Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Novembre-Décembre 2006 (volume 7, numéro 6)
Abdoulaye Imorou

Des mémoires, des silences, des oublis et de leurs fonctions et usages

La mémoire, entre silence et oubli
Sous la direction de Stamatios Tzitzis,
Les Presses de l'Université Laval, coll. Inter-Sophia, 2006. 558 p. 
ISBN : 2-7637-8237-X.

1La mémoire, entre silence et oubli est un ouvrage collectif qui regroupe 22 contributions. Il serait vain de vouloir résumer ici chacune de ces contributions prise individuellement, sauf à avoir la prétention de vouloir réitérer la performance de Stamatios Tzitzis qui, dans l’introduction, réussit à les exposer toutes. L’objectif sera plutôt de tenter de questionner ce que l’ouvrage dans son ensemble a à dire. Les auteurs dont les contributions pourraient de ce fait ne pas être citées de manière explicite se montreront sans doute compréhensifs1.

2Dans l’introduction, Stamatios Tzitzis définit la mémoire comme une faculté à ce point primordiale que « l’homme qui en est dépourvu tombe dans un état primaire où la liberté de réflexion est vaincue par la nécessité des instincts et des pulsions. » (p. 1). Le silence est présenté comme étant un des modes de la manifestation de la mémoire et non pas comme on pourrait le penser, un lieu de « dysfonctionnement » qui aurait donc pour fonction d’empêcher le surgissement de la mémoire. L’oubli en revanche « exile la mémoire » (p. 3).

3L’introduction semble donc établir un rapport d’opposition entre la mémoire fut-elle silencieuse et l’oubli ; oubli dénoncé dans sa fonction qui consiste à nous priver – particulièrement lorsque nous nous définissons comme étant des victimes – de cette « gardienne de l’identité et de la parenté » (p. 1) qu’est la mémoire. Il apparaît cependant au fil des contributions que ce rapport n’est pas le seul qui lie la mémoire, le silence et l’oubli. D’ailleurs il est précisé dès l’introduction, qu’il existe des formes d’oubli qui « offrent des exemples de générosité et de noblesse » (p. 3). Le fait est que si les auteurs sont invités à réfléchir sur la mémoire, le silence et l’oubli, ils disposent en revanche d’une grande liberté d’appréciation quant aux sens, aux fonctions et usages de ces notions.

4L’un des intérêts de l’ouvrage réside dans le fait qu’il ne se focalise pas sur la mémoire dans le sens où l’on entend lorsqu’on parle par exemple de mémoire de la colonisation ou encore de devoir de mémoire. Partant, le silence, l’oubli n’apparaissent pas non plus dans une acception unique.

5Sans chercher à être exhaustif il peut être intéressant de revenir sur les emplois de ces notions tels qu’ils apparaissent dans l’ouvrage. Par exemple lorsque Stéphane Bauzon titre son article « Le Code de Nuremberg : mémoire de la bioéthique », on peut considérer que par « mémoire » il entend « origine ». Il rappelle en effet ce que « la bioéthique (prise au sens fort d’une défense de la personne humaine contre les excès de la recherche médicale), prend son essor en 1947 avec le Code de Nuremberg. Par ces dix dispositions, les rédacteurs de ce Code envoient un message clair : la force ne peut prévaloir sur la dignité humaine et si de facto elle le peut, tel agissement est condamnable. » (p. 332). Pour rester dans la bioéthique, on peut ou non garder la mémoire de l’homme ou de la personne ; comprendre qu’on peut considérer que leur droit à l’existence mérite ou non d’être défendu et ouvrir ainsi le débat sur l’avortement. Guillaume Bernard démontre que la réponse apportée à la question de l’avortement dépend du statut reconnu à l’enfant à naître et pointe les contradictions de la pensée moderne qui s’empêtre dans un flou juridique (la loi française dit Guillaume Bernard n’a pas élaboré un statut juridique de l’enfant à naître. (p. 324) ) pour rejeter dans l’oubli – dans le sens où son droit à l’existence ne mérite pas d’être défendu – l’enfant à naître, à partir du moment où, il n’est pas considéré comme une personne. La pensée moderne peut ainsi défendre le principe de l’égalité des hommes et « oublier » dans le même temps ceux qui ne sont pas encore reconnus comme étant des personnes, à l’inverse de la pensée classique qui établit une hiérarchie des personnes mais insiste dans le même temps que « la personna innocente ne peut subir un préjudice sans qu’il y ait juste rétribution. » (p. 325). Or d’après la même pensée classique, l’enfant « prénatal n’est pas un agresseur injuste […] ; il est une victime innocente et sans défense. » (p. 323).

6Dans un autre registre, se souvenir de Dieu, c’est avoir la conscience de sa présence. En effet, d’après France Farago, on ne découvre pas Dieu dans la mesure où, « l’expérience religieuse, étant l’expérience du transcendantal, « se précède elle-même et se dépasse tout à la fois ». » (p. 80). En revanche on peut oublier Dieu, comprendre, on peut le refouler. Dans un autre registre encore, pour Kelvin Knight la question de la mémoire est l’occasion d’inviter à relire Aristote dans sa conception de la praxis et de la poiesis2. « Comment on « désoublie » la philosophie pratique d’Aristote et comme on l’oublie » invite ainsi à se souvenir que la praxis et la poiesis ne doivent pas être complètement séparées comme l’entend par exemple une lecture marxiste d’Aristote et dans une certaine mesure, Aristote lui-même. Il existe en effet chez ce dernier une contradiction. Pour résumer rapidement elle réside dans le fait que bien qu’il considère que ce qui fait de l’homme un homme est sa capacité cognitive, il exclut dans le même temps l’artisan dont l’activité relève de la poiesis « de la jouissance du bien propre au genre humain. » (p. 67). La contradiction va être résolue au Moyen Âge par Thomas d’Aquin notamment qui établit que praxis et poiesis, loin d’être incompatibles, sont « dans une relation de promotion réciproque. » (p. 67). C’est cette lecture que Kelvin Knight voudrait voir réactualisée. Dans le titre de son article le terme « désoublie » emprunté à Heidegger signifie « se remémorer » ; l’oubli dont il est question s’apparente à une mauvaise interprétation. L’article rappelle donc la manière dont la philosophie pratique d’Aristote continue à être mobilisée mais également comment elle est mal comprise du fait que la lecture thomiste est oubliée.

7Ces quelques exemples suffisent à montrer que les notions de mémoire, d’oubli et de silence ne revêtent pas les mêmes sens suivant les auteurs. Ils montrent surtout que l’ouvrage propose une excursion dans des domaines très divers, respectant ainsi l’objectif pluridisciplinaire affiché dès l’introduction. Au-delà du jeu sémantique auquel sont soumises ces notions, ce qui importe, ce sont les fonctions qui leur sont reconnues et les usages auxquels elles se prêtent. Et là encore, force est de constater que ces fonctions et usages sont divers et variés. Selon Apostolos Stavelas qui propose une étude de ces notions dans leurs emplois dans les textes chrétiens, le silence revêt une connotation tantôt positive tantôt négative. Il peut être considéré comme étant une vertu. « C’est un silence qui découle de la peur du Dieu ; et cette peur du Dieu est la bride de l’âme. […], elle n’est pas une façon pour se reposer, mais elle est une qualité, par qui s’effectue l’évolution spirituelle du chrétien. » (p. 88) Cette conception n’empêche pourtant pas certains auteurs d’opposer la mémoire au silence et à l’oubli considérés pour l’occasion comme étant synonymes. Seuls les pieux et les saints disposeraient alors de la mémoire.

8L’antiquité grecque considère pareillement le silence tantôt comme une vertu tantôt comme son opposé. Dans une perspective stoïcienne, savoir se taire peut être une qualité et Zénon le démontre en gardant le silence face aux ambassadeurs du roi Ptolomée. Comme l’explique Maria Protopapas-Marneli, en restant ainsi silencieux, Zénon interdit aux souvenirs que ces ambassadeurs réveillent en lui quant aux souffrances que le roi Ptolomée a fait endurer à son peuple, de l’amener à prononcer des paroles incontrôlées. Or la sagesse stoïcienne veut qu’un faux pas vaille mieux qu’un pêché de langue. (p. 41). Yves Roucaute quant à lui rapporte que dans la pensée archaïque, le silence était la voie vers l’oubli et la néantisation. Ce qui est tenu sous silence est condamné non pas à disparaître mais à n’avoir jamais été de sorte que « la mémoire actuelle c’est ce qui reste quand le silence est passé sur la mémoire potentielle. » (p. 472). Or le même silence considéré par les aristoï est une qualité qui permet une écoute attentive, une participation active au dialogue. C’est l’écoute silencieuse qui fait surgir les souvenirs de l’oubli, oubli considéré ici non pas dans une dimension négative, mais comme étant un réservoir de souvenirs, souvenirs des contrats, des pactes passés, souvenirs des règles de vie en société, souvenirs des principes qui réglementent le partage des butins… L’oubli dans l’imaginaire des aristoï a également une autre fonction qui participe de la bonne santé de la société : il autorise la réhabilitation dans la mesure où les fautes, les manquements du guerrier qui a su se racheter sont oubliés. Yves Roucaute cite l’exemple d’Ajax qui fut enterré avec les honneurs divins alors même qu’il avait fui devant Hector dans un premier temps.

9Plus proche de nous et dans une perspective pénale, la mémoire semble inséparable de la condamnation. « […] il paraît hautement probable que l’infraction est un fait qui s’oublie (I), alors que la condamnation constitue un acte de mémoire (II). Telle est l’intuition dont il convient de vérifier la pertinence. » (p. 246). Jean Pradel avance que l’infraction peut être oubliée sur décision du magistrat (plainte classée sans suite) ou du législateur (amnistie ou prescription) mais que toute condamnation conserve la mémoire des faits incriminés ne serait-ce que dans les casiers judiciaires. Ici la mémoire et l’oubli sont donc fonction de la décision de justice. Fabio Macios avance quant à lui que le procès et la procédure construisent la mémoire mais une mémoire qui se donne pour objectif non pas de décrire le passé mais de « collaborer à la vie » (p. 241). Le procès doit aboutir à « la reconnaissance formelle d’une vérité commune. » (p. 240). C’est justement cela qui différencie le juge de l’historien : « […] l’historien fait simplement devenir présent un événement passé, alors que le juge doit substituer le fait passé par une nouvelle relation entre les sujets. » (p. 241). Il semble qu’il soit reconnu ici au procès une fonction de régulation sociale dans le sens où il doit constituer un frein à tout réflexe de vengeance. Le procès invaliderait ainsi l’équation entre mémoire et disposition à la vengeance. L’article de Stamatios Tzitzis va d’une certaine manière dans le même sens. S’appuyant sur la trilogie d’Eschyle, L’Orestie, il montre les avancées de la justice publique sur la justice privée. Cette dernière parce qu’elle exige qu’un crime soit « réparé » par un autre – Clytemnestre venge la mort d’Iphigénie en assassinant Agamemnon que venge Oreste en assassinant Clytemnestre. Les Erinyes réclament le sang d’Oreste – active une réaction en chaîne que rompt la justice publique : le tribunal de l’Aéropage acquitte Oreste, et les Erinyes, de gardiennes de la mémoire des crimes qu’elles étaient, deviennent les Euménides, gardiennes de la justice. Avec la justice publique apparaît donc l’idée que le coupable ne doit pas être poursuivi par la vengeance mais jugé et puni en fonction du crime.

10Cela ne signifie évidemment pas que toute idée de vengeance soit systématiquement abandonnée dès lors que la mémoire du crime est évoquée. Les rapports à la mémoire restent en pratique beaucoup plus complexes et en font un haut lieu d’enjeux politiques.

11Le fait que les contributions invitent à une excursion dans des domaines très variés et multiplient les sens et usages de la mémoire, du silence et de l’oubli, peut donner l’impression d’un ouvrage éclaté destiné à être consulté selon les besoins du moment. L’ouvrage dans son ensemble, propose cependant une réflexion générale sur la mémoire dans ses rapports au silence et à l’oubli, mais également au-delà, dans ses rapports à l’histoire ; une réflexion sur la mémoire en tant qu’élément structurant les rapports humains. Il apparaît ainsi que la mémoire est un haut lieu d’enjeux politiques, et ce, même lorsqu’elle n’est pas comprise dans le sens qui tend à devenir commun et qui est attesté par exemple dans les expressions de mémoire de la colonisation ou de devoir de mémoire. Cet aspect de la mémoire comme lieu d’enjeux politique traverse pratiquement toutes les contributions et participe, peut-être davantage que l’organisation en parties et sous parties, de son unité. Par exemple, en gardant le silence, Zénon ne se contente pas de rester fidèle aux principes du stoïcisme. Il envoie également un message politique fort au roi Ptolomée. La réflexion de France Farago ne concerne pas seulement le statut de la transcendance, elle ouvre surtout sur le statut politique de l’Europe, sur son identité, ici définie comme devant trouver son essence dans l’héritage chrétien. Les pays candidats non chrétiens sauront sans doute apprécier. L’article de Sarah Howard, « Identité et mémoire : l’oubli des anciennes guerres du « malboire » dans les guerres modernes de la « malbouffe » et du Mecca Cola », rappelle à juste titre que le politique est également présent là où il n’est pas attendu. La bière et le vin se révèlent être des OPNI (objet politique non identifié) dont le rôle ne doit pas être négligé. La lutte contre la concurrence peut emprunter des voies nationalistes et brandir la menace identitaire. Il en fut par exemple ainsi autour de 1870, alors que la bière allemande qui venait de découvrir le secret de la fraîcheur, détrônait en France la bière française. « […] les journalistes questionnaient : « Les bons Allemands, en habiles et fins politiques, voudraient-ils nous conquérir par la bière, avant de faire définitivement notre conquête par les armes ? » (p. 176). On ira jusqu’à proposer que les Français ne boivent plus que du vin sous prétexte que la bière aurait une influence néfaste sur le moral, que « c’est le vin qui nous donne cet entrain que ne connaissent point les autres habitants d’Europe, et que l’esprit français est le fils légitime de nos crus si généreux. » (p. 176).

12Elodie Bauzon entre de plein pied dans les usages politiques de la mémoire, qui, pose la question de savoir si l’histoire n’est pas une mémoire politisée et y répond par l’affirmative : « L’histoire est une mémoire politisée tout d’abord parce qu’elle passe par l’écrit mais aussi car elle opère un choix qui renvoie nécessairement au politique, quelle que soit la forme choisie, histoire sociale, histoire culturelle… L’écriture de l’histoire n’a de sens que dans une communauté politique. » (p. 28). Elodie Bauzon soutient en effet que l’écriture est la fille du pouvoir. Ecrire l’histoire revient donc à accomplir un acte politique, voire même à accomplir un acte au service du pouvoir, et ce, quelle que soit l’approche que l’on a de la pratique de l’histoire. De fait, si l’approche de Thycidite qui privilégie la vérité quitte à sacrifier à l’oubli les évènements dont il n’est pas certain que la vérité puisse être connue, diffère de celle d’Hérodote qui écrit contre l’oubli, Thycidite au final, n’écrit pas moins au service du pouvoir. N’est-il pas par exemple amené à transcrire tel quel le discours de Périclès dans lequel celui-ci instrumentalise les exploits militaire au profit de la cité ?

13En faisant ainsi de l’histoire une mémoire politisée, Elodie Bauzon se positionne contre la conception qui voudrait séparer la mémoire de l’histoire sous prétexte que contrairement à la mémoire, l’histoire serait objective ; conception qui est par exemple celle de Chantal Delsol : « Le travail historique est celui de l’esprit qui se rend capable de s’extraire de soi, de ne pas tenir compte de ce que le passé lui a fait (torts ou bienfaits). L’histoire apparaît en face de la mémoire et peut-être contre elle. » (p. 461). Dans un cas comme dans l’autre, la mémoire a le mauvais rôle. Elle semble condamnée à être instrumentalisée. C’était déjà le cas dans l’imaginaire archaïque : l’usage du silence comme lieu de néantisation trouve son explication dans cette volonté d’instrumentaliser la mémoire. Il est évident que les éléments voués au silence donc condamnés à n’avoir jamais été, sont justement ceux qui pourraient déstabiliser le pouvoir. Bjarne Melkevik rapporte que c’est également le cas dans l’imaginaire orphique selon lequel le commun des mortels est condamné à boire à la source de Léthé donc à oublier tandis que les initiés savent supporter leur soif jusqu’à atteindre la source de Mnémosynè. Ainsi, seuls les initiés sont dépositaires de la mémoire, partant, ils ont la prérogative du discours.

14Pour revenir à l’ordre instauré par l’imaginaire archaïque, il sera brisé par la fonction que les aristoï donnent au silence. Les aristoï restent cependant une élite qui se réserve la prérogative du discours. Il faudra attendre la démocratie pour que le droit au discours soit étendu aux citoyens. D’après Yves Roucaute, cette conquête du discours par les citoyens n’est toutefois pas sans s’accompagner d’un oubli des règles que s’imposaient les aristoï. De fait, l’usage du silence comme lieu de néantisation se vulgarise, le discours démagogique également. « L’espace public vit sous la menace de la reprivatisation par cette parole maître [opposée à la parole dialogue propre aux aristoï] qui tient le centre et qui cache ses intérêts derrière des arguments de bien public. » (p. 479). Il s’agit alors pour chacun de défendre ses intérêts en présentant son discours comme étant le seul vrai et légitime, ce qui demande que tout élément de contradiction soit passé sous silence. C’est cette parole maître que dénonce Evelyn Mesquida en rapportant comment il est fait silence à propos des soldats espagnols qui ont libéré Paris, le discours officiel étant décidé à imposer que Paris a été libéré par des Français. Le discours officiel fonctionne donc ici selon les principes de l’imaginaire archaïque et ne semble pas disposé à libérer la mémoire dans toute sa potentialité.

15Il existe cependant des moyens de résister. André Lauterwein cite l’exemple de la résistance artistique d’Anselm Kiefer qui a su introduire la mémoire du génocide des Juifs dans des lieux et à travers des motifs destinés à l’origine à chanter la gloire nazie : « Le modèle de Kiefer fut effectivement une crypte, dessinée en 1938 par l’architecte Wilhelm Kreis pour la Halle aux soldats de l’Etat-major de l’armée de Berlin […]. La menorah et l’inscription du nom du toponyme « Sulamith » en haut à gauche fonctionnent comme des « images prégnantes » qui transforment le potentiel commémoratif du mausolée destiné aux héros nazis en mémoriel des victimes de la Shoah. Or ce tableau, rappelons-le, fut peint en 1983, époque où n’existait en Allemagne fédérale, aucun mémoriel spécifiquement destiné aux victimes juives. » (p. 148).

16Les usages politiques de la mémoire imposent donc une certaine vigilance, de manière à ne pas laisser les discours démagogiques – qu’ils soient officiels ou non – décider de ce qui doit être conserver de la mémoire potentielle. Cette vigilance peut elle-même devenir problématique quand elle prend la voie du devoir de mémoire.

17Les questions soulevées quant aux fonctions et usages de la mémoire, du silence et de l’oubli débouchent inévitablement sur la question du devoir de mémoire, dont l’ouvrage dans son ensemble semble contester la validité. Cela ne signifie évidemment pas qu’il se prononce contre l’idée de conserver la mémoire, ce sont surtout les formes que prend la mémoire lorsqu’elle s’impose sous forme de devoir qu’il dénonce. Car, « n’y a-t-il pas quelque ironie, voire quelque dérision, dans le fait d’imposer par devoir ce qui devrait être un réflexe ? » (p. 510). Et en effet, dès lors qu’il n’y a plus réflexe mais devoir, la voie est ouverte aux instrumentalisations de toutes sortes. Par ailleurs, l’idée de devoir de mémoire repose sur un artifice en cela que le devoir de mémoire prétend aboutir à une restitution fidèle du passé. (p. 339). Or au-delà du fait qu’il s’agit là d’un vœu pieux, la prétention est dangereuse. Le discours qui relève du devoir de mémoire, dans la mesure où il se dit fidèle à la vérité des évènements rapportés, ne supporte aucune contradiction par définition infidèle. Il en résulte que ce type de discours tend à s’absolutiser et à demander qu’il soit fait silence – un silence de la néantisation donc – sur tout élément potentiellement contestataire. Autant dire qu’il s’agit là, d’un discours démagogique qui instrumentalise le silence et l’oubli alors même qu’il prétend lutter contre pareille instrumentalisation. C’est sans doute en ce sens que Bjarne Melkevik voit dans le devoir de mémoire, « une nouvelle Initiation » (p. 499). En effet, il entend détenir la parole vraie et cette parole est finalement prononcée par des initiés qui se (s’auto) proclament porte-parole de la communauté. Ce faisant, ils inscrivent le discours dans un rapport d’affrontement. Un discours mémoriel se pose contre le discours officiel (voire un discours mémoriel autre) et l’accuse de propos mensongers et d’oublis volontaires. Or si c’est souvent le cas, – l’article d’Evelyn Mesquida sur « les soldats oubliés de la Libération de Paris » en témoigne – il existe également des oublis qui sont liés tout simplement à la paresse intellectuelle, à la négligence ou encore au fait que certains objets échappent. C’est ce que diagnostique Sarah Howard lorsqu’elle pose la question de savoir pourquoi les auteurs qui ont couvert les guerres de la « malbouffe » ne les ont pas mises en rapport avec les guerres du « malboire » : « Si les historiens sont nombreux, les périodes sur lesquelles ils travaillent, le sont plus encore. Ceux qui étudient un sujet ne sont ainsi jamais assez nombreux pour en connaître tous les détails. » (p. 205). Quant à Jean-Pierre Airut, il cite parmi les raisons qui expliquent les définitions incomplètes données à la notion de légitimité, « l’inévitable distraction des auteurs. » (p. 399).

18Il existe donc des raisons de relativiser le rapport d’affrontement dans lequel s’inscrivent les discours mémoriels. Or ces rapports se font d’autant plus intenses que l’intégrité identitaire est associée à l’intégrité mémorielle. Il ne s’agit alors plus simplement de défendre et d’imposer une mémoire, il faut encore la faire peser sur les individus dans une sorte de rapport déterministe. « La conséquence est que le « passé », la soi-disant « mémoire » est supposé faire partie de mon héritage […]. D’une fausse « mémoire » nous serons donc coupables d’un héritage non-consenti, non-voulu qui s’impose à nous ! Mais tout « héritage » ne peut-il également être refusé par référence à notre « intégrité » ?3 ». (p. 496).

19Faut-il alors au sujet de cette question de mémoire élevée en devoir, faire davantage de place à l’oubli ? L’ouvrage semble répondre qu’il faut pour le moins, s’abstenir de toute position radicale contre l’oubli. En ce sens, Jean-Pierre Cléro dit préférer la position d’un Albert Cohen qui « à son corps défendant, prend en pitié jusqu’au vil Laval » (p. 347) à celle d’un Vladimir Jankélévitch. Il reproche à ce dernier de tenir un discours paranoïaque qui « veut éterniser l’horreur, en la sortant symboliquement du temps. » (p. 347). Jean-Pierre Cléro considère qu’il n’y a pas d’horreur éternelle et que « le discours paranoïaque qui accompagne la haine ontologique de l’oubli finit par se tromper d’adversaires et de victimes. » (p. 348).

20Cette haine ontologique a d’autant moins de raison d’être que l’oubli peut s’acquitter de fonction de reconstruction sociale, à travers l’amnistie par exemple. Jean Pradel rappelle ainsi que l’amnistie se justifie entre autres par la nécessité de ramener la paix publique.

21Dans l’ensemble, le devoir de mémoire est critiqué dans sa tendance à instrumentaliser le silence et l’oubli contre lesquels il prétend pourtant lutter – l’article de Jean-Pierre Airut qui montre comment la légitimité est victime de définitions partielles mais joue dans le même temps du silence et de l’oubli pour s’absolutiser par rapport à d’autres légitimités, à tel point qu’on pourrait parler de « concurrence des légitimités », peut être lu comme une illustration des contradictions du devoir de mémoire – et dans son refus catégorique d’accorder la moindre place à l’oubli. Or il est également possible de revendiquer un devoir d’oubli ou de silence. C’est ce que rappelle l’article de Yves Roucaute : « La menace archaïque dans les républiques contre le devoir de mémoire et de silence » (p. 466-486). Il pose le devoir d’oubli comme l’une des conditions d’un devoir de mémoire : « La troisième condition de possibilité, c’est le « devoir d’oubli ». Que l’on peut appeler « devoir de pardon ». Il découle de ce qui précède que l’oubli est attaché à une décision préalable de garder le silence (sinon il est simple ignorance). C’est une façon de mettre en circulation à partir du centre, un souvenir, de l’apporter en discussion et de prendre la décision de ne plus dire et de l’envoyer dans l’oubli pour le bien commun. » (p. 484). Il s’agit donc de revenir aux principes de l’imaginaire des aristoï.

22Jean-Pierre Cléro conclut son article en disant ce que le devoir de mémoire ne doit pas être et ce qu’il doit être. Et il ne doit pas être comme il a été vu, un lieu de vérité imposé, un lieu qui établit des continuités de responsabilité4 ; il doit être une histoire scrupuleuse, une place faite à l’oubli.

23L’oubli est ici revendiqué non pas contre le devoir de mémoire, mais comme condition d’un devoir de mémoire qui se débarrasserait de ses abus. On constatera entre parenthèses que l’ouvrage – peut-être malgré lui – dans certaine mesure met en scène une partie de ces abus. L’héritage chrétien que France Farago pose comme partie intégrante de l’identité européenne ne participe-t-il pas de ces héritages non consentis, non voulus ?

24On regrettera cependant que si l’ouvrage pose l’oubli comme voie vers le pardon, il ne pose en revanche pas vraiment la question du pardon. Mais comme il a été par ailleurs rappelé, il n’est pas toujours possible de traiter de tous les aspects d’un objet. Et il vrai que l’ouvrage a scruté suffisamment de facettes de la mémoire, du silence et de l’oubli, pour qu’il soit possible de lui tenir rigueur. Toutefois, la lecture de La mémoire, entre silence et oubli, peut être utilement complétée par celle d’un ouvrage auquel bon nombre de contributions ont d’ailleurs renvoyé, à savoir La mémoire, l’histoire, l’oubli5. La question du pardon y est traitée de façon plus approfondie, ainsi que celle des rapports entre mémoire et histoire. Paul Ricœur propose également une phénoménologie de la mémoire qui n’est qu’esquissée ici. Le lecteur intéressé par des cas concrets de l’usage politique de la mémoire – en complément à l’article d’Evelyn Mesquida – peut se tourner, entre autres exemples, vers le numéro 102 de la revue Politique africaine ou encore vers Conflits de mémoire6.