention de l’auteur, ou bien celle du texte ? L’ouvrage retrace de façon pédagogique les débats ouverts depuis les années 1990, concernant les limites de l’interprétation. Il confronte les positions d’Eco et de Schaeffer, et propose de considérer le sens à partir de l’intention du texte : car le sens manifesté dans celui‑ci est différent de ce que voulait en dire l’auteur, qui, aux prises avec les matériaux langagiers, formels, et poétiques, a exprimé autre chose encore que son intention initiale. La position de V. Jouve rappelle ici celle de Valéry, qui voyait dans le combat contre le matériau l’un des facteurs d’une ascèse créatrice, obligeant à des choix (conscients ou inconscients ?) dépassant les attendus initiaux du poète. Accéder à ce sens n’est pas simple, pourtant, car l’une des caractéristiques de l’œuvre, comme le souligne V. Jouve, est de posséder un sens « extraverti » (selon la formule de Descombes), toujours inscrit dans le factuel et non dans la communication directe par l’idée (ce qui le différencie de la philosophie). Le sens, en littérature, est toujours déjà coulé dans le formel dont il ne peut se détacher.

16L’essai évolue par la suite vers l’acception artistique de la signification, cette fois. Cette acception permet en effet d’expliquer le caractère flottant du sens. La fonction poétique consistant à s’intéresser au message pour lui-même, selon Jakobson, l’ambiguïté grandit de ce retour du message sur lui‑même, car le caractère référentiel du discours n’est plus privilégié. De là viennent la richesse et l’incertitude des sens textuels. « Les modalités de la création artistique expliquent trois caractéristiques majeures du sens littéraire : il est divers ; il n’est pas entièrement conceptualisé ; il éclaire des dimensions de l’être humain » (p. 103). Le fait qu’il ne soit pas entièrement conceptualisé produit cette ouverture remarquable d’un texte qui peut s’éclairer a posteriori de découvertes en sciences humaines, comme s’il anticipait dans un imaginaire factuel ce qui serait théorisé plus tard. Cela justifie notamment que des lectures sociologiques, psychanalytiques, et politiques puissent être opérées sur des textes qui existaient bien avant l’apparition de ces disciplines. C’est cet autre sens, non entièrement conceptualisé, qui explique l’intérêt que nous leur portons aujourd’hui.

17Cela permet à V. Jouve d’appuyer encore l’intérêt que l’on doit à la forme. « Tout texte possède une double dimension : en tant que discours, il est parole sur le monde ; par sa forme, il se donne à lire comme une réalité visuelle et sonore dont le pouvoir expressif va bien au‑delà de la fonction référentielle […] dans le texte littéraire —comme dans tout objet d’art— la forme ne peut être détachée du contenu : elle participe du sens. ». L’auteur met ce principe en application dans le célèbre poème de Nerval, El Desdichado. Plus loin, en partant d’une phrase de Marguerite Duras, l’essai travaille aussi sur la différence entre comprendre un texte et l’interpréter, cette dernière action nécessitant de rendre compte des choix formels et des combinatoires mis en œuvre par le texte.

18Faut‑il pour autant rejeter l’émotion liée à la lecture ? Non, car l’accès au texte se fait aussi par celle‑ci, coloration passionnelle de nos pensées. Mais cette émotion ne renvoie le lecteur qu’à lui‑même, ce n’est pas le moyen d’accès à un partage. Il faut donc distinguer entre l’émotion manifestée (telle tristesse d’un personnage) ou encore exemplifiée par un texte (Goodman appelle « exemplification » l’usage d’une caractéristique de l’objet représenté pour désigner symboliquement la caractéristique en question de façon générale, à l’instar d’une symphonie qui peut exemplifier la tristesse), et l’émotion ressentie par le lecteur. Pour V. Jouve, cette dernière relève de l’expérience privée et ne se partage pas. Pourtant, on peut certainement parler de ses émotions. N’est‑ce pas là la preuve d’un certain partage malgré tout, même s’il ne parvient pas à créer le même sentiment en chacun ? La force d’un œuvre ne réside‑t‑elle pas, précisément, dans la capacité qu’elle aurait à nous immerger en elle, à nous faire partager les circonstances de l’expérience qu’elle propose, et, de là, les réactions que ces circonstances entraînent sur le plan émotionnel ? Rien n’est plus partageable que le privé, nous montre Vincent Descombes dans Les Institutions du sens.

L’œuvre peut plaire sans intéresser et on peut l’aimer sans raison : mais si elle intéresse, elle produit une expérience partageable

19S’intéressant à la valeur, V. Jouve établit une distinction claire entre deux phénomènes. Une œuvre peut nous intéresser sans nous plaire, elle peut nous apprendre quelque chose, sans que nous ne l’aimions, et vice‑versa. Une fois opposés le plaisir et l’intérêt, l’auteur propose une définition de la valeur de l’œuvre d’art : « La valeur artistique n’a en effet rien d’illusoire si on la définit comme “valeur cognitive consécutive au travail formel”.». Et de poursuivre en ajoutant : « il suffit, pour la mesurer, d’identifier les savoirs effectivement inscrits dans l’œuvre —ce qui correspond au travail inlassable et multiséculaire de la critique » (p. 143). Nous notons bien qu’« effectivement inscrits » pourrait être traduit ici par : « tissés dans les configurations formelles ». Au‑delà de nos goûts personnels, la quantité ou l’originalité du savoir inscrit dans l’œuvre est une donnée objective, et qui peut faire l’objet d’une discussion. À travers l’émotion, on accède à un savoir d’autant plus intéressant qu’il sera inédit et/ou essentiel. V. Jouve propose de dire que c’est souvent en intensifiant une expérience existentielle, que la littérature permet d’atteindre à un savoir essentiel, qui nous concerne au-delà du caractère singulier de l’histoire représentée, celle‑ci devenant le signifiant majeur d’une question. Ainsi, Le Procès amène à réfléchir à la violence de la persécution, tandis que les textes de Beckett sont une exemplification intense de la solitude du sujet, allégorisée par l’enfermement. L’intensification est donc, parmi d’autres, un marqueur de la valeur universelle de l’expérience mise en texte. L’originalité de la configuration, quant à elle, est porteuse, outre son pouvoir de séduction, d’une incitation à s’interroger à laquelle le sujet est convié de façon inattendue.

20Dans le dernier volet de son essai, intitulé « Enseigner la littérature », V. Jouve revient sur l’énoncé polémique que nous avons déjà évoqué : il est inutile et inapproprié d’enseigner la littérature par une appréhension fondée sur la satisfaction esthétique, mais il convient au contraire de dénouer la complexité du message ou son caractère ancien (le cas échéant) par un travail sur les significations du texte, sur la pensée et le rapport au monde qu’il traduit. Pédagogiquement, la proclamation est audacieuse et semble incompatible avec le désir de séduire l’auditoire : elle présente l’avantage de la cohérence avec la définition de l’esthétique proposée. V. Jouve pousse jusqu’au bout les corrélats de la conception kantienne d’un beau purement subjectif : si l’esthétique est de réception privée, elle est non partageable ; seule la valeur cognitive peut faire l’objet d’un véritable enseignement parce qu’elle est à la fois objective et inusable. Voilà qui, certes, ne peut laisser indifférent, ni dans le caractère radical de la proposition, ni dans son caractère anti‑intuitif pour un pédagogue. En terminant par une nouvelle analyse de textes, l’auteur de l’essai réitère sa volonté de laisser les associations rêvées, musicales ou étranges des images, à l’expérience intime, au profit d’un travail sur l’ontologie sous‑jacente de l’œuvre. Pour ma part, je ne peux adhérer à l’idée que le rêve ne s’enseigne pas. Car il se pourrait que le cours de littérature soit aussi ce qui développe chez les êtres, non seulement la connaissance de la vie, et le questionnement (comme le pense Jouve), mais aussi des capacités créatrices ou oniriques.

21Quelle que soit la position que le lecteur adopte face aux affirmations et aux hypothèses de l’ouvrage, celui‑ci est incontestablement très dense. Nous faisant passer par nombre de théories esthétiques actuelles, traversant les débats sur l’interprétation qu’entretiennent sémioticiens, pragmatistes et herméneutes, il nous place dans le flot de réflexions riches, variées, en cours de sédimentation, tout en prenant bien soin de les interroger et de prendre clairement position. La force du livre est de stimuler notre réflexion, parce que la pensée nous est offerte, et par une méthode démonstrative et analytique, qui secoue nos habitudes. Le plaisir de se sentir penser s’y adjoint à celui de parcourir et d’analyser des textes littéraires. En outre, l’ouvrage rouvre des débats sur le rapport entre plaisir et réception historique, sur la catégorie de l’émotion, tirant des conclusions cohérentes de la révolution kantienne en matière de sentiment esthétique subjectif, ces conclusions fussent‑elles « hérétiques ». Il propose en outre des hypothèses originales, comme celle de l’intensification de l’expérience par l’œuvre littéraire. C’est un moment fort de réflexion qui permet à chaque lecteur d’affiner sa vision et de devoir s’énoncer à soi-même ses propres présupposés. En ce sens, il est un temps majeur de la réflexion sur l’esthétique et sur la valeur de la littérature.