Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Avril 2009 (volume 10, numéro 4)
Christophe Premat

Défense et illustration de la pensée des langues

Henri Meschonnic, Dans le bois de la langue, Paris : Éditions Laurence Teper, 2008, 546 p., EAN 9782916010151.

1Henri Meschonnic réaffirme avec vigueur dans cet ouvrage la thèse selon laquelle la poétique est un art, une création continuée qu´il s´agit d´analyser en tant que telle car elle ne s´épuise pas dans l´étude de la relation entre les signes et les sons. Nous pensons à travers la poétique, nous utilisons le langage en tant que système des signes sans pour autant réduire la diversité des langues à cette complexité. Henri Meschonnic propose une véritable politique de la langue passant par une nouvelle théorie du langage. Penser n´est pas savoir ni connaître, c´est un véritable art permettant de créer à partir de la langue. L´auteur commence par se fâcher avec les linguistes : « La poétique est d´abord l´analyse du fonctionnement des œuvres littéraires, et elle le reste. Mais en même temps elle est amenée à se développer de l´intérieur en théorie du langage, en anthropologie historique et politique du langage, c´est-à-dire à faire reconnaître que la pensée de la littérature et de l´art est indispensable à une pensée du langage en général »1. Elle n´est pas simple entreprise de déconstruction dégénérant en jeu verbal, mais elle traite des confusions de sens, comme celle relative à l´opposition entre identité et altérité dans la tradition politique occidentale. Les confusions deviennent des référents imaginaires sur lesquels naissent des idéologies fascistes et autoritaires (rejet de l´autre, formes recomposées de nationalismes…). La poétique est liée profondément à l´éthique (manière de se comporter) et à la politique, elle refuse l´autonomisation des sphères du langage. La poétique est une critique de l´esthétique devenue détachée et seule réflexion sur la beauté et l´art (musées). Henri Meschonnic pense la poétique comme activité de création et de transformation du monde. De ce point de vue, elle est indissociable d´une politique du rythme.

2Les catégories temporelles sont relatives, l´auteur partant d´une autre définition de la modernité : « je définis la modernité comme une activité indéfiniment continuée sur le présent. De ce point de vue, une œuvre d´il y a longtemps peut rester moderne et des idées ou des œuvres d´il y a vingt ans tout à fait mortes »2. La modernité n´est pas liée à la mode passagère et fluctuante mais à l´étonnante résonnance de l´œuvre dans le présent. La poétique est question de rythme, c´est-à-dire qu´elle est liée aux modalités d´organisation de la parole du sujet. Le rythme ne se limite pas à la cadence phonique. « Mais si le rythme est l´organisation du mouvement d´un discours par un sujet, avec son accompagnement prosodique, sa signifiance, on peut appeler oral le mode de signifier caractérisé par un primat du rythme et de la prosodie dans le mouvement du sens »3. L´oralité est le mode sous lequel la parole est subjectivée. L´analyse du rythme revient également à réévaluer le statut du signe, elle modifie la manière dont les catégories et les notions ont été construites. C´est au cœur du langage que l´étude du rythme intervient. Henri Meschonnic répond d´ailleurs aux objections de Pierre Sauvanet4 faites sur sa lecture d´Héraclite : la notion de rythme ne se limite pas à la métrique, elle est fondamentalement saisie du mouvement et est en cela liée à la poétique, l´éthique et la politique. La théorie du langage doit être refondée. « Il s´agit de penser le rythme, de penser que le rythme est le Logos. Par quoi penser le rythme est une éthique, l´éthique de la théorie du langage »5. En d´autres termes, la théorie du langage ne s´arrête pas à des considérations savantes sur les langues et leurs origines, elle questionne les catégories figées. De nombreuses théories se sont fondées sur de la langue de bois, c´est-à-dire des conceptions réductrices évoquant le génie de la langue sans percevoir cette profondeur du rythme. « Le langage grouille d´éléments idéologiques, parce que nul ne peut effacer, malgré les efforts de science — que divers scientismes inversent encore, à leur insu, en idéologisation — les rapports entre langue, peuple, nation, ou vision du monde »6. La poétique est un chemin critique du langage utilisé dans les sciences humaines, reliant l´éthique et la politique, elle décloisonne en fin de compte les théories du langage et prend le rythme comme fil conducteur. « Il s´agit de la langue de bois. De ce bois dont on a plein la bouche, au point qu´on ne sait plus s´il est en nous et que nous devenons de bois, ou si nous sommes perdus dans la langue comme au fond d´un bois. Il importe donc de s´y reconnaître »7. Le rythme nous sort du bois de la langue, de ces significations figées qui guettent l´entreprise de catégorisation au sein du langage. Le bois de la langue fait penser aux « mots gelés » rabelaisiens8, c´est-à-dire à cette parole vivante se mouvant et étant sans cesse enfermée dans des discours souvent vides de sens.

3La théorie du langage nous invite à penser les diverses pulsations associées à chaque langue et à comprendre la relation entre le pouvoir et le langage. La langue de bois désigne le langage dépossédé de ses vertus et de sa subjectivation car tout est construit et figé par l´idéologie. Le langage réduit à une économie de signes, c´est de la langue de bois. Le langage réduit à une compréhension d´outils, c´est de la langue de bois. Il s´agit de sortir à la fois d´une instrumentalisation linguistique et d´une théologie du signe. Le projet encyclopédique a été détourné de son sens puisqu´il fallait savoir pour pouvoir alors que l´encyclopédie peut être également vue comme un projet d´élargissement des perceptions de ce savoir. L´encyclopédie est un humanisme que s´il existe un rapport éthique au savoir, une attitude ou une posture subjective assumée visant à éliminer dès le départ toute forme de réductionnisme.

4L´auteur montre qu´il existe un malentendu important sur la notion de diversité des langues ou plutôt une mésentente9 au sens de Jacques Rancière sur le mythe de Babel. La diversité des langues est vue comme une perte de l´unité première et comme une punition divine10. Lorsqu´on réfléchit sur les langues, on est déjà dans du langage, c´est-à-dire dans un domaine métalinguistique : « la recherche de la cohérence et de l´historicité dans la pensée montre que l´ennemi majeur de la pensée, c´est l´éclectisme, comme compensation faible à l´hétérogénéité des catégories de la Raison héritée des Lumières, qui fonde encore nos disciplines universitaires »11. Dans la nouvelle pensée du langage prônée par Meschonnic, il nous incombe de comprendre les effets poétiques et politiques du rapport entre la langue et la culture. La langue ne se réduit pas à la linguistique, elle porte en elle une historicité et des valeurs12. L´auteur milite pour un enseignement créatif des langues, une théorie du langage ouverte à la poétique, l´histoire et à l´herméneutique. La spécialisation technique des activités linguistiques est contraire à l´étude de la rythmique comme organisation de la parole. L´ouvrage continue sur l´idée d´un manifeste des langues reposant sur des propositions élémentaires : « la défense des langues n´est pas dans la pensée de la langue, mais dans le lien qui en fait encore l´utopie de la pensée du langage, le lien entre langage, art, éthique et politique comme théorie d´ensemble »13. L´enjeu est d´adopter une déclaration universelles des droits des langues et des cultures et de lutter contre une approche scientiste de la théorie du langage.

5La langue est à étudier en relation avec la littérature, elle n´est pas à séparer d´un corpus ou elle devient l´étude d´opérations linguistiques. L´auteur s´inscrit contre ce réductionnisme qui nie la dimension culturelle de la langue. La langue est un projet politique, en témoignent les langues modifiées par la politique : l´exemple d´Atatürk en Turquie est assez révélateur de ce point de vue, Meschonnic s´appuyant plutôt sur l´édit de Villers-Cotterêts de 1539 en France répondant à un travail de centralisation du pouvoir politique luttant contre la dispersion des langues et des féodalités14.

6Le partage entre langue maternelle / langues étrangères n´est pas fondé, il s´agit d´un préjugé solidifié par l´histoire. « D´abord, la différence empiriquement et apparemment radicale entre langue maternelle et langue étrangère tend à s´estomper, et en ce sens, contrairement au cliché heideggérien en vigueur, l´acteur-agi du poème n´habite pas sa langue. N´est pas chez lui dans sa langue, de naissance. Il est en chemin, et la langue aussi est en chemin. Tous deux sont un seul signifiant errant »15. Une conception qui va à l´encontre des présupposés du prix Nobel de littérature 2008, Jean-Marie Gustave Le Clézio, qui saisissait la langue comme son seul repère fixe. La langue se meut, elle évolue et produit des signifiants nouveaux selon l´histoire et la politique. Même les positions de Jacques Derrida dans Le monolinguisme de l´autre reprennent en filigrane les clichés heideggériens d´une demeure de la langue et d´un habiter poétiquement premier16. L´altérité n´est pas radicale avec une langue impénétrable, l´altérité et l´identité ne sont pas clivées initialement. La politique de la langue de Meschonnic attaque toutes les formes de langue de bois provenant d´un héritage heideggérien d´essentialisation de la langue.

7La politique de la langue se doit d´affronter la manière dont les langues de bois ont créé des oppositions rigides en oubliant la dimension poétique. Il faut pour cela s´attaquer au mythe de l´origine des langues et de l´opposition entre nature et culture. « Ainsi la pluralité des langues est liée à la question de l´unité de l´humanité, au mythe de Babel : de la pluralité des langues comme origine de l´incompréhension et des guerres »17. L´origine du langage se dérobe sans cesse malgré les tentatives fortes et historiques de conceptualisation (passage du cri à la parole et construction sociale via la création langagière). L´origine des langues  nous amène à des questions théologico-politiques. La politique de la langue invite à penser les langues comme des œuvres humaines débarrassées des conceptions théologico-politiques. L´origine des langues traduit en réalité la manière dont nous réfléchissons au fonctionnement des langues et l´illusion de vouloir trouver une origine première. En d´autres termes, la politique de la langue invite à penser la multiplicité de manière radicale.

8La théorie du langage à laquelle Henri Meschonnic se réfère doit casser le bois de la langue et toutes ces oppositions factices héritées d´une volonté d´essentialiser la langue. Il s´agit de retrouver un accès à la vitalité de la langue comme l´ont fait d´une certaine manière Humboldt, Benveniste et Saussure. Pour cela, la langue doit être étudiée dans sa relation à la littérature et à la politique. Il importe de ne plus considérer la langue sous un angle technique et instrumental (linguistique), mais de la relier à la poétique. Retrouver la force créatrice de la langue implique de la resituer au sein d´un contexte culturel. Le livre de Meschonnic est bel et bien un manifeste de la diversité des langues ne cédant jamais à l´illusion unitaire et réductrice tentant de fonder une explication pseudo-rationnelle à cette multiplicité. Débarrassons la langue du théologico-politique et attachons-nous à étudier la poétique pour entendre ce qui se dit.

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