Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Décembre 2008 (volume 9, numéro 11)
Florian Pennanech

Céline Michon Richard

Jean-Pierre Richard, Nausée de Céline Lagrasse : Éditions Verdier, coll. « Verdier Poche », 2008, 88 p., EAN 9782864325239 ; Chemins de Michon, Lagrasse : Éditions Verdier, coll. « Verdier Poche », 2008, 91 p., EAN : 9782864325390.

1La remarquable collection « Verdier Poche », dont de nombreux volumes sont de nature à susciter un vif intérêt chez les littéraires, vient de rééditer le Nausée de Céline  de Jean-Pierre Richard et de procurer, avec Chemins de Michon, un recueil de textes issus de diverses publications, notamment des chapitres consacrés au romancier dans L’État des choses, Terrains de lecture et Quatre lectures1, ouvrages bien connus des lecteurs de Jean-Pierre Richard.

2Considérer ces deux monographies simultanément présente ainsi l’intérêt de nous permettre une comparaison entre des textes fort éloignés dans le temps. Rappelons en effet que si Nausée de Céline a été publié sous la forme d’une mince plaquette chez Fata Morgana en 1973, il s’agit à l’origine d’un article paru dans La Nouvelle Revue Française en 1962, c’est-à-dire huit ans après le premier essai de Jean-Pierre Richard, Littérature et Sensation, c’est-à-dire encore un an après la publication de L’Univers imaginaire de Mallarmé, de sorte que l’on est en droit de considérer que ce texte correspond au premier Jean-Pierre Richard.

3Les textes sur Michon, qui s’étendent de 1990 à 2007, correspondent pour leur part à une période postérieure au tournant que constitue le diptyque des Microlectures2, qui tend à infléchir de façon sensible la méthode du critique, sans pourtant remettre en cause les présupposés qui déterminent sa pratique, conditionnent ses résultats et façonnent son écriture. C’est précisément la rémanence de quelques postulats fondamentaux qui se traduisent par un certain nombre de traits propres à constituer une véritable poétique du texte critique que l’on aimerait ici envisager à partir de ce rapprochement de textes dont il va de soi que les objets, Céline et Michon, ne sont ici réunis, pour ce qui les concerne, qu’en vertu d’une simple contingence éditoriale.

4Les deux volumes semblent afficher une certaine disparate, mais il n’est guère difficile d’en marquer les articulations. Nausée de Céline comporte trois parties correspondant à l’article de la NRF — une description de la nausée célinienne, une étude des différentes réactions qu’elle engendre, et enfin une interprétation de l’antisémitisme comme remède à la nausée — et trois annexes, intitulées « Lieux du corps », « Le jardin des supplices » et « Le métro et l’écriture ». Ces trois microlectures (dont seules les deux premières sont reliées par une transition explicite) multiplient les renvois à l’étude qui les précède, et reprennent en outre dans leur succession un dispositif à trois termes (l’homme, le monde, l’écriture) dont on va voir qu’il scande continûment le propos de Jean-Pierre Richard.

5Le volume consacré à Pierre Michon semble devoir s’organiser à partir de l’opposition entre le grand et le petit : après un court texte intitulé « Une autolégende » qui tient lieu d’introduction et permet au critique de situer son lien personnel à l’œuvre qu’il commente dans les pages suivantes, deux études sur les Vies—- la première, « Servitude et grandeur du minuscule » offrant une lecture globale des Vies minuscules, la seconde, « Arles 1888-1889 », se concentrant sur la Vie de Joseph Roulin — encadrent deux analyses, « Pour un Rimbaud » et « Devenir Goya », qui s’efforcent de caractériser le rapport de Michon au poète et au peintre tels que le dessine Rimbaud le fils et le chapitre « Dieu ne finit pas » de Maîtres et Serviteurs.

6S’il faut trouver une unité à ces études, ce sera évidemment à partir de l’unité que le commentateur met au jour (ou construit) en interprétant les œuvres. Le discours de la critique thématique est toujours, comme le notait le critique dès son Mallarmé3, « de l’ordre d’un parcours ». En effet, il n’y a pas à proprement parler d’« interprétation » chez Jean-Pierre Richard, si l’on entend par là la mise en équivalence du texte critiqué avec un hypertexte forgé par le critique, autrement dit la substitution d’un texte à un autre. Cette critique tient davantage de ce que son plus célèbre représentant appelait naguère une « description compréhensive4 » (en ce sens, il est possible d’en rendre compte en recourant aux outils forgés par la poétique de la description). Comme tout commentaire, comme toute émanation de ce que Michel Charles appelle l’« idéologie du texte », les études recueillies dans ces deux volumes sont fondées sur le double postulat de l’unité et de la cohérence des objets qu’elles se donnent. Ces postulats sont ici d’autant plus prégnants qu’ils sont adossés à une ontologie de l’œuvre littéraire, d’inspiration romantique, et de type organiciste. La « description compréhensive » consistera donc à vérifier cette unité et cette cohérence, à chercher à valider sur pièces le modèle sous-jacent. C’est ainsi qu’il faut comprendre le fonctionnement de la critique thématique qui, à partir des œuvres, crée des classes d’objets (il faudrait ici, pour une analyse approfondie, emprunter nos outils à la sémantique) et procède par balayage des occurrences de chacune de ces classes. Le but de l’écriture critique n’est donc pas ici de nommer un sens, mais d’offrir le spectacle d’une cohérence.

7Les parcours ainsi définis peuvent être de plusieurs ordres, et l’on propose d’abord de les restituer. Dans la première partie de l’étude sur Céline, l’on retrouve l’organisation traditionnelle du discours de Jean-Pierre Richard, à ceci près qu’il s’agit de la seule monographie de Jean-Pierre Richard qui ne se propose pas de saturer le réseau de l’œuvre, mais d’explorer un thème unique, de proposer un fragment de ce qui aurait pu être une étude à visée totalisante sur le « paysage » célinien.

8Ainsi la nausée surgit-elle à la page 20 du Voyage pour Céline, son personnage, son lecteur, de la même façon qu’à la première page de l’étude qui lui est consacrée. Le parcours s’engage alors d’abord par phénomène que l’on retrouve en permanence sous la plume de Jean-Pierre Richard et plus largement de l’ensemble des thématiciens, bien qu’il reste toujours implicite voire impensé, et qui associe métonymie et métaphore, ou plutôt transforme tout métonymie en métaphore. En effet, le critique remonte de l’objet (la nausée) à sa cause (la viande), et lui prédique les mêmes propriétés, « tripaille, mollesse, fondamentale lâcheté », « anarchie ruisselante » (p. 8), transformant le rapport de cause à effet en rapport d’analogie. Lesdites propriétés sont alors universalisées pour caractériser ce qu’il est convenu d’appeler une vision du monde, et que le critique désigne ici comme une « rêverie » qui privilégie « les éléments les plus secrets et les plus flasques » (p. 9). La nausée est, de la sorte, un objet pour ainsi dire rentable dans l’économie du discours critique : en dépit du caractère concret de ce qu’il dénote, il présente une capacité d’abstraction et donc une remarquable plasticité qui permet d’en faire un principe organisateur, un opérateur d’unité, un « schème » dirait Richard, et de transférer ses propriétés à d’autres objets bien plus traditionnels, à savoir le moi, le monde, et bientôt l’écriture. C’est donc un autre trope qui apparaît ici, la synecdoque : la nausée est la « maladie du corps célinien », or le corps est « une figure du monde même », moyennant quoi l’ensemble du monde est frappé par la maladie du « manque de tenue » (p. 9).

9Toutefois le parcours ne passe pas obligatoirement par des relations sémantiques aussi identifiables. Si l’analogie reste toujours le moteur de la progression, celle-ci peut prendre des allures plus désinvoltes. Le parcours s’organise alors selon de simples catégories spatio-temporelles : ce qui est vrai « ici » (sur le front) se vérifie « ailleurs » (à Fort-Gono), l’espace de la diégèse se confondant avec la surface du livre ; ou bien : certain motif se rencontre « parfois » (la moisissure), « parfois » c’est un autre (la glaire). Si le critique paraît alors ne faire que digresser de façon aléatoire, c’est précisément que sa conception du texte littéraire se fonde sur le refus de l’aléatoire. Le repérage des thèmes constituant l’œuvre en totalité organique, leur inventaire peut sembler progresser au petit bonheur : on se retrouve toujours, comme dirait Albertine.

10L’étude de l’épisode africain permet en outre de poursuivre le jeu de l’hypallage généralisé, en, passant du monde au moi. Retrouvant ici le principe central de la critique selon Georges Poulet, la quête du « point de départ », Jean-Pierre Richard décrit la « situation originelle » (p. 11) de Céline, et formule ainsi la teneur de cet élément séminal où l’œuvre semble inscrite in nucleo : « Tout part […] d’un manque de conviction des enveloppes » (p. 12). S’ensuit une étude minutieuse du « débraillé », thème (désigné, comme souvent, par un participe substantivé, car le thème chez Richard désigne davantage le processus que son résultat) qui aboutit à y trouver « l’épiphanie d’une vérité » (p. 14), tant s’y relève l’authenticité des êtres. Un jeu d’opposition entre deux motifs permet de passer au motif de l’enveloppe résistante, sans pourtant délaisser le schème général, puisque ce motif permet d’envisager le thème de l’« excrétion » (p. 15). « Poisse », « glaire » et « mucosités » seront par suite les métonymes via les « canaux d’évacuation » (p.18) du motif de la « diarrhée », à son tour synecdoque de « la débâcle où l’univers entier est emporté » (p. 18). Repassant de l’objet à une de ses propriétés, Jean-Pierre Richard souligne le rôle de l’odeur chez Céline, ce qui lui permet d’observer (ou de construire) la constance de l’association de la nausée à l’agressivité : « le plus écœurant s’identifie aussi au plus hostile » (p. 20). Cette combinaison permet ainsi d’étudier « l’homme célinien » dans son pourrissement, et notamment cet état intermédiaire que constitue le « déchet » (p. 21), motif qui permet de passer ensuite à la caractérisation, sur le même modèle, de la « ville », puis de la « lisière africaine » (p. 24).

11On perçoit dans cette étude le parallélisme permanent que le critique prête sans doute à son auteur, et qui se retrouve pourtant dans chacun de ses essais : la « déconfiture de l’objet » accompagne la « déliquescence du moi » (p. 27), l’objet pouvant s’identifier au monde, le moi du personnage à celui de l’auteur, pour retrouver ainsi, à tous les niveaux, une configuration identique. Les critiques qui ne partageraient pas les présupposés de Jean-Pierre Richard seraient sans doute amenés ici à se demander dans quelle mesure les résultats ne sont pas directement dépendants de la démarche, si le parcours ici indiqué n’est pas commandé par la pulsion analogique de l’herméneute.

12Les parcours sont de nature quelque peu différente dans le volume de textes consacrés à Michon. La critique de Jean-Pierre Richard se veut, à partir des années 1990, plus « buissonnière », et si l’on peut considérer que la démarche procède toujours de présupposés similaires, on relève une volonté de parcourir l’œuvre telle qu’elle s’offre, en renonçant à toute recherche d’un ordre « profond » ou « caché ». Une telle évolution (qui n’est jamais qu’une des innombrables versions du « retour du texte » qui ponctue régulièrement l’histoire de la critique) est sensible dès le titre, Chemins de Michon, qui programme, sinon un authentique changement de méthode, du moins une aggravation du motif de la non-intervention du commentateur sur le texte censé exister indépendamment de et antérieurement à lui : le critique ne va pas frayer ses propres voies mais se contenter d’emprunter celles que l’auteur aura lui-même tracées, d’accompagner le mouvement de l’œuvre. Il n’en demeure pas moins que le critique ne renonce pas à trouver une unité, et que celle-ci semble pouvoir se construire à partir de la notion de « devenir-écrivain », qui circule dans les différents textes du volume.

13Ainsi lorsque Jean-Pierre Richard entreprend d’examiner les « huit mini-biographies » (p. 10) des Vies minuscules, commence-t-il par concéder que, par rapport à celles du narrateur, ces vies sont dans une relation de contiguïté, avant de poser qu’elles sont plus fondamentalement dans un rapport d’analogie : « Métaphores, légendes presque autant que métonymies » (p. 10). De sorte qu’ici comme ailleurs, les fragments se recueillent en une seule totalité diffractée, une « sorte d’autobiographie oblique et éclatée ». La critique thématique trouve (ou construit) ici un bon objet, dont la diversité se laisse aisément réduire à l’unité. Et la quête de cette unité s’identifie à la quête d’une origine : une « vie minuscule » n’est pas simplement une existence, mais une « vie » promue à la dignité du romanesque, et c’est de cette « promotion » que Jean-Pierre Richard va parcourir l’ensemble des causes possibles : « Ces destinées si minimales, placées au ras du sol, dans la monotonie des temps, qu’est-ce qui les introduit soudain dans l’espace du narrable, qu’est-ce qui les promeut à la dignité du romanesque ? » (p. 11).

14Le point de départ, de nouveau, sera ici « un écart », une « prise de distance » (p. 11), par rapport à un univers qui est celui de la « campagne », marqué (et l’on relèvera les quelques coïncidences avec l’univers célinien) par l’engourdissement, l’« hébétude », l’« engluement ». L’« hiatus » (p. 13) qui survient peut alors prendre l’allure d’une fuite (l’abbé Bandy), d’une rupture (Antoine Peluchet), d’un bris (Rémi Bakroot), d’un saut (André Dufourneau). Ce premier ensemble de causes, ou plutôt de conditions de possibilité, distingué (ou construit) par Jean-Pierre Richard est assorti d’un second, qui rassemble toutes les modifications qui affectent le rapport au langage des personnages : découverte de l’existence des langues étrangères et partant, de l’étranger lui-même (Dufourneau encore), découvertes d’œuvres littéraires, (Peluchet, Bakroot), préciosité (Clara et Élise) ou à l’inverse ternissement (l’abbé Bandy) voire mutisme (le père Foucault). L’importance ici accordée à ces phénomènes linguistiques permet d’introduire progressivement l’assimilation des personnages à la figure de l’écrivain. Un troisième ensemble de conditions est enfin balayé : le critique relève la présence d’un objet, symbolique ou fondateur (cahier, page, cigarette…), qui accompagne chacun des écarts. L’« objet déclencheur » (p. 18) peut éventuellement être un objet verbal : il sera alors « mot de passe », et de nouveau la parenté avec l’écrivain paraît s’imposer d’elle-même. Quatrième ensemble parcouru : les « caractéristiques familiales » (p. 19), à savoir la prédominance des mères et grands-mères, et la « faiblesse parallèle des rôles masculins » (p. 19), que le critique traduit là encore comme une « clé » du rapport de l’écrivain à l’écriture : « fidèle à une image paternelle fuyante et impuissante » (p. 20).

15On voit ainsi comment, de Céline à Michon, le commentateur est demeuré fidèle à sa méthode, et combien cette critique cursive demeure le principe de ses lectures, quelque soit l’humeur qui l’accompagne. Toutefois, un type de mise en relation, parmi ceux que l’on vient d’évoquer, plus particulier retient notre attention lorsque l’on rapproche les deux essais.

16Si le geste fondamental du critique est une opération de « motivation », qui consiste à prêter une nécessité à la relation entre deux éléments ou aspects d’une œuvre, cette opération revient toujours à poser la question : « pourquoi cet énoncé (et non tel autre) ? » Comme l’écrit Michel Charles, « le commentateur vit dans un espace question-réponse5 » (d’aucuns ajouteraient : qui ne crée de question que dans la mesure où il en connaît à l’avance la réponse). On voit ainsi, peut-être moins nettement dans ces deux volumes que dans d’autres, Jean-Pierre Richard ménager des transitions entre les thèmes à l’aide de négatives ou d’interro-négatives, du type de celle qui inaugure la deuxième partie de Nausée de Céline : « Face à la nausée, comment réagir ? » (p. 31). Autrement dit : étant posé (thématisé) un objet, que s’ensuit-il ? Ainsi, ayant achevé le parcours des occurrences d’une classe d’objets, le critique doit-il « motiver » le passage à une autre classe en postulat des relations qui s’apparentent toujours à un système de questions et des réponses. Outre le fait qu’un telle démarche permet de rendre plus sensible la nécessité prêtée à l’œuvre, elle confère au discours critique son efficacité rhétorique en le constituant lui-même, à la lecture, en système d’attentes et de résolutions (une étude sur le suspense en critique reste à mener).

17Le couple question et réponse est, à propos de Céline et Michon, singulièrement décliné sous l’espèce du couple problème et solution, et même, plus nettement, à travers l’opposition du mal et du remède. C’est particulièrement le cas à propos de la nausée chez Céline : après l’avoir caractérisée dans la première partie de son étude, Jean-Pierre Richard s’emploie, dans une seconde partie, à inventorier les diverses réponses à cette question, autrement dit les différents thèmes qui semblent être dans une relation d’opposition par rapport à ce thème central, les divers remèdes envisagés pour conjurer le mal.

18On assiste alors, et c’est ce qui fait la singularité de Nausée de Céline dans l’œuvre de Jean-Pierre Richard, à une combinaison entre esthétique et morale. Celle-ci se traduit par une transposition du geste critique de motivation de l’œuvre considérée dans sa clôture au rapport entre deux ensembles d’œuvres, les romans (à travers le Voyage) et les pamphlets (Les beaux Draps et Bagatelles pour un massacre). Le critique propose ici d’inventorier les possibles réponses à la nausée, en les disposant selon une alternative qui recouvre comme toujours une axiologie, ici explicite. Possibilité valorisée : « l’accepter », « choix difficile, mais fécond », lequel constituera « le plus pur de l’originalité et de la grandeur céliniennes » (p. 31). Possibilité intermédiaire (signifiée dans un vocabulaire où le moral se noue au médical) : la « tentation » de fuir le mal, de lui trouver une « thérapeutique », en l’espèce un « autoritarisme » (p. 32) qui se traduit pour le thématicien par un ensemble de motifs du durcissement, de l’« étayage », du « replâtrage ». Le remède s’avère pourtant inefficace, car il a tôt d’éveiller la hantise du « cloisonnement » (p. 34). Le critique lui-même n’est guère convaincu, et le jugement de valeur esthétique est ici à l’exact opposé du précédent : un tel choix conduit Céline à « faire appel aux mythologies les plus banales ». D’autres options lui paraissent préférables : geler, amaigrir (p. 36) et surtout structurer (p. 38) la nausée en l’imitant par le langage. Par là même, les mots se font musique (p. 39) ou danse (p. 41). On admettra sans doute, ici, que l’axiologie mise en place renvoie en miroir à la propre pratique du commentateur : si le vitalisme est un des traits les plus saillants de cette critique, le fait qu’elle privilégie les thèmes de la mobilité et de la légèreté plutôt que ceux de la fixité et de la rigidité rappelle le constant mimétisme de l’objet et de la méthode chez Jean-Pierre Richard, par quoi la célébration de certaines modalités d’être chez Céline peut sembler une autocélébration des catégories de la critique.

19Quoi qu’il en soit, ce passage de l’étude se conclut par là où il avait commencé : la « vraie sagesse » consiste à « accepter ce flot » (p. 45), à « vouloir sa nausée » (p. 46). Cet épilogue édifiant conduit à la troisième partie, tout entière consacrée aux pamphlets. Après le remède valorisé et le remède intermédiaire, apparaît le remède dévalorisé, et caractérisé à partir de la catégorie psychologique du transfert, attitude qui consiste à « se délivrer de ses terreurs en les projetant hors de soi, en les investissant sur les autres, hommes ou objets » (p. 49). En somme, « vomir » la nausée (p. 50), et pour ce faire recourir à une figure alors disponible, « le juif » (p. 53). On voit donc ici Jean-Pierre Richard reprendre à nouveaux frais l’une des plus traditionnelles explications du racisme en la logicisant, en l’intégrant à un système, d’une véritable géométrie affective. Le « retournement », le « renversement », la « projection » dont il est ici question relèvent ainsi d’une cybernétique des passions, calquée sur le modèle organique de l’œuvre.

20On imagine aisément les reproches que des lecteurs de Céline ont pu adresser à cette hypothèse qui peut sembler procéder d’une psychologie assez plate, voire simpliste. Sans entrer ici dans ce débat, on peut relever que cette analyse tend à reconduire, de façon évidemment plus sophistiquée et plus subtile qu’en bien d’autres de ses occurrences, le lieu commun des « deux Céline » (le romancier et le pamphlétaire, l’écrivain génial et le polémiste insoutenable etc.), de façon d’autant plus remarquable que la critique d’un Jean-Pierre Richard se fonde partout ailleurs sur le lieu commun de l’auteur comme entité unique à travers ses multiples textes, ses différents genres, ses divers types d’écrits, dans son œuvre comme dans sa vie. Et l’on notera à ce sujet que, dès lors qu’il cède à la « tentation » de l’antisémitisme, Céline est taxé par le critique d’« incohérence » (p. 55), prédicat qui constitue sous la plume du critique à la fois un opérateur de disqualification esthétique et un marqueur de non-littérarité, la faillite esthétique semblant devoir nécessairement accompagner la faillite morale.

21Dans « Servitude et grandeur du minuscule », l’on retrouve la même articulation que dans Nausée de Céline : après avoir établi l’ensemble des conditions de possibilité de passage de l’existence à la « vie », la « vie » elle-même est caractérisée par le critique comme « suite d’échecs et de ratages » (p. 20), qui eux-mêmes sont analysés d’un double point de vue : impossibilité d’atteindre le ciel, de rejoindre les grands écrivains, « instances majuscules », impossibilité de rejoindre la terre, de retrouver l’origine perdue. Jean-Pierre Richard transpose cette situation des personnages à celle de l’écrivain : le problème qui se pose à celui-ci est analysable ou bien en termes théologiques (le rapport à l’écriture renvoie au rapport du Fils au Père) ou bien en termes érotiques (et renvoie alors au rapport à la mère). On reconnaît alors le stylème richardien déjà relevé (thématisation et interrogation) : « Ces difficultés, comment les dépasser ? » (p. 24), qui introduit la série des « remèdes », en commençant cette fois par les « mauvais », alcool, drogue, et enfin formalisme « avant-gardien ». À rebours de ces fausses solutions, le véritable remède sera un juste rapport aux choses, que Jean-Pierre Richard propose de caractériser comme une « transaction », dont il détaille ensuite quelques exemples en s’intéressant aux motifs botaniques qui émaillent l’œuvre de Michon.

22Dans un cas comme dans l’autre, le recours au diptyque du mal et du remède n’est qu’une des multiples façons, pour le critique, de faire apparaître (de construire) l’unité et la nécessité de l’œuvre, dont on n’oubliera qu’elles constituent pour Jean-Pierre Richard un critère de reconnaissance de la grande œuvre (il n’y a que dans les œuvres mineures que le hasard peut intervenir). Aussi le geste de motivation se doit-il comprendre comme un geste de légitimation, voire comme d’entre-légitimation réciproque. De façon symétrique, le critique pourvu d’une autorité vient légitimer certaines œuvres qui en ont besoin (œuvres scandaleuses — comme l’est encore celle de Céline en 1962, un an avant la gigantesque machine à légitimer que constitueront les deux volumes des Cahiers de L’Herne  ; œuvres contemporaines — en 1990, quand paraît L’État des choses, Michon n’a publié que deux ouvrages, tandis qu’en 2002, année de Quatre lectures, il peut figurer avec Pierre Bergounioux parmi les « auteurs reconnus », par opposition aux « auteurs à découvrir » que sont Yves Bichet et Dominique Barbéris), lesquelles viennent en retour légitimer la méthode critique en illustrant sa pertinence. On relèvera à ce titre une formule, concernant le texte de Michon, à propos duquel le critique se demande pourquoi « il marche si bien » (p. 55), et l’on serait tenté de dire, que cela revient pour Jean-Pierre Richard à se demander, entres autres pourquoi un tel texte est un si bon objet pour la critique thématique (critique qui, parce qu’elle est à même de révéler la cohérence, donc la valeur d’une œuvre, légitime un écrivain contemporain, qui, en retour, vient légitimer cette critique en en prouvant le bien-fondé). Et le jeu d’analogie permanente entre l’œuvre et le commentaire va tendre à favoriser de tels phénomènes de réflexivité.

23En effet, on a pu voir comment la critique richardienne opérait par transfert de propriétés, de l’objet au monde, du monde au moi chez Céline, du personnage au narrateur, du narrateur à l’écrivain chez Michon. On en retrouverait une dernière manifestation dans la seconde partie de l’étude sur Céline, quand le critique transfère les propriétés susmentionnées (du moi, du monde) à l’œuvre elle-même, affirmant que le style « imite […] les geste de l’inondation et du débraillage » (p. 39). On retrouve ici le fameux mimologisme si souvent à l’œuvre dans la critique de Jean-Pierre Richard, notamment à partir des Microlectures. S’il a pu trouver la théorie et la pratique de ce geste totalisant chez Mallarmé dont l’œuvre a pu être pour lui un objet d’étude autant qu’un discours de la méthode, se retrouve dans nombre de ses travaux et permet le plus souvent de parachever le parcours, qui connaît toutefois ici une autre inflexion, vers la question de l’antisémitisme.

24Le phénomène est également sensible dans Chemins de Michon, particulièrement dans les dernières pages de « Servitude et grandeur du minuscule ». Glissant progressivement de l’univers de l’œuvre à l’œuvre elle-même, en posant que le « remède » aux difficultés des personnages se trouve un certain rapport des mots aux choses, le critique peut en venir en fin de parcours, une nouvelle fois, à la question de l’écriture (comme dans l’étude sur Céline, et comme dans pratiquement toutes ses monographies), qui est décrite, à la faveur d’une nouvelle analogie, comme une écriture fondée sur le minuscule, caractérisé in fine comme ce qui déjoue les oppositions binaires qui ne cessent de traverser l’œuvre et que l’étude critique a mises au jour (ou construites).

25Or cette analogie se retrouve encore à un autre niveau. Dans « Servitude et grandeur du minuscule », on observe que Rimbaud est fréquemment cité, à la fois parce qu’il est explicitement mentionné dans les Vies comme une de ces figures de l’écrivain majuscule, mais aussi par le biais de rapprochements qui sont le fait du critique lui-même. Cette insistance sur la figure rimbaldienne s’inscrit dans le dispositif général consistant à supprimer toute solution de continuité entre l’auteur et ses personnages, tous peu ou prou supposés animés du dessein plus ou moins conscient de « devenir Rimbaud ». L’étude de Rimbaud le fils prend naturellement le relais de l’étude sur les Vies, et par son titre même, « Pour un Rimbaud », reprend le thème d’une identification de l’écrivain à son modèle, de l’œuvre à son objet, et fournit une nouvelle occurrence du mimétisme observé précédemment.

26La catégorie du « devenir » est plus que jamais présente, puisque Michon est présenté comme un écrivain qui s’intéresse d’abord à « l’énigme d’une émergence », au « secret d’une généalogie » (p. 35). Ainsi cette « œuvre en devenir » (p. 33) qu’est celle de Michon prend-elle pour objet le « devenir » d’une œuvre écrite par un poète auquel on se souvient que Jean-Pierre Richard consacrait en 1955 un chapitre intitulé « Rimbaud ou la poésie du devenir6 ». On tient peut-être ici l’une des possibilités les plus nettes de rapprochement des études sur Céline et Michon : toutes deux s’intéressent à des formes intermédiaires de la matière ou de l’être, et cette propriété s’accorde parfaitement avec le thème tel que Richard le conçoit (toujours transitoire, toujours marqué par l’entre-deux), de sorte que le thème, ici, exemplifie ce qu’il dénote, redoublement que l’on retrouve à maintes reprises dans la critique richardienne.

27On conçoit que si Jean-Pierre Richard propose d’oublier l’objet Rimbaud pour chercher simplement à situer Rimbaud le fils dans la « logique » de l’œuvre de Michon, cet oubli sera nécessairement provisoire. L’étude consacrée à cet ouvrage cherchera d’abord à déterminer quelques entrées dans l’œuvre, chacun correspondant à un sous-titre commençant par la lettre P, selon un protocole paratextuel qui en évoque quelques autres, chez Barthes notamment. Après le fragment « Pierre Michon », vient ainsi le fragment « Pensée », qui s’efforce de montrer comment la pensée de Michon est fondée sur « une trinité d’instances » (l’Objet, le Sujet, la Langue), lesquelles ne communiquent jamais, et une « dualité d’essences » (p. 36), longue série d’antithèses que Richard se plaît à inventorier ici.

28Le fragment « Prosodie » permet, une fois encore, de passer du fait thématique au fait formel en étudiant les effets de l’alexandrin comme « forme structurante » (p. 41) de la « rêverie » et ses possibles enjeux symboliques, comme figure aussi bien de la « filiation canonique » (p. 42) que de la reproduction sexuelle. Le fragment « Puits » s’inaugure par une comparaison avec les Vies, qui permet d’homogénéiser encore la lecture, puisqu’à la rupture ou l’envol initial des personnages, le critique oppose un Rimbaud/Michon tendu vers « l’en-bas », « le noir », « la nuit sans fond ». Il peut alors reconstruire la « vie » de Rimbaud telle qu’elle apparaît chez Michon, à partir d’un « épisode séminal » (p. 45), l’enfermement de la mère dans son « puits », et la faire se développer à partir de schèmes de la « tombée », du « rejaillissement », de la « retombée ». L’analyse du texte de Michon tend ici sporadiquement à retrouver quelques uns des éléments essentiels de la thématique rimbaldienne qu’elle incorpore, et c’est bien là l’une des particularités de ce métacommentaire, que d’amalgamer le commentant et le commenté (Michon et Rimbaud) en une seule entité prise en charge par un lecteur non plus tiers mais second (Richard).

29Le fragment « Poing » le confirme, en assertant que l’écriture de Rimbaud le fils procède à partir de « quelques obsessions maîtresses, celles de Rimbaud, ou de Michon » (p. 48), le caractère interchangeable des deux écrivains manifestant la relative indistinction qu’opère le geste critique. La description que donne Jean-Pierre Richard de l’écriture de Michon qui « isole, puis répète, condense, déplace certains motifs-clés (peu nombreux) » suggère en outre une autre identification, dans l’autre sens, puisqu’on reconnaît sans peine le modèle du discours de la critique thématique, de sorte que Rimbaud le fils est aussi une étude thématique de l’œuvre de Rimbaud, et que ce sont cette fois Michon et Richard qui s’assimile en une seule entité critique. Sur le plan strictement rhétorique, l’effet d’une telle identification est des plus évidents, elle revient à légitimer la lecture du critique en la donnant comme simple reprise d’une lecture déjà opérée par l’œuvre qu’il commente, qu’elle se contente de « suivre », ainsi qu’y insiste le fragment « Plomb » en une réflexion sur l’exercice même du commentaire où la spécularité atteint un degré pour le moins élevé.

30Après deux fragments, « Perte d’auréole ? » et « Photos », qui se penchent sur l’esthétique de l’ouvrage, le dernier, « Phrases », est dédié à une étude du « texte » : scansion, rythme, contraste des niveaux de langue, mélange des personnes, brouillage énonciatif, toutes ces propriétés conduisent Jean-Pierre Richard à proposer d’y voir une écriture de l’« empoignade » ou de la « danse », soulignant lui-même le jeu sémantique par lequel les termes qui désignent les grandes catégories de la thématique de l’œuvre sont aussi disponibles pour désigner ses traits formels. De la même façon, concluant son étude sur un relevé des échos intertextuels présents dans Rimbaud le fils, le critique mentionne-t-il la théorie de la « bouture » qui s’y déploie, et suggère que le texte de Michon lui-même, en s’appropriant des segments de textes de Rimbaud, réalise cette théorie.

31Rimbaud le fils était présenté comme une variation à partir d’un dispositif premier. Un seul grand artiste comme dans Maîtres et serviteurs, mais plusieurs personnages secondaires, comme dans les Vies. C’est précisément à un chapitre de Maîtres et serviteurs que s’attache l’essai « Devenir Goya ». L’analyse y reprend le thème déjà aperçu précédemment, et fait assurément le lien entre les deux études entre lesquelles il se trouve intercalé dans ce volume, comme le prouve l’allusion dans le premier paragraphe à Rimbaud, puis à Van Gogh.

32Le dispositif va ici quelque peu varier, même si dans un premier temps, la même indistinction, le même flottement dans l’attribution des analyses se présente. En effet, l’analyse de la « thématique » (p. 60) du premier Goya semble conduite, derechef, aussi bien par Michon que Richard. On retrouve ici une « géographie », une « psychologie » (p. 61), une scène « augurale » (p. 64), et l’on découvre un « Goya heureux » (p. 65), à l’image de tous ces écrivains dont Jean-Pierre Richard ne cesse d’évoquer l’euphorique présence au monde ou les bonheurs d’expression. La variation viendra de l’introduction d’un acteur supplémentaire, en l’espèce Vélasquez, que Goya doit copier pour une commande royale, épisode « aussi surprenant que décisif » (p. 66). Moyennant cette nouvelle variante de la substitution de la métaphore à la métonymie, Michon s’égale à Goya, qui s’égale à Vélasquez, ce qui est dit de l’un valant pour l’autre. La succession des prismes, la multiplication des relais, se résout en une chaîne d’identités au terme de laquelle se situe bien évidemment le critique. À de multiples reprises, Jean-Pierre Richard évoquant le « paysage » de l’un des trois artistes remarquera, à la faveur de parenthèses notamment (p. 68), que celui-ci est aussi le « paysage » d’une des deux autres. De même le critique « l’homme, goyesque ou michonien », marquant ici nettement le caractère parfaitement commutable des objets. C’est ici la succession chronologique des artistes dans l’histoire qui, à l’image de ce qui se passe pour la succession chronologique des énoncés d’une œuvre, se voit ici transformée en réseau de ressemblances.

33La dernière étude du volume, « Arles 1888-1889 », semble devoir faire la synthèse et recueillir les divers aspects rencontrés jusqu’ici dans ce travail sur Michon. C’est d’abord une interrogation sur le « devenir-écrivain » (p. 76) à partir de la figure d’un peintre, Van Gogh, ami de Joseph Roulin, et dont la figure présente « bien des analogies » (p. 75) avec celle de Michon. Il ne s’agit plus désormais de démontrer la valeur de l’œuvre en démontrant sa cohérence : Michon étant devenu écrivain également au sens où son œuvre a fait l’objet d’une légitimation, il est possible de lui appliquer le type d’enquête que celle que lui-même a menée sur Goya. Mais celle-ci se fera par le biais de l’étude du « devenir-peintre » (p. 77), pour laquelle Jean-Pierre Richard reprend les mêmes principes directeurs que dans son étude de 1990. On retrouve donc la présence d’une « scène originelle » caractérisée par deux motifs, le « vent » et la « colère ». Mais cette apparence de chaos, bientôt, se retourne en ordre, celui-là qui nous permet de « lire les toiles » (p. 83), formule où se prépare subrepticement l’assimilation du peintre à l’écrivain, qui se manifeste explicitement au paragraphe suivant : « Et pour Michon de même… » (p. 84), qui introduit une lecture thématique des plus habituelles (jusqu’en son jeu paronomastique) sous la plume de Jean-Pierre Richard, organisée autour des trois motifs de la couleur, la coiffure et la demeure.

34En somme, le transfert des propriétés d’un objet à l’autre observé dans l’étude sur Céline se mue dans l’étude sur Michon en transfert des propriétés du personnage à l’auteur, transfert sans doute facilité parce qu’il se fait d’un artiste à l’autre, et même, devrait-on dire, d’une figure auctoriale à l’autre, de sorte que ce qui s’accomplit est aussi un transfert d’autorité, qui permet, en dernière analyse, d’« autoriser » le discours critique lui-même.

35On en trouverait peut-être l’équivalent pour Nausée de Céline dans l’identification entre Céline et Bardamu, que manifeste plus qu’aucun autre un énoncé tel que : « C’est que pour Bardamu, l’éternel vagabond, le lâche, le pacifiste, ces thèmes sont d’abord des instruments d’auto-défense : il doit se persuader lui-même qu’il ne fait pas partie de cet écœurant pays, que tout la vilenie s’en développe hors de lui, qu’il n’en est pas responsable puisqu’il la dénonce de si haut, et puisque d’ailleurs, argument suprême, la France va bientôt mettre le comble en se vengeant de lui, Céline, et de son innocence… » (p. 52), où il faut assurément reconnaître une authentique métalepse. La critique tend ainsi à abolir les niveaux qui séparent l’auteur et le narrateur aussi bien que le commentant et le commenté, dans une crase généralisée où le métacommentaire devient toujours simple commentaire, où chacun finit toujours par devenir ce dont il parle.