Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Novembre 2023 (volume 24, numéro 10)
titre article
Marion Ott

Afrique sur scène : constructions et positionnements identitaires des écrivains afrosporiques

Africa on stage: Identity Constructions and Positionings of Afrosporic Writers
Éric Essono Tsimi, De quoi la Littérature africaine est-elle la littérature ? Pour une critique décoloniale, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, « Pluralismes », 2022, 307 p., EAN 9782760644649

1« Depuis quelques années le champ littéraire africain s’est si profondément bouleversé qu’on peut se demander de quoi on parle lorsqu’on parle de littérature africaine » faisait remarquer Boubacar Boris Diop en 1999 dans la revue Notre Librairie (Diop, 1999, p. 10). Question à laquelle l’écrivain togolais Kossi Efoui répondait, en clin d’œil au célèbre article « Commonwealth Literature Does Not Exist » de Salman Rushdie, que « la littérature africaine n’existe pas » (Mongo-Mboussa et Efoui, 2002, p. 138). Le titre de l’essai d’Éric Essono Tsimi, ainsi que les questions posées en quatrième de couverture1, placent d’emblée celui-ci dans la continuité des nombreuses réflexions qui ont accompagné l’essor des études africaines, en particulier depuis le tournant des années 2000, au sujet d’une question aussi essentielle qu’épineuse : qu’est exactement cet objet commodément nommé « littérature africaine » ? L’introduction générale apporte toutefois une inflexion à cet horizon d’attente. Plus que de chercher à circonscrire les limites d’une possible « littérature africaine », c’est de la spécificité des identités des écrivains « afrosporiques » – épithète que l’auteur préfère à celle de diasporique ou de migrant – dont il sera question. É. Essono Tsimi prolonge ici un terrain d’investigation qui lui est familier, puisque le présent ouvrage reprend une partie des recherches menées pour sa thèse de doctorat, soutenue à l’Université Grenoble Alpes en 2017 et consacrée aux « processus psychosociaux à l’œuvre dans le développement de l’identité des écrivains migrants africains ». L’intérêt porté à cette question a également donné lieu à la publication d’un roman en 20142 et d’un « essai confidentiel » (p. 10) en 20123.

2De quoi la Littérature africaine est-elle la littérature ? s’inscrit ainsi à la confluence de deux champs d’investigation déjà bien balisés, qui souvent se recoupent : la construction des identités – cet « objet central du discours africain » (Mbembe, 2000, p. 17) selon Achille Mbembe – par et dans les textes littéraires francophones4 d’une part, et la catégorie socio-professionnelle des écrivains issus de la diaspora africaine5 d’autre part. Si É. Essono Tsimi reconnaît que les concepts qui structurent sa réflexion (« identités, frontières, migration, postcolonie, postmodernité ») ont été déjà « surabondamment convoqués » (p. 87), il n’en croit toutefois pas la richesse épuisée et propose d’en renouveler l’usage en adoptant les prismes méthodologiques de l’interdisciplinarité et de la décolonialité. Il se donne pour ce faire trois grands sillons à creuser. Le premier est celui de l’analyse des textes littéraires en tant que lieux d’expression et de construction d’une « quête de la subjectivité complexe » (p. 36). Le second a trait à la personne/persona singulière de l’auteur afrosporique, et à la façon dont celle-ci dit et construit ses positionnements identitaires, dans le texte littéraire mais aussi en dehors de lui – ce qui rejoint les travaux d’Alain Viala et de Jérôme Meizoz sur la posture de l’écrivain6, étonnamment peu convoqués au fil de l’ouvrage. Il s’agit en d’autres termes de s’intéresser à la façon dont l’auteur afrosporique « articul[e] en termes esthétiques plusieurs positions » (p. 52) et s’inscrit dans « une dynamique propre d’appropriation de la différence » (p. 88). Le troisième sillon, contigu et nécessaire aux deux premiers, est d’ordre métacritique. É. Essono Tsimi souhaite entreprendre « la critique de la Critique lorsque celle-ci se saisit de l’objet romanesque africain » (p. 54) et proposer, à l’issue de cet examen critique, une approche décoloniale de la question des identités. Ces objectifs scientifiques se doublent d’une ambition éthique, voire politique : rendre justice, par cette « modernisation » du cadre et des outils théoriques (p. 29), au dynamisme et à la richesse de la littérature africaine, qui aurait été jusqu’à présent affaiblie par une critique « enfermée dans une surconscience inhibante » (p. 29).

3Le présent ouvrage s’inscrit ainsi, nous semble-t-il, dans le sillage du volume collectif dirigé par Anthony Mangeon en 2012, Postures postcoloniales, qui nourrissait également une double ambition critique et métacritique : s’interroger sur les postures en jeu dans les textes littéraires africains et antillais d’une part – ce qui impliquait de « repenser [l’]articulation de façon dynamique » « entre les options esthétiques et les positions dans le champ » (Mangeon, 2012, p. 15) – et « mesurer [les] forces [et les] faiblesses » des études postcoloniales (ibid., p. 7) d’autre part.

4L’essai s’organise en cinq chapitres, dont les quatre premiers posent le cadre conceptuel et examinent les différents soubassements théoriques, en mettant ponctuellement ceux-ci en dialogue avec des extraits de textes littéraires ou d’entretiens. Le parcours proposé est plus spiralaire que linéaire : abordant de nombreux sujets et concepts, ces chapitres sont relativement hétéroclites dans leur composition et reviennent régulièrement sur des notions convoquées – parfois rapidement – en amont, afin d’en approfondir la définition ou d’en éclairer d’autres enjeux. Ainsi le contenu de ce « survol terminologique » (p. 87) excède-t-il et dérive-t-il souvent du programme annoncé par les titres, intertitres et préambules, et les différentes parties constituent-elles moins les jalons d’une démonstration graduelle que des variations autour d’une même question. Après quelques prolégomènes sur l’ethos du chercheur et les biais de la réception dont font l’objet les écrivains perçus comme africains, le cinquième et dernier chapitre – le plus développé et, à notre sens, le plus intéressant – expose les rouages d’un modèle dialogique élaboré par l’auteur et présenté comme la ligne d’horizon de l’essai. Une brève conclusion resitue l’ouvrage dans le cadre d’un renouveau théorique dont les gender studies et l’attention à la non-fiction constitueraient les fers de lance, avant de donner quelques pistes pour la mise en œuvre d’un enseignement universitaire décolonial.

5S’ajoute au corps de l’essai une annexe de taille relativement conséquente, puisqu’elle occupe plus d’un quart du volume. Celle-ci met à disposition du lecteur la retranscription d’entretiens menés avec quatre écrivains et écrivaines afrosporiques contemporain·e·s : Max Lobe, Hemley Boum et Calixthe Beyala, qui ont grandi au Cameroun, auxquels s’ajoute Mwanza Mujila, originaire de la République Démocratique du Congo. Quant au corpus, si Éric Essono Tsimi annonce en introduction vouloir « penser d’abord l’histoire de la littérature camerounaise »7 (p. 29), c’est en fait plus généralement sur les fictions afrosporiques francophones contemporaines (en particulier Black Bazar d’Alain Mabanckou, Blues pour Élise de Léonora Miano et Place des Fêtes de Sami Tchak) et sur les métatextes des auteurs qu’il s’appuiera dans son développement.

La nécessité d’une rupture épistémologique : pour une lecture interdisciplinaire, interculturelle et décoloniale

6L’« épistémologie de rupture » (p. 24) qu’É. Essono Tsimi appelle de ses vœux s’articule autour de trois notions clés : l’interdisciplinarité, l’interculturalité et la décolonialité.

7Penser les littératures africaines dans leur singularité et leur complexité requerrait tout d’abord du chercheur d’inscrire ses pratiques en dialogue avec d’autres sciences sociales et de « se saisir d’outils hors champ » (p. 39). Si l’auteur plaide régulièrement au cours de son développement pour une multiplicité des approches, laquelle lui « semble [la] plus à même de donner la mesure de cet objet esthétique qu’est le roman africain » (p. 61), il reconnaît que ce parti-pris, pour déterminant qu’il soit, « n’est pas si original » (p. 40). Sans doute le recours au champ de la psychologie sociale l’est-il davantage. C’est en effet la Théorie du Soi Dialogique (TSD), ou Dialogical Self Theory en version originale, qui fournit à l’ouvrage son principal cadre conceptuel. Développée à partir des années 1980 par l’universitaire et psychologue néerlandais Hubert Hermans, la TSD envisage le moi/self non comme un ensemble monolithique, mais, dans une perspective bakhtinienne, comme une constellation de positions (I-positions) qui sont autant de voix dialoguant et négociant constamment entre elles. Loin de constituer les émanations d’une subjectivité proprement interne, ces voix sont le produit d’une co-construction entre l’expérience intime du sujet et l’environnement socio-culturel dans lequel il évolue ou a évolué : le soi dont il est question ici est donc un soi étendu, profondément connecté et perméable à la sphère sociale. Permettant de tenir à distance toute définition substantialiste de l’identité, l’approche par les « Moi-positions » semble pertinente à É. Essono Tsimi pour analyser les positionnements identitaires d’intellectuels afrosporiques « vivant dans des contextes occidentaux multiculturels, mais fort différents les uns des autres » (p. 59). Et cela serait d’autant plus vrai pour la diaspora africaine que la prise en compte du rapport de ses écrivains au « passif historique » (p. 169) des sociétés dans lesquels ils ont grandi – c’est-à-dire à la mémoire encore vive de l’esclavage et de la colonisation, et donc à un ensemble de discours historiques et politiques – est essentielle dans l’analyse de leurs postures identitaires et littéraires.

8S’intéresser à ces dernières participe d’une approche décoloniale, dont les trois piliers sont, pour Éric Essono Tsimi, la reconnaissance de « la colonialité de toute lecture de surplomb, la question linguistique, l’objectivité et le contexte » (p. 28). Comme l’avançaient également plusieurs des contributeurs du volume collectif Postures postcoloniales, se montrer consciente et attentive aux postures des auteurs dits postcoloniaux impose à la critique de se dégager d’un certain nombre de croyances aux relents coloniaux niant l’autonomie et l’inventivité des peuples colonisés en matière de subversion ainsi que le caractère stratège et singulier des pratiques d’écriture. Ainsi Kusum Aggarwal et Viviane Azarian achevaient-elles leur article sur l’œuvre autobiographique d’Amadou Hampâté Bâ par rappeler la nécessité de

prêter attention à ces pratiques d’écriture qui ont cherché à rendre l’histoire coloniale à la complexité de l’expérience vécue, renonçant aux dualismes et aux oppositions simplificatrices qui sont reconduites par la thématique de l’aliénation par exemple.
Enfin, dans la mesure où la théorie postcoloniale se sert trop souvent des œuvres littéraires comme de simples prétextes à des considérations théoriques, elle tend à occulter la singularité du travail d’écriture dont l’épaisseur sémiologique excède la restitution abstraite et réductrice qu’en peuvent proposer les controverses théoriques. (Aggarwal et Azarian, 2012, p. 59)

9Le réajustement de la perspective critique doit également se faire en faveur d’une lecture interculturelle, que l’on peut définir avec Pierre Dumont comme « une prise de conscience des limites de l’espace culturel d’origine et des œillères qui orientent toujours notre perception de l’autre » (Dumont, 2001, p. 167). Nous y reviendrons, cette attention à la situation de sa propre parole, qu’elle soit livrée en tant que critique, chercheur ou enseignant, constitue l’un des enjeux primordiaux de la réflexion et du processus d’écriture d’Éric Essono Tsimi. Disposer d’une « sensibilité interculturelle spécifique » (p. 125) et d’une expérience de terrain seraient des conditions sine qua non pour penser la littérature africaine selon « un système de références plus sophistiqué » (p. 27) que l’analogie avec tel écrivain ou tel mouvement littéraire français (le Céline congolais, la Duras africaine, le Nouveau Roman africain, …). L’auteur prend pour exemple le camfranglais, dialecte syncrétique camerounais né du contact entre le français, l’anglais et les langues locales, dont les enjeux sociaux et esthétiques se laissent difficilement appréhender sans une connaissance fine du terrain.

10Mais plus encore que par une éthique interculturelle, le rééquilibrage des rapports de forces passe par une nécessaire « africanisation de l’Afrique » (p. 41), c’est-à-dire par son passage du statut d’objet de connaissance à celui de producteur de cette connaissance. Éric Essono Tsimi déplore à ce titre l’invisibilité des Africains dans l’ensemble de la chaîne de production de la littérature d’idées, du catalogue des grandes maisons à la direction des collections de sciences humaines, en passant par l’attribution des Prix dédiés (les Prix Médicis, Femina, Renaudot Essai, le Grand Prix de philosophie, etc.) et le champ critique. Cette invisibilité n’est toutefois pas à mettre sur le seul compte d’un « écrémage » parisiano-centré (p. 125), dans la mesure où les écrivains africains contemporains font très majoritairement le choix de l’écriture de fiction. Il y aurait aujourd’hui une « improductivité conceptuelle objective des écrivains francophones » (p. 126), et donc une délégation de la pensée théorique sur l’Afrique aux centres occidentaux. Constat qu’Achille Mbembe élargissait, au début des années 2000, à l’ensemble de la production philosophique sur l’Afrique, parmi laquelle « très peu [d’ouvrages] auront brillé par leur richesse et par leur créativité, encore moins par leur puissance » (Mbembe, 2007, p. 167). Enfin, cette approche décoloniale et interculturelle entend favoriser une plus « grande bibliodiversité » (p. 18) et « attirer la lumière sur les joyaux cachés […] et sur les chefs-d’œuvre anonymes ou émergents » (p. 193), y compris dans la pratique enseignante. L’on ne pourra toutefois s’empêcher de relever que, si les écrivains interrogés en entretien bénéficient d’une notoriété moyenne (à l’exception de Calixthe Beyala), les œuvres littéraires choisies pour constituer le corpus primaire émanent d’auteurs déjà fort bien intégrés dans le champ – Léonora Miano, Abdourahman Waberi, Sami Tchak, ainsi que le très médiatique Alain Mabanckou...

Un modèle dialogique en cinq temps

11La ligne d’horizon et la contribution principale de l’essai d’Éric Essono Tsimi sont la mise au point d’un « modèle dialogique de la construction identitaire des écrivains afrosporiques » (p. 138). Dans son versant théorique, ce modèle vise à pallier l’absence de « systématisation » du champ critique africain et à « sortir de la seule approche de contenu du texte littéraire » (p. 152). Dans son versant méthodologique, il entend fournir aux universitaires un outil leur permettant d’analyser « les processus identitaires des écrivains migrants africains dans chaque œuvre littéraire » (p. 132) tout en les dispensant de mener eux-mêmes des entretiens. Outre la TSD de Hermans, Éric Essono Tsimi s’est appuyé pour construire son modèle sur l’échelle de l’« identité raciale » (Black Racial Identity Scale) mise au point par le psychologue américain William E. Cross au début des années 1970. Révisée à plusieurs reprises jusqu’en 1997, cette échelle cherche à matérialiser les différentes étapes qui jalonnent ce que Cross appelle la « nigrescence » (Nigrescence), c’est-à-dire le processus psychologique au travers duquel les citoyens afro-américains construiraient leur identité noire, dont l’autodénigrement et le militantisme constituent les deux extrémités8.

12De ce modèle, Éric Essono Tsimi retient moins les conclusions, qu’il juge inopérantes dans le cas d’individus dont l’ancrage au sol est moindre, que « des outils pour penser la race en afrosporie » (p. 137) et une partition en cinq catégories ou « étapes ». Ce dernier terme est à comprendre non dans le sens d’une progression ou d’une évolution, comme c’est le cas dans le modèle de Cross, mais dans son acception topographique, voire « cartographique » (p. 38) : les « Moi-positions » sont envisagées comme autant de lieux depuis lesquels les auteurs pensent et écrivent, et entre lesquels ils circulent. Conformément à l’approche dialogique adoptée, ce n’est toutefois pas à une position strictement individuelle que ces étapes viennent donner corps, mais bien aux « voix collectives […] [et aux] interactions qui influencent les positionnements identitaires de tel écrivain à un moment M » (p. 140). En d’autres termes, l’approche psychosociologique situe le modèle au confluent de l’individuel, du social et du culturel. La dynamique positionnelle qui en ressort engage ainsi tout autant les rapports de l’individu privé à ses origines et à sa culture d’accueil que ceux de la persona publique aux actants du champ littéraire (lectorat, institutions, confrères), et réciproquement. C’est de cette interaction et de cette circularité que s’efforce de rendre compte le schéma qui, en fin de volume, organise une trentaine de mots clés (communauté, origine, genre, mémoire, postures, spiritualités, etc.) au sein d’un système à engrenages, dont il nous faut cependant confesser que le fonctionnement ne nous a pas semblé parfaitement limpide.

13Les cinq étapes ou Moi-positions propres aux écrivains afrosporiques seraient les suivantes : « Ajustement/intégration », « Dissonance », « Résistance/immersion », « Introspection » et « Articulation/conscience africaine ». À chacune de ces catégories Éric Essono Tsimi associe une demi-douzaine de mots-clés, ou « items », qui viennent en rendre les contours plus concrets (un exemple pour chacune d’elles : passeport, universalisme, militantisme, enfance, mémoire). Mais, l’auteur y insiste, ces catégories ne découlent pas de l’analyse des entretiens, et lui ont au contraire préexisté :

mon modèle n’a pas été bâti sur la base d’une liste d’items tirés des entretiens, mais a priori à partir de modèles déjà existants et d’hypothèses […] posées à la suite de la lecture préliminaire de nombreux romans d’écrivains majeurs. (p. 139)

14Ces catégories ont vraisemblablement servi de canevas à la conduite des entretiens, sans toutefois chercher à en forcer une subdivision rigide. En effet, comme toute typologie du fait littéraire, ces catégories ne sont pas étanches et doivent être considérées comme « des variations catégorielles, des nuances et des tons, plutôt que [comme] des étapes ou des sous-systèmes d’entités autonomes » (p. 149). Ainsi l’étape de l’« ajustement/intégration », qui s’intéresse aux besoins socio-professionnels des écrivains, se trouve-t-elle in fine recouvrir les questions plus complexes d’assimilation et de white passing, également au cœur de l’étape de la « dissonance ». Abordant des questions aussi bien sociologiques et politiques qu’intimes, sur un ton parfois humoristique – certaines tirades de Max Lobé constituent en effet de véritables morceaux de bravoure et ne dépareilleraient pas dans un spectacle de stand up –, les entretiens retranscrits en annexe sont d’une lecture agréable et fluide.

15Les interlocuteurs sont dans un premier temps invités à réfléchir à leur degré d’identification à des notions souvent employées pour les qualifier (exilé, afropéen, migritude, africain, francophone, littérature-monde, …) et à la façon dont ces étiquettes influencent leurs propres positionnements identitaires. Sans surprise, c’est avec une certaine prudence, voire avec réticence, qu’ils manipulent ces catégories, cherchant à s’extraire d’un cadre binaire opposant Afrique et Occident. C’est en particulier le cas d’Hemley Boum et de Calixthe Beyala, qui mettent à distance la notion d’africanité au profit d’une identité complexe et multiple. La revendication est d’ailleurs presque martelée dans les réponses de la seconde :

je suis plutôt de ces êtres à identité multiple qu’à identité unique. […] De plus en plus, les êtres humains auront une identité multiple. […] Je pense que c’est ça en fait la nouveauté du futur. Cette multiplicité est une identité. Elle n’est pas unique […], je pense qu’il faudrait trouver un autre mot pour décrire comment je suis un écrivain à identité multiple. […] Tout le monde est multiple aujourd’hui, de plus en plus… Et cette multiplicité, peut-être je suis l’une des premières à être aussi multiple, mais […] vous allez découvrir rapidement que les gens à identité multiple seront les plus nombreux. (« Entretien avec Calixthe Beyala », p. 264-265 et 267 ; nous soulignons)

16La question de l’adhésion à l’épithète francophone fournit l’occasion d’un échange particulièrement intéressant avec Mwanza Mujila, dont le cadre de réflexion à propos de la langue diffère de celui de la plupart des écrivains afrosporiques, en ce qu’il ne vit pas en zone francophone. Installé en Autriche depuis de nombreuses années, et écrivant aussi bien en français qu’en allemand, l’auteur de Tram 83 a cherché à redéfinir sa posture et son héritage littéraires – « [s]on propre récit d’identification, de définition » (Mwanza Mujila, p. 205) – en s’appuyant sur des références germanophones. Ainsi, c’est à travers une analogie entre le Congo (RDC) d’aujourd’hui et l’Allemagne d’après-guerre, plutôt que par rapport à la maison-mère hexagonale, qu’il réfléchit à la façon dont habiter la/sa langue :

Comment repenser cette langue […] qui avait été utilisée par les nazis. C’est la même question, le même questionnement, comme écrivain congolais : comment aujourd’hui écrire en français pour parler de ce qu’il se passe dans ce pays ? Ce qui fait qu’en tant qu’écrivain congolais, je m’identifie aussi aux écrivains allemands […] et ce qu’on appelle la littérature de ruines. […] Comment dire en français ou en allemand ce pays qui n’existe pas ? Comment dire en allemand, dans une langue qui n’a rien à voir avec l’Afrique, le Congo ? […] Parce que je parle cette langue avec mon background, j’interroge cette langue avec tout mon passé d’écrivain africain-francophone en Allemagne ou en Autriche. Et même quand j’écris en allemand, j’ai toujours l’impression que toutes les langues que je parle s’y trouvent, même quand j’écris en français, je m’aperçois qu’il y a un peu d’allemand. (« Entretien avec Mwanza Mujila », p. 210-211)

17Les étapes de la « dissonance » et de la « résistance/immersion », proches de la « confrontation » de l’échelle de Cross, recouvrent quant à elles les reconfigurations de soi qui découlent du changement de cadre de référence et de la confrontation avec l’Autre (les éditeurs, la critique, le public) aussi bien qu’avec le semblable (les confrères de sang, l’ancien soi). Cette confrontation peut se dérouler selon des modalités multiples en fonction des trajectoires individuelles et du moment de la carrière : solidarité, concurrence, militantisme, processus de « dénégrification » (p. 146), revendication d’une « authenticité » africaine, conflits de loyauté, etc. La question du lectorat ciblé et des stratégies mises en place pour ce faire, ainsi que celle du regard porté par et sur les « confrères de sang », constituent des problématiques centrales de ces Moi-positions. Les deux dernières catégories, « Introspection » et « Articulation/conscience africaine », s’intéressent aux ressources mobilisées dans ces différentes reconfigurations identitaires, notamment à celles ayant trait aux souvenirs d’enfance et à la mémoire collective. Il s’agit pour l’essayiste de chercher à comprendre comment l’écrivain afrosporique se branche sur un « discours “nous-centré” » (p. 146) et réactive un ethos de l’engagement.

18À l’attention du lecteur non néophyte à qui il semblerait trouver là des idées déjà familières, Éric Essono Tsimi précise qu’il ne s’agit pas de « révélation[s] », mais « de vérification d’hypothèses, voire de simple confirmation d’énoncés d’autorité » (p. 153). De fait, une partie des hypothèses de travail énoncées dans le premier chapitre et des conclusions auxquelles aboutit la discussion menée à la lumière du modèle dialogique paraissent difficilement contestables, voire aller de soi. L’on pensera par exemple aux hypothèses selon lesquelles « l’identité suppose une dimension affective, liée aux trajectoires historiques personnelles des auteurs (la grande histoire et la petite histoire) » (p. 38) et

les écrivains possèdent une même conscience de leurs origines, inégale mais constante, une même conscience de leurs difficultés, différentes mais réelles ; ils refusent d’être déterminés et veulent se déterminer eux-mêmes. (p. 139)

19ou encore à la conclusion avançant que

[c]e que révèle l’appartenance afrosporique à travers le soi dialogique, c’est la revendication d’identités marquées ou exclusives, la présence d’inégalités qui façonnent les représentations de soi et d’autrui. (p. 153)

20Cela étant dit, l’une des qualités de ce modèle est de proposer une approche systémique des dynamiques identitaires permettant de dépasser les « dénominations identitaires particulières » (p. 149). Il fournit par ailleurs une grille de lecture applicable aussi bien aux textes littéraires qu’aux métatextes.

21Mais par-delà les auteurs commentés, une autre figure, une autre voix, se donnent à interpréter en filigrane : celles du chercheur lui-même qui, « en analysant, [s’]offre à l’analyse » (p. 131). C’est à l’attention que l’essai porte à son propre geste scripteur et à la « sorte de recherche en abîme » (ibid.) qui s’y inscrit que nous nous intéresserons en dernier lieu.

Situer sa propre parole : un ethos « d’observateur participant interne »

22La nécessité de situer sa parole dont il est question dans le premier chapitre, de prendre en compte sa propre situation d’énonciation, Éric Essono Tsimi l’applique aussi à son propre discours. Ainsi, c’est depuis sa « multipositionnalité » d’« écrivain-chercheur-noir-africain-francophone, vivant en Amérique du Nord, pensant l’Afrique, écrivant le monde et publiant en France et au Québec » (p. 33) qu’il livre sa réflexion et mène les entretiens. Les précisions à propos de la posture de l’intervieweur, de sa perception par l’interviewé et de l’influence sur la posture de ce dernier retiendront l’attention du lecteur habitué aux études littéraires, qui tendent généralement à effacer le corps de l’énonciateur. Ne cherchant pas à tout prix à mettre à distance ce prisme singulier, l’auteur assume également une part de subjectivité dans ses travaux – ce qui n’ôte d’ailleurs rien à leur érudition. Il l’annonce dès la fin de l’introduction : sa démarche « tient du manifeste et de la recherche » (p. 29) et n’est pas exempte de « traits [ni d’]accents militants » (p. 10).

23Ce parti-pris se traduit dans l’écriture elle-même. La « tonalité neutre et [l’]effort d’objectivité » (p. 10) universitaires font ainsi ponctuellement place à un ton plus incisif et volontiers ironique. Les pages consacrées aux intellectuels afrosporiques, qui seraient une « sous-élite occidentale, vassalisée » et « donneuse de leçons », voire un « “gang” [qui] donne au savoir un tour inutile avec pour seule vertu l’étalage rigoureux »9 (p. 46), ne manquent en effet pas de mordant, même si l’effort de certains (entre autres, Felwine Sarr, Boubacar Boris Diop, Achille Mbembe) pour se réancrer au terrain africain est salué. « Le docteur Mbembe » (p. 128), qui « survole son époque comme une sorte de skipper du Vendée Globe » et « désosse » Fanon (p. 118), fera toutefois l’objet d’observations peu complaisantes dans la suite de l’essai. Ce « tour [parfois] plus affectif que conceptuel » (p. 131) transparaît également dans l’emphase de certaines phrases (néanmoins assez rares), à l’exemple de celle qui, dans la conclusion, annonce que « le péril n’est plus seulement jaune, il est métis, multiculturel, indigéniste. L’ennemi, cette fois, c’est l’Africain libéré de ses chaînes mentales et théoriques » (p. 193). Enfin, de façon plus anecdotique, le lecteur s’amusera sans doute des clins d’œil humoristiques qui rompent ici et là avec le registre académique, à l’instar de cette « entité étrangère qu’est l’auteur africain [que] l’on ne peut pas, comme sur M6, marier au premier regard » (p. 27) ou de la mention de « Frédéric Lenoir [qui], lui, ne l’est pas. » (p. 123).

24Et c’est bien la trajectoire de la pensée de ce « je » incarné et singulier – pronom que l’auteur a préféré au « nous » de modestie, supposé refléter la neutralité axiologique du chercheur – que nous propose de suivre ce texte « voulu en partie personnel » (p. 131). L’une des qualités de celui-ci est de mettre en lumière la nature par essence dynamique de la recherche, montrant celle-ci comme un processus davantage que comme un résultat et reconnaissant qu’elle pose parfois « plus de questions qu’elle [ne] donn[e] de réponses » (p. 90). Éric Essono Tsimi signale ainsi volontiers l’évolution de sa propre pensée, qui s’est « affinée » (ibid.) au fil des années et ne coïncide plus nécessairement avec les hypothèses et les choix méthodologiques de départ. Ce souci réflexif est d’autant plus intéressant que l’ouvrage s’adresse pour partie aux étudiants et aux jeunes chercheurs. La cohérence entre l’objet de recherche – les identités afrosporiques comme système dynamique et dialogique – et l’approche scientifique, elle-même saisie dans son processus de construction, ses détours, ses hésitations, voire ses renoncements, est à saluer.

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25Il nous faut toutefois signaler quelques réserves ou regrets, qui sont principalement de trois ordres. On regrettera tout d’abord que l’objet exact de la recherche ne soit pas circonscrit de façon plus précise et revête un caractère parfois diffus. En marge de ce qui apparaît in fine comme la question centrale – la construction et l’expression de l’identité des écrivains afrosporiques francophones – gravitent en effet un certain nombre de problématiques et de pistes de recherche connexes entre lesquelles on perd parfois un peu le fil. Il n’est par ailleurs pas toujours aisé de déterminer à quels passages renvoient les commentaires méta-discursifs, dont certains paraissent référer à des analyses menées hors-champ ou demeurer au stade programmatique. Nous pensons par exemple aux moments où l’auteur dit « remet[tre] en question les notions de subjectivité et de territoire, les identités connues et inconnues, […] ainsi que les modalités d’émergence de ces identités et ces nouveaux sens nés dans l’arène » (p. 188) ou avoir « sondé (à travers “l’inconscient du texte”, le sous-texte et le métatexte) une grammaire nouvelle de l’identité et de la décolonialité » (p. 167). Ensuite, si la progression spiralaire présente l’avantage d’épouser les sauts et les gambades de la pensée essayistique, elle rend par moments difficile le suivi de l’articulation logique des idées au sein d’un même chapitre et n’est pas sans générer, par son traitement fragmenté de certaines notions ou questions, un effet parfois redondant. Une conclusion synthétique de plus grande ampleur aurait sans doute permis de ressaisir de façon plus nette les principaux jalons et aboutissements de la réflexion, tout en les mettant davantage en valeur. On aurait en revanche volontiers vu approfondir des pistes stimulantes mais trop rapidement esquissées ou non reprises dans l’analyse des (méta)textes, comme l’importance de l’hexis corporelle dans la posture auctoriale (p. 187) ou « l’écho-narcissisme » (p. 74‑75).

26Enfin, la réflexion aurait sans doute gagné à s’appuyer davantage sur des études de cas et des exemples précis pour donner corps à la démonstration et au modèle proposé. En effet, si l’auteur affirme avoir mené dans les premiers chapitres une « analyse des œuvres » (p. 151), le texte littéraire est en réalité presque absent dans sa matérialité, à l’exception des citations de Place des fêtes commentées au début du chapitre 4 et du tableau synoptique présentant très succinctement « quelques œuvres marquantes extrême-contemporaines » dans le chapitre 3 (p. 96-97). Sans aller jusqu’à se « no[yer] dans les détails », comme le fait la critique stylistique selon Mikhaïl Bakhtine (cité p. 132), l’on aurait aimé voir la balance rééquilibrée en faveur du « commentaire de texte » et de « l’analyse du discours », qui forment avec « la réflexion théorique » les modalités principales de la praxis décoloniale et interculturelle promue par l’auteur (p. 131). Dans le même ordre d’idée, les catégories du modèle dialogique présentées au début du chapitre 5 ne sont finalement que très peu reprises dans les discussions qui suivent à propos des entretiens, et pas du tout dans le commentaire des extraits littéraires. Force est de reconnaître qu’il est frustrant de ne pas voir cette grille de lecture mise à l’épreuve. Cela aurait en outre permis à l’auteur de s’extraire de la tendance à l’abstraction souvent reprochée aux études post-/dé-coloniales. Comme le suggère Éric Essono Tsimi lui-même lorsqu’il écrit que sa recherche « aboutit par moments à une littérature de la littérature plutôt qu’à une stricte critique scientifique » (p. 61), sans doute faut-il lire cet essai moins comme la mise en acte d’une nouvelle pratique critique que comme une réflexion sur le cadre épistémologique, éthique et méthodologique pouvant accueillir cette nouvelle pensée critique, ce qui n’est pas rien. Dans la mesure où l’auteur est particulièrement actif sur les plans de la recherche et de la publication (depuis 2012, il a soutenu deux thèses de doctorat et publié quatre romans et quatre essais), et où il signale en introduction que son entreprise dépasserait sans doute « les seules limites du présent ouvrage » (p. 29), il n’est pas impossible de penser que les réflexions autour du modèle dialogique se verront prolongées sous une forme ou une autre.

27Ces remarques mises à part, l’essai a le mérite (spécifiquement aux yeux du lectorat français) de chercher à déplacer les termes des débats souvent houleux et rarement constructifs qui ont jalonné l’espace médiatique hexagonal des deux dernières années – perspectives électorales obligent – et cristallisé bien des crispations autour de notions telles que l’identité culturelle, l’approche intersectionnelle ou la pensée décoloniale10. En déplaçant le cadre des discussions de la sphère idéologique à la sphère sociopsychologique, et en s’extrayant d’une conception essentialisante et victimaire des identités diasporiques, Éric Essono Tsimi met l’accent sur la dimension scientifique de son objet tout à la fois qu’il met en valeur la part de construction et de stratégie de l’écriture littéraire. L’un des apports majeurs de cet ouvrage nous semble être le geste de déconstruction et de dialogue avec les différents concepts – jamais tenus pour acquis – auquel il invite le lecteur, et en particulier les étudiants et jeunes chercheurs, à qui la conclusion est en grande partie consacrée. Le souci didactique d’Éric Essono Tsimi, qui évoque d’ailleurs à plusieurs reprises son expérience d’enseignant, est sensible tout au long de la lecture, notamment lorsqu’il explique ses partis-pris méthodologiques et discute la pertinence de certaines approches scientifiques. Nul doute que jeunes (mais aussi moins jeunes) chercheurs et enseignants trouveront dans cette lecture riche en références – y compris anglophones – de quoi nourrir et élargir leur bibliographie personnelle, ainsi que des perspectives théoriques, éthiques et pratiques enthousiasmantes. Sans oublier, bien sûr, le désir de se saisir de l’invitation à faire des études littéraires « une science plus humaine » (p. 39).