Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Octobre 2011 (volume 12, numéro 8)
Cécile Toublet

Le rire, jalon libertin de la révolution scientifique du XVIIe siècle

Bruno Roche, Le Rire des libertins dans la première moitié du XVIIe siècle, Paris : Honoré Champion, coll. « Libre pensée et Littérature clandestine », 2011, 624 p., EAN 9782745320926.

 « Ainsi, lorsque les romanciers libertins s’emparent des hypothèses scientifiques sur la nature de l’univers, l’analyse du rire nous permet-elle de préciser ce qui les rapproche des savants de leur temps, et particulièrement des novateurs défendant l’idée d’un monde infini, mais aussi ce qui les en éloigne. D’un certain point de vue, l’histoire comique semble participer à la grande révolution scientifique du dix-septième siècle… »1.

1Éditeur du Voyage de Chapelle et Bachaumont2, membre de la fameuse UMR 5037 du CNRS et du projet dirigé parAntony McKenna et Pierre-François Moreau, Libertinage et philosophie au dix-septième siècle3, Bruno Roche est un critique familier des milieux libertins du Grand Siècle. Il réalise ici de manière plus systématique ce qui était déjà en marche dans ses écrits précédents, une étude de l’articulation du savoir et du rire dans les textes libertins. Ce travail de doctorat s’inscrit bien dans le regain d’intérêt porté par la recherche au libertinage depuis un peu plus d’une décennie : citons seulement, parmi ce foisonnement, les recherches publiées par Jean-Pierre Cavaillé et ses dossiers du Grihl ou encore le récent essai d’Isabelle Moreau4. Alors que chacun s’emploie à redessiner les frontières d’un courant qui a suscité de nombreuses entreprises de définitions depuis Antoine Adam et René Pintard, B. Roche opte pour la posture moderne de Jean-Pierre Cavaillé et s’emploie à résoudre lui aussi la dichotomie traditionnelle entre le libertinage de mœurs et le libertinage érudit.

2À la recherche d’un point d’unité au centre de cet ensemble de textes et d’auteurs très hétérogènes, il observe le problème sous un nouvel angle, celui du rire. De l’abondante production critique sur le sujet, dont l’essai fondamental de Dominique Bertrand qui a dirigé ses travaux5, il tire plusieurs critères comiques dont il montre brillamment qu’ils correspondent aussi à des caractéristiques libertines. Comment justifier cette association ? Si le rire a réputation de rebelle, il est aussi souvent, sous ses atours satiriques, au service d’un renforcement de la norme. B. Roche s’applique à démontrer ses liens avec la subversion libertine et s’appuie en cela sur la solide tradition qui unit le rire à l’athéisme et sur son rejet multiséculaire par les théologiens et par les institutions religieuses, rejet renforcé au lendemain du Concile de Trente. Le libertin rieur n’en est pas pour autant une simple construction des apologètes. Cette théorie, élaborée par Louise Godard de Donville6, a été depuis battue en brèche par les chercheurs qui ont démontré que la posture enjouée des libertins participait à la fois d’une attitude frondeuse à l’égard de la religion et, par voie de conséquence, d’une stratégie de dissimulation face à ses autorités. Pour B. Roche, cette posture enjouée est donc aussi le fait des libertins érudits. C’est là le propre de sa démarche : faire de l’humour une caractéristique de leurs traités. Le second pilier de son habile démonstration se trouve dans les productions comiques de ces mêmes auteurs dont la critique  (Jean Serroy, Michèle Rosselini, Dominique Bertrand, Claudine Nédélec) a prouvé à différentes reprises qu’elles étaient propres à accueillir et à cristalliser les énoncés hétérodoxes. Plus qu’une simple étude thématique, son analyse du rire dans les écrits libertins permet donc de renforcer leur cohésion autour d’une stratégie et d’une poétique commune.

3Par souci d’efficacité et de précision, il concentre son étude sur ce qu’il nomme un « échantillon représentatif » qui s’étend du début des années 1620 au milieu des années 1655 et qui comprend Naudé, La Mothe Le Vayer, Gassendi et les auteurs d’histoires comiques « dont les affinités libertines ont été pointées par la critique » (Théophile de Viau, Sorel, Cyrano, Bouchard, Tristan l’Hermite). Il choisit donc d’exclure les poètes libertins tardifs (Déhénault, Deshoulières, Chaulieu), les auteurs de voyages imaginaires (Veiras, Foigny), Saint-Evremond, Bayle et Fontenelle. La seule exception faite à la borne chronologique qu’il s’est fixée avec le déclin de l’Académie Putéane, est Dassoucy. Fort des approches critiques de ces dernières années, Bruno Roche tient compte de la grande hétérogénéité de son corpus et refuse d’astreindre son étude aux méthodes d’une école : ni sociologique, ni psychologique ou biographique, celle-ci se distingue par un mode d’interprétation souple. Voici les termes de ce pari interprétatif :

Ne jugeant pas accessoire la spécificité formelle des textes, nous devons certes parier sur la pertinence philosophique du travail d’écriture dialogique, poétique ou romanesque, pour examiner comment, en modulant avec toute la fantaisie qu’autorisent les registres comiques, sur les thèses épicuriennes, sceptiques, voire cyniques nourrissant son hétérodoxie, la littérature libertine tient lieu de laboratoire d’une pensée qui ne peut prospérer que dans ce champ à la fois ludique et spéculatif, entre la postulation du jeu et celle de la philosophie7.

4Il s’agit donc pour lui de mettre en évidence les convergences psychologiques, idéologiques et esthétiques qui « circonscriraient le rire libertin au-delà de toutes ses variantes » (p. 36) en identifiant des méthodes argumentatives communes et des épisodes paradigmatiques dans les traités érudits et dans les histoires comiques.

5S’inscrivant contre la séparation entre les « libertins de table » et les « libertins érudits » (p. 36), B. Roche s’emploie d’abord à dessiner une « scénographie du rire libertin », son impact sur la scène sociale et ses répercussions littéraires. La première définition qu’il en donne est celle du katagelos, un rire empreint de mépris qui statue de la supériorité de l’esprit fort sur la naïveté des crédules, privilégiant ainsi un petit nombre de happy few.

6Critique des modèles environnants, le rire libertin est ainsi conçu comme un moment négatif de la pensée. La seconde partie de l’étude (« L’impératif sémiotique. L’intentionnalité du rire libertin ») tend à en dégager l’intentionnalité et en analyse le « sérieux ». Ce rire rationnel joue sur l’extension de la notion de ridicule8 : le libertin, rieur objectif, traque par ce biais la crédulité et les fausses opinions attachées au néoplatonisme, à la scolastique aristotélicienne ou encore à la Providence. Mais si la critique des excès de ces modèles de pensée peut faire l’objet d’un « consensus idéologique », le libertin le dépasse dangereusement  pour ridiculiser les dogmes catholiques eux-mêmes.

7Dès lors, le « comique significatif » des libertins, chargé d’une forte hétérodoxie, implique une stratégie prudentielle. À la suite de Jean-Pierre Cavaillé, B. Roche s’intéresse ainsi dans un troisième temps à la nécessaire dissimulatio des libertins. Après avoir rappelé le contexte de persécutions et de normalisation socio-esthétique qui réduit le rieur au silence, il analyse la facture du masque rhétorique que ce dernier est contraint de porter. C’est désormais l’ironie qui « accomplit l’objectif que se proposait d’atteindre le rire critique et dévastateur, qui singularise la posture libertine » (p. 397). Elle répond à ce que B. Roche appelle cette fois « l’impératif rhétorique » puisqu’elle impose au rire « ses effets de sourdine et sa discipline » (p. 397). Par elle, le libertin, maître de son discours, le dédouble : il peut « chanter la palinodie «  et il « suspend  la croyance dans le discours d’autrui, qu’elle déconstruit dans la connivence avec un lecteur complice ». Liées à l’ironie, les pratiques hypertextuelles et le mélange burlesque viennent accomplir la même opération de dédoublement. B. Roche le démontre très justement par une analyse du Mascurat de Gabriel Naudé9. Or l’ironie, le burlesque ou encore le mélange hypertextuel ne sont pas sans danger pour le discours libertin puisqu’ils affectent très nettement sa compréhension. Le critique parvient à déjouer les pièges de l’équivoque pour révéler au lecteur qu’il existe « un socle philosophique cohérent et orienté par une tendance idéologique, fortement polémique » (p. 394). Tous les substrats philosophiques cités par les textes libertins (sceptiques, épicuriens, ou encore cyniques) sont utilisés dans une perspective nettement antichrétienne, entrainant avec elle une remise en cause plus large de la place de l’individu dans le monde.

8Enfin, après avoir fait le bilan des choses de l’esprit, B. Roche opère une volte-face surprenante et revient à la « table » des libertins. Pour prouver définitivement l’union entre les libertins de mœurs et les libertins érudits, le critique nuance le caractère purement intellectuel et sérieux du rire libertin en envisageant « le pôle positif de l’imagination comique dans ses aspects éthiques, cognitifs et poétiques » (p. 400). Car, s’il est un esprit fort, le libertin n’en est pas moins le jouet des passions : le rire est pour lui une thérapie, diversion volontaire à la mélancolie. B. Roche conclut ainsi sur « l’énergie vitale et créatrice d’écrivains qui, grâce à cette passion forte, ont su poser en regard du monde réel des univers possibles régis par le pur plaisir d’exister » (p. 580).

De la possibilité d’un portrait du libertin

9Le premier mérite du Rire des libertins est le vaste travail de réduction progressive qu’il opère pour parvenir à circonscrire le libertin du premier xviisiècle. Il y avait en effet une gageure à discerner une figure commune au sein d’un groupe d’auteurs si hétérogènes, dont l’identité individuelle a subi, de surcroît, une double déformation infligée par la propagande des autorités de leur siècle et, depuis, par les historiens de la littérature.

Le libertin en aristocrate

10Par l’analyse de son rire, le critique montre que l’identité du libertin évolue au fil des reconfigurations du champ social. Il reprend à son compte la description du personnage comme un esprit fort en apportant l’éclairage d’une notion fondamentale pour son sujet, celle du katagelos qu’il définit comme un rire de lucidité et de supériorité. Tous les auteurs libertins se signalent en effet par une volonté de distinction qui s’exprime sous la forme de la « raillerie blasphématoire » dont Tallemant des Réaux rapporte plusieurs exemples en dressant le portrait de Jacques des Barreaux et du chevalier de Roquelaure10. Les paroles libertines s’apparentent aux chries des cyniques que B. Roche définit comme les « dits de philosophe exprimés en prose, en général brefs et rappelant souvent avec une pointe d’esprit des paroles ou des actes dignes de rester gravés dans les mémoires » (p. 45). Ces pointes comiques sont lancées par le libertin pour « faire le bon compagnon » (p. 49) : en fanfaron, il détourne les formes acceptées de la dérision des institutions, comme le burlesque carnavalesque, au profit de la mise en valeur de la finesse de son esprit. B. Roche donne aussi, suivant sa méthode, l’exemple d’épisodes récurrents dans les histoires comiques :

 Ces scènes topiques, décrites dans les anas ou dans les historiettes, se retrouvent mises en récit, transposées sous la forme d’épisodes paradigmatiques dans les histoires comiques : le rire y apparaît encore comme le signe distinctif du libertin, qui se gausse des impostures et de toutes les formes de crédulité (p. 55).

11C’est dans la confrontation des personnages au surnaturel ou à un amour aveuglant que le rire grinçant du personnage ou du narrateur libertin s’exerce le plus souvent : rappelons le fameux épisode de la visite de Théophile à une possédée au chapitre 3 de sa Première journée où le narrateur offre une relecture railleuse et démystifiante des gesticulations de la jeune femme. B. Roche prend soin de multiplier les exemples de ce rire aristocratique : quelles qu’en soient les variantes, il exprime une capacité de discernement qui distingue le railleur et ceux qui l’entendent, du sot peuple. Pour Gabriel Naudé, le registre comique instaure trois clivages : les parisiens contre les provinciaux, les humanistes contre les penseurs des temps anciens, les hommes de jugement contre les esprits abusés11.

12Or cette « postulation aristocratique » que le libertin affirme par des moyens impies, bien opposés à ceux de l’honnête homme, est symbolique. En réalité, il est pris dans un rapport de soumission à son mécène et « n’occupe que très rarement une position dominante dans le champ social » (p. 9). Dès lors, le rire lui est un moyen de conquérir sa liberté12 comme dans le cas du héros du Page disgracié qui obtient la protection de son maître par ses farces13 : « Il s’agit pour le héros de rire et de faire rire pour dominer ses rivaux, modifier à son profit les systèmes d’alliance et s’imposer en devenant le favori d’un seigneur qui apprécie par-dessus tout d’être agréablement diverti » (p. 101). Devenu Mome, le libertin entraine le lecteur averti dans son affranchissement et façonne une « communauté des rieurs » qui bouleverse la hiérarchie sociale. Cet assujettissement du maître par le rire est marqué dans le récit par le passage de la didacitas, les premiers traits d’esprit, à la cavillatio que Cicéron définit comme un enjouement continu sur l’ensemble du discours14.

13Le libertin se compose donc un ethos jovial, majoritairement railleur, qui entend se distinguer des autres rieurs. A l’en croire, ses moqueries ne seraient pas à confondre avec celles des libelles satiriques qui troublent l’ordre public par l’agitation des passions négatives. La jovialité libertine s’assortirait d’un ethos charitable en rejetant les railleries ad hominem comme une pratique haineuse et blessante. Ce n’est bien évidemment qu’une autre forme d’élitisme : « Dans les écrits libertins, la répartition sociale des rires fait donc apparaître de forts clivages : le rire de l’Autre est généralement associé à la persécution, ou, à l’autre extrémité, à la sottise » (p. 111).

14Or, l’utilisation du ridicule par les libertins pose problème dans le contexte de la normalisation socio-esthétique répandue par les traités de civilité et relayée par la comédie honnête de Pierre Corneille dans les années 163015. Certains semblent rentrer dans le rang, comme Sorel qui défend la possibilité d’un rire moral, susceptible de corriger les vices de ces contemporains. Pour B. Roche, il s’agit d’un écran de fumée car les auteurs d’histoires comiques  « ne croient guère possibles — ni sans doute souhaitables — le progrès et la massification de l’éducation populaire » (p. 219). La fiction comique reflète une anthropologie clivée où le libertin, comme le célèbre Francion, demeure en retrait.

L’éclatement éthique sous le masque

15Cependant la faiblesse de l’esprit fort dans le champ social est bien effective. Comme l’ont fait ses prédécesseurs, B. Roche rappelle les vagues de persécutions que subissent les libertins et les moyens de la répression exercée par les autorités16. La contrainte de la dissimulation leur permet d’affiner un véritable art de rire dont l’auteur détaille les techniques rhétoriques –nous y reviendrons plus tard. La difficulté que nous souhaitons souligner ici réside dans l’identification de la natureréelle des auteurs libertins sous le masque. B. Roche prend soin de les dégager de l’accusation d’hypocrisie souvent portée contre eux par les historiens de la littérature comme Frédéric Lachèvre ou René Pintard. Pour dissimuler la force subversive de son rire, l’auteur libertin peut en effet prendre les traits du sot, du badin ou du moralisateur. Le dernier cas est bien connu : il s’agit des commentaires ajoutés par Sorel à son Francion. L’auteur peut aussi attribuer un ethos libertin au personnel romanesque qui entoure le héros : B. Roche donne l’excellent exemple du page de Tristan l’Hermitequi rencontre sans cesse « de véritables alter ego chargés en quelque sorte de blasphémer à sa place ou d’accomplir des actes libertins, sans que ni le personnage, ni l’auteur ne soient directement impliqués » (p. 225). De plus, les personnages chargés d’énoncés subversifs manquent de crédibilité parce qu’ils sont soient tout bonnement fous, comme Collinet, ou dans un moment d’absence comme Francion en songe. Les personnages libertins sont ainsi caractérisés par une certaine instabilité éthique. L’auteur n’assume jamais directement un ethos libertin ; il peut éventuellement se dessiner en creux grâce à la création de personnages repoussoirs : dans la Première journée de Théophile, le narrateur se défend d’être libertin mais son caractère se construit dans l’opposition aux deux amis qui l’entourent, le pédant Sydias « ivre de latin et de vin » et Clitiphon, « demi-habile », « affranchi aliéné » par l’amour.

16En conclusion, l’auteur libertin se caractérise bien souvent par un mouvement de retrait selon la forme de Vladimir Jankélévitch : « Ironiser […] c’est s’absenter : la conscience impliquée dans le second mouvement de l’ironie transforme la présence en absence »17.

Introspections

17Pour résoudre le problème herméneutique posé par le reflet souvent déformé du libertin dans la société et par les masques qu’il revêt lui-même, B. Roche tient ferme la barre scientifique qu’il s’est fournie, le rire et les thématiques comiques.

18Contrairement à l’opinion reçue et largement diffusée par les apologètes comme le père Garasse, les auteurs libertins ne sont pas des pourceaux d’Epicure. Il est évident que leurs textes accordent une place importante au corps et à ses effets sur l’âme contre la doxa philosophique et religieuse dominante, et ce, sous des dehors souvent provocateurs. Plusieurs interprétations de ce surinvestissement du corps ont été avancées : en premier lieu, le bas corporel est un ressort du burlesque dans la guerre polémique. Il permet de tourner en dérision le sérieux et de rabaisser le spirituel. B. Roche compare, à cet égard, la poésie satyrique d’un Sigogne aux œuvres de Théophile : les deux poètes se rejoignent dans une certaine prédilection pour les thèmes grivois. Au fil de son analyse, le critique démontre pourtant que le premier reste cantonné à l’expression d’une pulsion sexuelle, alors que le second abandonne, dans la dernière partie de ses œuvres, l’expression brutale des pulsions au profit d’une mise en conflit du profane et du spirituel. C’est en effet dans le cadre de leur critique des valeurs de l’Eglise catholique comme du stoïcisme que les libertins s’emploient à rappeler aux purs esprits dogmatiques l’influence incontrôlable de leur corps. Lorsque La Mothe Le Vayer dresse la liste des erreurs des Anciens dans la « Première journée » de L’Hexaméron rustique, il les identifie comme des équivoques provoquées par les pulsions corporelles. Ce sont les fantasmes secrets de la libido dominandi ou erotica qui perturbent l’âme rationnelle et la conduisent au lapsus. En rappelant en toile de fond le modèle freudien du retour du refoulé, B. Roche montre comment les thématiques comiques révèlent l’enchevêtrement du corps et de l’esprit contre l’idéologie dominante.

19Or l’esprit fort lui-même n’échappe pas à cette emprise passionnelle. Il est important de souligner, comme le fait le critique, que si les libertins ne cèdent pas aux pulsions, ils n’en sont pas non plus exempts. Parmi les nombreuses passions qu’ils évoquent dans leurs œuvres, ces derniers accordent une place particulière à la mélancolie, véritable mal du siècle. La Mothe Le Vayer analyse ainsi les rouages pervertis de l’esprit affligé dans sa Prose chagrine :  

Un estomac débauché ne sauroit faire son profit des meilleurs viandes, qu’il corrompt au lieu de les tourner en bonne nourriture : l’esprit chagrin agit de même sur les événements de la vie, dont il augmente sa mauvaise humeur, ne se passant rien de si indifférent, ni même de si favorable, qui ne multiplie ses ennuis. Le vinaigre est le dissolvant des plus belles Perles, & la mélancholie qui tient beaucoup de sa nature, a le pouvoir de convertir le plaisir même en tristesse, et ce qui devrait faire nôtre joie, en de sensibles déplaisirs. Tant il se trouve vrai que l’homme est la mésure de toutes choses, qui deviennent telles qu’il se les représente : & tant il est constant que nos biens, et nos maux, croissent ou multiplient selon nôtre constitution intérieure, & selon que nous voulons les considérer18.

20Passion corporelle s’il en est, la mélancolie est donc souvent évoquée par les libertins comme un état latent, un mal qui les ronge et les incite à trouver remède dans l’écriture comique. Même si elle tend à devenir un topos rhétorique dans le métatexte des histoires comiques19, l’humeur noire des écrivains et le traitement qu’ils se prescrivent sont, pour B. Roche, la source d’une introspection et d’un travail de maîtrise de soi. La Mothe Le Vayer se propose ainsi d’examiner les causes de son chagrin par un exercice rationnel du discours. Démarche que l’on peut rapprocher des fictions comiques à la première ou à la troisième personne qui offrent une relecture distanciée des mésaventures passées, comme dans le cas des Confessions de Jean-Jacques Bouchard : il s’agit de « tempérer, par des effets comiques appuyés, les traumatismes bien réels qu’évoque le récit rétrospectif », (p. 432)20. Parce qu’il est difficile d’isoler l’esprit de l’affect, les libertins font le choix délibéré de la diversion. B. Roche examine la cure envisagée par La Mothe Le Vayer : éviter toute cause de chagrin et charmer l’esprit malade. Selon l’adage courant, les libertins préfèrent le rire aux larmes: « Fasse qui voudra l’Héraclite du siècle : pour moi, j’aime mieux en être le Démocrite, et je veux que les plus importantes affaires de la terre ne me servent plus que de farces », écrit Sorel21. Le Rire des libertins analyse ainsi avec une grande justesse les ressorts de cette diversion qui passe par la mise en fiction des passions négatives et qui s’oppose par anticipation au divertissement pascalien : il ne s’agit pas là d’une fuite mais d’une démarche volontaire. En conclusion, c’est bien en assignant au rire le rôle de régulateur de l’activité passionnelle que les auteurs libertins posent les bases d’une anthropologie positive.

De la possibilité d’une philosophie libertine

Une pensée négative

21Comme nous l’avons précisé plus haut, le rire des libertins est essentiellement critique. Marque de mépris des opinions vulgaires, il se déploie dans le discours polémique sous différents aspects dont B. Roche fait l’inventaire. En effet, nos auteurs se détournent rapidement des manifestations trop bruyantes d’impiété au profit d’un art de rire plus complexe. Le rire populaire comme le rire agressif sont désormais proscrits par la normalisation socio-esthétique22 et le ridicule doit maintenant s’exprimer sous des dehors moins grossiers. Le Rire des libertins offre, au fil de l’énumération des modèles critiqués (néoplatonisme, scolastique, physique aristotélicienne, métaphysique) une analyse textuelle précise de leur subversion par les procédés de l’ironie.

22B. Roche montre ainsi comment les libertins contribuent à un raffinement et à une complexification du burlesque.  Ce dernier ne se limite plus en effet à la flétrissure du spirituel par son association aux réalités corporelles. Il est davantage, comme le définit Claudine Nédélec dans son essai qui fait désormais référence, un procédé d’hybridation du discours23. Dans sa continuité, B. Roche explique comment le texte libertin joue sur les associations discordantes dans le récit logorrhéique de l’héritier des arbres de Dodone dans le Soleil, cas exemplaire de mélange des tons et des registres, d’histoire réelle, de références mythologiques et bibliques24.   

23A cette hybridation s’ajoute l’abondance de formules creuses, marques de la confusion du locuteur. Le discours rationnel et dogmatique fait l’objet d’une parodie constante dans les textes libertins. Au-delà du ridicule dont est couvert le type comique du pédant25, son discours est en effet représenté comme « une mécanique autosuffisante qui tourne à vide », selon la formule très juste de l’auteur p. 172. Latinismes abusifs, néologismes fantaisistes, rhétorique figée plongent l’exposé des pédants dans l’obscurité et en font une coquille vide de sens. Alors que le narrateur ou le personnage peut se laisser abuser, comme Dyrcona dans cet épisode, le lecteur déniaisé est placé en position de surplomb : l’exercice ludique du langage que pratiquent les auteurs libertins jette le soupçon sur toute forme de discours savant.

24Ailleurs, l’auteur libertin adoptera délibérément une hypothèse qu’il sait erronée et la développera jusqu’à l’absurde pour en exposer la fausseté. Dans le songe de Francion, « la thèse du Premier moteur transcendant est poussée jusqu’à l’absurde et tournée en dérision par l’allusion au travail des dieux » (p. 181) : la représentation des tracas quotidiens des dieux vient contredire l’image traditionnelle d’un Premier moteur parfaitement tranquille.

25Enfin, B. Roche met à profit la « scalarisation » de l’ironie, définie par Philippe Hamon comme une « modulation scalaire » du champ sémantique entre le trop et le pas assez26. On en trouve de nombreux exemples dans les Etats et Empires de Cyrano où la défense maladroite du christianisme en sape finalement les fondements : « les preuves censées servir l’apologétique sont émaillées de facéties, toutes plus fantaisistes les unes que les autres » (p. 237). Provoquer le sourire du lecteur à partir d’un discours officiellement apologétique est la première étape du projet démystificateur de l’auteur libertin. Ailleurs, l’argumentaire est au contraire excessif et se caractérise par une disproportion entre la masse textuelle et la ténuité de la pensée27.

26Cette vaste entreprise de déconstruction des modèles orthodoxes par le rire s’illustre particulièrement bien dans la pratique de l’éloge paradoxal que le chercheur ne manque pas d’aborder en prenant notamment l’exemple du quatrième des Dialogues faits à l’imitation des anciens de La Mothe Le Vayer. Dans cet éloge de l’âne, la « déliaison de la parole et de la vérité » (p. 292)  peut être rapprochée de la démarche sceptique28 : le rire tend à évider les dogmes chrétiens et suspendre la crédulité du lecteur. Il invite à rejeter les apparences : « L’imagination est une faculté cognitive qui, à condition d’admettre le caractère seulement probable des hypothèses auxquelles elle aboutit, peut jouer un rôle moteur dans notre appréhension de l’univers et de la réalité » (p. 537).

Les écueils du scepticisme

27Les procédés de l’ironie et l’hybridation des références hypertextuelles peuvent être considérés comme la clef de l’écriture libertine. Ils permettent au philosophe de libérer la spéculation philosophique. Tel est le but de l’emploi récurrent du zeugma : en associant des réalités de nature différente entre elles (les règnes du vivant, les hommes et les dieux…), il nivelle les hiérarchies et provoque une reconfiguration du savoir humain. De même, l’interpénétration des registres du sérieux et du grotesque, que Jean Lafond nomme le « spoudogeloion, le sérieux comique »29, conduit à une instabilité sémantique du discours. Cette versatilité du sens est enfin accrue par la superposition ludique de ce qu’Olivier Bloch puis Jean-Charles Darmon ont appelé des « philosophèmes », c’est-à-dire des fragments de philosophies antiques30. Si le libertin prévient ainsi son lecteur contre l’emprisonnement de l’esprit dans tout système de pensée, il n’en met pas moins en péril la cohérence de son texte. Nombreux critiques ont ainsi été égarés par ce « renversement perpétuel du pour au contre » (p. 329). Le lecteur pourrait bien être pétrifié par le doute que le texte a fait naître en lui, d’autant plus que le libertin refuse de se poser en guide interprétatif. Le Rire des libertins pointe, à juste titre, la suspension d’une identité philosophique assignable à certains auteurs qui font l’objet d’interprétations souvent contradictoires. Les libertins pratiquent l’aposiopèse : par opposition avec le mode de connaissance allégorique, ils suggèrent des analogies sans prendre le risque d’aller jusqu’au bout des conclusions impliquées par celles-ci. B. Roche parle aussi de syllogisme incomplet. Les « procédures de la communication ironique » (p. 377) semblent ainsi conduire le texte libertin à une forme d’autodestruction.

Une « anthropologie positive »

28Ce problème herméneutique, posé à plusieurs reprises par la critique récente, B. Roche en trouve la solution dans son objet de recherche, le rire. L’éclecticisme des libertins ne serait qu’une apparence : ils se rassemblent en réalité autour des « philosophies qui ont conféré au rire un rôle fonctionnel, critique ou éthique, comme le scepticisme, le cynisme ou l’épicurisme » (p. 576). Cela lui permet de dépasser la compréhension du libertinage comme une pensée exclusivement négative : au-delà de la critique des modèles préétablis, le courant dessine une voie possible, celle de l’ « ataraxie joviale », « pendant profane de l’état de grâce pour les chrétiens » (p. 578). Les textes libertins « fondent à partir des effets positifs des passions une nouvelle anthropologie, matérialiste » (p. 457). Au-delà des fictions comiques où la célébration des plaisirs du corps est omniprésente, les textes érudits participent eux aussi d’une « poésie à la fois cosmique et comique, empruntant à tous les domaines de la nature » (p. 482), comme le « Banquet sceptique » de La Mothe Le Vayer, hymne à l’universalité du désir31. B. Roche pousse son analyse jusqu’à poser l’existence d’une utopie libertine qui s’élaborerait en contrepoint du modèle pastoral. Il s’appuie pour cela sur le traitement favorable accordé à l’utopie d’Hortensius, promu roi de Pologne au livre XI du Francion, sur l’âge d’or retrouvé par Cyrano dans sa Lettre sur la campagne ou sur les « riantes campagnes » qui accueillent les philosophes des Dialogues de La Mothe Le Vayer. L’enjouement est le signe d’une acceptation du relatif après que le rire moqueur a fait table rase des tabous.

De la possibilité d’un genre libertin

Enjeux d’une poétique comique

29Source d’une anthropologie positive, le rire est aussi, pour B. Roche, le point unificateur de la poétique libertine. Le critique exploite, dans la lignée des recherches de Fausta Garavini sur l’œuvre de Sorel32, la richesse de la notion de jeu pour accorder l’« épistémologie du probabilior » libertine (p. 528) et l’inventivité romanesque des histoires comiques.  Quelles sont les possibilités ouvertes par cette écriture ludique ?  

30Dans l’épisode des alouettes rôties des États et Empires de la Lune33, l’ironie finit par s’effacer devant ce que le critique appelle la « satisfaction immédiate du désir» : un vœu suffit au narrateur pour réaliser son fantasme alimentaire. L’auteur soulignerait, par la représentation d’un monde renversé, « la puissance performative d’une parole libérée de son impératif de pertinence » (p. 522). S’opère ainsi un rapprochement entre la logique ludique des écrits comiques et la logique onirique. B. Roche se place à cet égard sous l’autorité de Bergson :

 « Mais si l’illusion comique est la logique des songes, on peut s’attendre à retrouver dans la logique du risible les diverses particularités de la logique du rêve. Ici encore va se vérifier la loi que nous connaissons bien : une forme du risible étant donnée, d’autres formes, qui ne contiennent pas le même fond comique, deviennent risibles par leur ressemblance avec la première. Il est aisé de voir, en effet, que tout un jeu d’idées pourra nous amuser, pourvu qu’il nous rappelle, de près ou de loin, les jeux du rêve »34.

31C’est donc par un retour aux origines corporelles du rire que B. Roche parvient à cerner l’esthétique libertine. Il intègre ainsi toute la fécondité de l’élan vital qu’il constitue pour Rabelais selon Bakhtine sans toutefois en appliquer aveuglément les conclusions. L’étude des implications corporelles du rire lui permet surtout de mettre en valeur la notion centrale d’imagination dans la définition d’une esthétique qui se démarque de la mimèsis classique. Reprenant les écrits de La Mothe Le Vayer comme de Gassendi, il rappelle que, pour les libertins, toutes nos idées proviennent de la perception : les idées-images s’enchaînent à partir d’une première idée adventice. Notre imagination, ou fantaisie, se développe donc à partir de ce que nous percevons :

 C’est qu’en compilant et en ajustant des images ou des séquences discursives ou narratives, souvent mais pas exclusivement empruntées aux Anciens, les Auteurs jouent avec les idées adventices, par composition, ampliation, diminution, ou transport. Au prix d’un écart lucide et conscient, revendiqué et calculé, qui est le propre de l’attitude humoristique, ils assurent le passage de la mimèsis à la phantasia, c’est-à-dire que, par le biais d’une poétique combinatoire et jubilatoire, ils construisent un système de signes leur permettant d’exposer en les médiatisant leurs pensées et leurs rêveries non-conformistes. (p. 551)

32D’un point de vue méthodologique, B. Roche trouve ainsi la solution au problème de la réception des écrits libertins dans leur difficulté de lecture même : caractérisés par un usage créatif de l’imagination, lieu de l’union entre le corps et l’esprit, ils mettent en place une esthétique dialogique, fondée sur l’ouverture et l’abondance.

Contradictions génériques

33Reste néanmoins à rappeler les limites de cette « énergie vitale et créatrice » (p. 580). L’ambition des libertins est condamnée à l’échec par ses contradictions internes comme en témoigne la place ambiguë qu’ils accordent au lecteur. Le critique prend l’exemple du cercle étroit de la conteuse de Larissa, nouvelle de Théophile écrite en latin : « Fondée sur la connivence, elle s’adresse a priori à un auditoire restreint et prédisposé qui ne demande qu’à s’élargir pour communier autour des mêmes valeurs » (p. 245). Le cercle comique est-il réellement amené à s’étendre ? L’ensemble des procédés de déstabilisation du lecteur, le retrait auctorial inhérent à l’ironie produisent bien évidemment l’effet inverse à la tendance propagatrice du rire. Au xviie siècle comme aujourd’hui, les écrits libertins s’adressent à un public avisé qui peine à s’étoffer sans l’aide de l’herméneute.

34Forts de ce constat, nous ne pouvons que saluer l’entreprise de Bruno Roche qui se signale par une réelle volonté de clarté à la fois dans l’analyse de détail et dans l’effort de synthèse qu’il propose. Son essai répond avec succès à un projet ambitieux et propose une thèse novatrice, nourrie des avancées de la recherche contemporaine en matière de libertinage. Il démontre aussi brillamment le bénéfice intellectuel que nous avons à tirer de l’étude croisée de la fiction et de la philosophie à l’âge classique.