Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Août-Septembre 2006 (volume 7, numéro 4)
Stéphanie Posthumus

Trois thèmes pour repenser Tournier : le moi, le monde et le rire

Jacques Poirier (dir.), Tournier, Éditions d’Échelle de Jacob (Dijon), 2005, 138 p.

1Que ce soit le peu de romans que Tournier publie depuis une quinzaine d’années ou encore la prolifération de nouveaux romanciers suscitant leurs propres problématiques et polémiques, l’œuvre de Tournier fait couler moins d’encre qu’il y a une vingtaine d’années. Le recueil Tournier, en rassemblant un nombre d’auteurs importants, semble signaler un renouvellement de la critique tourniérienne. Si l’on jette un coup d’œil à la table de matières, on note le nom de plusieurs critiques qui ont déjà écrit des monographies importantes sur l’œuvre de Tournier : Arlette Bouloumié (Michel Tournier. Le Roman Mythologique), William Cloonan (Michel Tournier), David Gascoigne (Michel Tournier), Cornelia Klettke (Der Postmoderne Mythenroman Michel Tourniers Am Beispiel « Des Roi Des Aulnes ») et Jonathan Krell (Tournier élémentaire), entre autres. Or, malgré les promesses d’un tel rassemblement, le recueil ne se montre pas à la hauteur pour des raisons qui seront examinées d’abord sur un plan plus général et ensuite sur le plan individuel de chaque article.

2Sous la direction de Jacques Poirier, professeur à l’université de Bourgogne, le recueil Tournier fait partie de la collection La Toison d’or ayant pour vocation « de mettre en valeur le rayonnement national et international d’intellectuels ou d’artistes dont la Bourgogne peut s’enorgueillir d’avoir été la patrie ou la terre d’asile ». Expliquer le rapport entre Tournier, son œuvre et la Bourgogne ne représente pourtant pas la problématique du recueil. En fait, il n’y a que deux articles, ceux de Bouloumié et de Krell, qui s’attardent sur la question de l’enfance de Tournier à Lusigny-sur-Ouche. Comme l’explique Poirier dans l’avant-propos, c’est plutôt autour de trois thèmes que s’organisent les articles: le moi, le sacré et le rire. Poirier ne précise pourtant pas ce qui aurait pu motiver un tel choix thématique. Restent sans réponses plusieurs questions : quel est le rapport entre le moi et le sacré ? entre un article sur l’apocalypse dans Le Roi des aulnes et un article sur la littérature pour enfants ? Si au moins il y avait une conclusion pour faire le point des différences, le lecteur saurait mieux ce qui tient le recueil ensemble.

3Quant à la contribution du recueil à la critique tourniérienne, les études sur les œuvres moins bien connues de Tournier tels que La Couleuvrine et les contes et nouvelles pour enfants s’avèrent plus intéressantes que les articles consacrés aux problématiques déjà examinées des grands romans tels que Le Roi des aulnes. Cela dit, le recueil souffre en général d’un choix conventionnel de textes. On aurait aimé que les auteurs considèrent les textes plus récents de Tournier (Les Lectures vertes, Le Bonheur en Allemagne, Journal extime, Célébrations). Par ailleurs, il y a tout un ensemble de textes (un genre ?) chez Tournier que la critique néglige depuis plusieurs années, soit les textes écrits en collaboration tels que Le Jardin du monde, Comment j’ai lu des romans d’aventure, Hassan Massoudy, La Trace des bâtisseurs, Célébration de l’offrande. Au lieu de considérer de tels textes comme marginaux, il est temps peut-être que la critique tourniérienne s’y penche pour mieux refléter l’état actuel de l’œuvre, le dernier roman de Tournier, Eléazar, ayant paru en 1996.

4L’autre objection importante qu’on pourrait faire au recueil se rapporte au travail critique. Bien des articles ne font aucune référence aux analyses les plus pertinentes dans le domaine qu’ils examinent. Il suffit d’en donner quelques exemples. Dans son article « Michel Tournier : de l’Histoire à la transcendance », David Gascoigne passe sous silence les articles de Sara Horowitz et de David Price (« Refused Memory » et « Respecting the Past : Michel Tournier’s Le Roi des aulnes » respectivement). Pour sa part, Jacques Poirier se penche sur l’apocalypse dans Le Roi des aulnes sans jamais mentionner le travail de Vladimir Tumanov. Enfin, l’interprétation de l’humour et de l’ironie dans Gaspard, Melchior et Balthazar de la part de Susanna Alessandrelli profiterait d’une lecture des trois articles de Kirsty Fergusson. Il est étonnant que les lecteurs avertis de l’œuvre de Tournier ne mettent pas plus en évidence leur savoir de la littérature critique.

5Enfin, il faut signaler une certaine négligence sur le plan du travail d’édition. Se font remarquer les nombreuses coquilles (« … c’est donc sur le mode la jubilation… » (3), « le coup qu’il tire avec sa fronde manque atteindre son père » (91)), les variations typographiques (alternance entre & / et ; tirets où il ne devrait pas en avoir « fausse-ment », « Gas-pard », « mer-veilleux »), et les formats différents pour les références (notes en bas de page, bibliographies). Tout en comprenant les exigences de temps et d’espace lors de la mise en page de l’œuvre, on aurait aimé que l’éditeur fasse un travail plus minutieux avant que le texte passe à l’impression.

6Depuis plusieurs années, la critique littéraire ne s’adhère plus aussi strictement à la thèse structuraliste selon laquelle « l’auteur est mort ». Comme le font remarquer Dominique Viart et Bruno Vercier dans La Littérature française au présent, la fiction contemporaine brouille de plus en plus la ligne entre le réel et la fiction. La première partie du recueil se montre dans l’air du temps en rassemblant trois articles qui examinent la figure de Tournier telle que cette dernière se présente et dans son œuvre de fiction et dans son œuvre de non-fiction. Là où les articles se distinguent, c’est par la façon dont ils abordent la figure de l’auteur : comme être biographique et historique (Bouloumié), comme fonds miroitant et insaisissable (You), et comme lecteur faillible, voire erroné (Miguet-Ollagnier).

7Auteur d’une monographie essentielle sur le roman mythologique chez Tournier, d’une édition critique de Vendredi ou les limbes du Pacifique et d’une dizaine d’articles sur d’autres aspects de l’œuvre, Arlette Bouloumié est une des critiques les mieux placées pour parler des traces que l’auteur laisse de sa vie et de ses propres expériences dans son œuvre. Au grand plaisir du lecteur initié, Bouloumié signale un nombre de détails – dates dans Vendredi, descriptions de lieux dans Les Météores, personnages dans Le Médianoche, entre autres – qui correspondent à la vie de Tournier. Tout en reconnaissant qu’il s’agit d’un auteur qui dit ne jamais parler de lui dans sa fiction, Bouloumié explique qu’il existe chez Tournier « un parti pris esthétique à brouiller les frontières de la réalité et de la fiction » (20). Soit pour l’explication générale. On aurait aimé que Bouloumié précise l’effet de cette confusion sur la lecture du texte même. Dans quelle mesure ce parti pris dépend-t-il du lecteur ? Si le lecteur ne reconnaît pas telle ou telle date, tel ou tel lieu, tel ou tel événement comme autobiographique, peut-il tout de même déceler le jeu ? S’agit-il tout simplement d’un jeu ? Enfin, il reste à situer ce que Bouloumié appelle une « nouvelle critique parodique de la mimesis » (20) par rapport à la théorie du roman que Tournier élabore dans Le Vent Paraclet : les traces autobiographiques reflètent-elles la surface réaliste du roman – « le léger manteau d’histoire et de psychologie » (Le Vent 129) ? Ou bien ont-elles une résonance plus profonde dans le fond philosophique (Le Vent 179) ?

8Dans « Réécriture & narcissisme chez Michel Tournier », Seun-Kyong You tente de répondre à la même question du rapport entre l’auteur et l’œuvre, entre le réel et la fiction, mais en s’appuyant sur la théorie psychanalytique. D’après You, le mythe de Narcisse explique parfaitement l’acte de l’auto-réécriture chez Tournier : l’auteur-Narcisse se regarde dans son œuvre-miroir et, fasciné par ce qu’il voit, continue à reproduire ce qui s’y trouve déjà. (Genette, Kristeva et Riffaterre seraient peut-être étonnés d’apprendre que l’intertextualité est un symptôme du Moi…) Ce monde fermé mènerait à la mort s’il n’y avait chez Tournier un désir d’introduire le lecteur dans le monde du texte et tout particulièrement dans le monde des contes. Comme l’affirme You, le conte est aussi un « miroir » mais qui permet, d’une part, « une cohabitation du visage de l’Autre et de soi », et d’autre part, « la possibilité de ne pas regarder directement l’œuvre » (34). En introduisant la figure, certes floue et éphémère de l’auteur, dans la question de la réécriture, You ajoute du nouveau aux analyses largement structuralistes de cet aspect de l’œuvre de Tournier (voir, entre autres, Michel Tournier ou l’écriture seconde de Jean-Bernard Vray).

9Intitulé « Tournier lecteur de Proust », le dernier article de la première partie du recueil représente une contribution plutôt secondaire à la critique tourniérienne. Au lieu d’expliquer ce qui caractérise la lecture chez Tournier (techniques, choix, approches, etc.), Miguet-Ollagnier se contente de rapprocher les vies de Proust et de Tournier (« Une sympathie possible »), de résumer les passages sur Proust chez Tournier (« Une admiration réticente ») et enfin de défendre l’œuvre de Proust aux critiques de Tournier (« Objections à Michel Tournier »). Si l’auteur avait lu l’article de You, elle aurait compris que Tournier se sert de l’œuvre de Proust comme miroir : sa lecture s’avère intéressante en ce qu’elle révèle de Tournier, de ses fascinations, désirs et attentes

10L’œuvre romanesque de Tournier se caractérise par un mouvement de dépassement et de transcendance que la deuxième partie du recueil tente de rapporter au sacré. Malheureusement, il y a des articles dans cette partie qui parlent de la transcendance sans y faire entrer le concept du sacré (Tournier) ou qui ne parlent ni du sacré ni de la transcendance (Beckett). Une telle disparité semble symptomatique du recueil en général.

11Adoptant la même approche que dans Tournier élémentaire, Krell se sert des analyses de Bachelard pour expliquer les figures du serpent et de la racine dans le roman Eléazar de Tournier. Mais là où Tournier élémentaire réussit à interpréter un grand nombre de symboles dans l’œuvre de Tournier, l’article « Tournier l’enraciné » reste pris dans les différences parfois irréconciliables entre la pensée bachelardienne et le texte de Tournier. Pour commencer son article, Krell relève quelques ressemblances entre la vie de Bachelard et la vie de Tournier, entre autres, les séjours en Bourgogne qui font de Tournier « un déraciné, un Parisien qui se dit un Bourguignon manqué » tout comme le personnage principal de son roman, Eléazar, « un double déraciné », « pasteur protestant en Irlande catholique » (54). (Le lien entre cet état de déracinement et l’analyse de la racine chez Bachelard reste un point faible de l’article. D’après ce qu’en dit Krell, Bachelard ne fait pas ce lien. Quant au roman de Tournier, il n’y est pas tellement question de la racine ni comme objet ni comme symbole.) Ensuite, Krell tente d’appliquer l’analyse du serpent que fait Bachelard dans La Terre à la figure du serpent dans Eléazar. Mais puisque le narrateur d’Eléazar donne sa propre explication de la signification du serpent, le discours de Bachelard semble quelque peu déplacé, voire superflu. En effet, Krell est obligé de terminer cette partie de son étude en résumant les différences : le geste essentiel du serpent est de regarder (immobilité) chez Tournier, alors que c’est le mouvement d’enlacer et de glisser chez Bachelard (58). Enfin, on pourrait se demander ce qui a motivé le choix de symboles chez Krell : l’organisation du livre de Bachelard ? C’est Krell lui-même qui signale que « [d]ans La Terre […], le chapitre « Le serpent » est immédiatement suivi par « La racine »… » (58).

12La représentation de la deuxième Guerre Mondiale dans Le Roi des aulnes, et plus généralement le rapport entre l’histoire et le mythe chez Tournier, a déjà fait l’objet de nombreuses études. On aurait aimé que David Gascoigne reconnaisse ce fait car sa thèse sur la transcendance de l’Histoire chez Tournier serait plus nuancée si elle s’était située par rapport aux arguments déjà élaborés par Jean Améry, Colin Davis, Saul Friedlander, Sara Horowitz, Liesbeth Korthals Altes, David Price, Anthony Purdy, Margaret Sankey, Winifred Woodhull, entre autres. Prenant comme premier exemple Le Roi des aulnes, Gascoigne avance l’argument que les événements de l’Histoire suivent la logique personnelle de l’histoire du Moi de sorte que « la ‘féerie’ remplace la causalité, la conviction personnelle … se substitue aux constations objectives, et les déterminismes collectifs de l’histoire laissent la place à un jeu de forces et d’affinités occultées » (68). D’après Gascoigne, l’Histoire se voit subjuguée à la logique imperturbable des événements de l’histoire dans Le Roi tout comme dans Vendredi, Les Météores et Gaspard : « le moi absorbe le cosmos… ; l’être refuse de se laisser emprisonner dans l’histoire … [et] dans l’espace » (73). Cette dernière phrase met clairement en évidence un problème dans la conclusion de l’article, à savoir le flottement entre l’histoire, petite « h », et l’Histoire, grande « H ». Tout en étant d’accord que Tournier met en question l’Histoire comme méta-récit dans ses romans, le lecteur peut objecter que le personnage ne réussit tout de même pas à se libérer de son histoire.

13On entend des échos de la thèse de Gascoigne dans l’article de Poirier lorsque ce dernier décrit Le Roi des aulnes comme un univers où « l’Histoire n’est jamais que le mode d’apparaître du Mythe » (76). Mais chez Poirier, c’est l’histoire biblique de l’Apocalypse qui sous-tend la structure du roman. Plutôt que de comparer soigneusement toutes les ressemblances entre l’histoire biblique de l’Apocalypse et les personnages et événements du Roi (comme le fait Tumanov dans «John and Abel in Michel Tournier's Le Roi des aulnes»), Poirier relève deux tendances générales faisant du Roi un texte apocalyptique : d’une part, la parole prophétique de Tiffauges et du narrateur ; et, d’autre part, l’accomplissement de cette parole à la fin du roman. D’après Poirier, les derniers événements de l’histoire représentent à la fois une salvation (du bon moi de Tiffauges) et un anéantissement (de la communauté nazie, donc, du mal) (83). Il constate qu’une telle fin est typique de l’univers tourniérien : le salut n’est possible que lorsque le Mal se transforme en Bien, que l’Histoire se transforme en Mythe (84). On peut se demander si la conclusion de Poirier ne réduit pas quelque peu la complexité du rapport entre le Bien et le Mal, entre l’Histoire et le Mythe chez Tournier : s’agit-il vraiment d’opposition à transcender ? D’après Korthals Altes dans son livre Le Salut par la fiction, il est plutôt question de faire « coexister les contraires sans réduction de leur différence » (Korthals Altes, Le Salut par la fiction 217).

14Dans son article sur La Couleuvrine, nouvelle écrite pour de jeunes lecteurs, Cornelia Klettke met en évidence tout l’intérêt de l’approche structuraliste quand on a trait à l’œuvre d’un auteur qui travaille et retravaille ses romans jusqu’à ce qu’ils constituent « un ensemble absolument cohérent, une Gestalt dont les parties se répondent les unes aux autres » (Tournier cité dans de Rambures 165). Pour commencer son analyse, Klettke signale l’importance du thème de miroir dans la nouvelle, thème qui permet « un répertoire apparemment inépuisable de possibilités de reflets » (86). Elle signale plusieurs plans dans le conte sur lesquels paraissent les structures binaires : le plan historique et géographique, le plan des personnages, des événements et des symboles. Mais les jeux de miroir ne sont jamais si simples chez Tournier. Comme le note Klettke, il y est également question de permutations et de transpositions, de défigurations et de dissolutions. Pour conclure, elle suggère que c’est de cette complexité structurale que le lecteur adulte (et sans doute le critique littéraire aussi !) tire son grand plaisir (94).

15Cette question du flou entre fiction pour enfants et fiction pour adultes chez Tournier sert d’objet d’étude au dernier article de la deuxième partie du recueil. Après avoir signalé l’importance des lectures d’enfance pour Tournier, Sandra Beckett trace minutieusement les différentes transformations des textes pour adultes en textes pour enfants : Vendredi ou les limbes du Pacifique en Vendredi ou la vie sauvage, Gaspard, Melchior et Balthazar en Les Rois mages, plusieurs contes tels que « Barbedor », « Barberousse », et « Le miroir à deux faces » en recueil dans Barberousse, etc. Ce qui fait défaut à son travail minutieux de dépistage, c’est l’approche critique. Par exemple, Beckett affirme que la fonction du conte change lorsqu’il est enlevé de son contexte original et inséré dans un recueil (99). On aurait aimé qu’elle explique davantage le comment et le pourquoi. Il en va de même pour sa conclusion : « [P]eu d’écrivains contemporains auront écrit des textes qui franchissent si aisément les frontières entre fiction pour adultes et fiction pour enfants » (105). Le lecteur se demande : quelles sont les caractéristiques de cette fiction ? qu’est-ce qui détermine les frontières entre fiction pour adultes et fiction pour enfants ? Même si Beckett répond à de telles questions dans son livre De grands romanciers écrivent pour les enfants, elle pourrait les résumer dans son article.

16Humour rose, humour noir et humour blanc sont les trois formes d’humour que Tournier identifie et illustre dans Le Vent Paraclet. Mais c’est avant tout l’humour blanc qui retient son attention car sa fonction à la fois subversive et positive vis-à-vis de l’ordre social reflète le rôle visé par Tournier pour son œuvre littéraire. Il est étonnant que dans la troisième partie du recueil intitulée « Le Rire », ni l’article de Cloonan sur la parodie ni l’article d’Alessandrelli sur l’humour et l’ironie ne consacre du temps à analyser ce passage.

17Lors d’un entretien en 1987, Tournier raconte une conversation, ou plutôt un argument, entre lui et Robbe-Grillet au cours de laquelle ils s’opposent diamétralement sur le sujet de leurs projets littéraires. Alors que Tournier insiste qu’il écrit parce qu’il a quelque chose à dire, Robbe-Grillet rétorque qu’il n’a pas de sujet en écrivant, qu’il part du minimum (Tournier cité dans Petit 189-90). William Cloonan relève le défi de montrer tout le contraire, à savoir que Le Roi des aulnes s’inscrit dans la même perspective critique que le Nouveau Roman. Pour ce faire, Cloonan part de l’idée que Le Roi illustre « l’incapacité du roman contemporain à traiter en profondeur les grandes questions morales et sociales de notre époque » (108). Même si l’on n’est pas d’accord avec une telle caractérisation du roman contemporain, on peut trouver intéressante la thèse de l’article. Malheureusement, Cloonan suit trop d’autres pistes – les ressemblances entre Tiffauges et Faust, la question de la pédophilie dans le roman, la dimension symbolique du roman, etc. – pour bien approfondir son interprétation du Roi comme parodie du métarécit. Tout compte fait, sa thèse ne tient pas face aux arguments de Horowitz, de Price, et de Purdy, affirmant que la narration du Roi ne permet pas de distanciation ironique et que le roman a beaucoup à dire sur la responsabilité de chaque être humain dans les événements de la Deuxième Guerre Mondiale.

18Dans le tout dernier article du recueil, Susanna Alessandrelli propose une nouvelle grille d’interprétation pour l’œuvre de Tournier : d’un côté, l’ironie comme projet utopique pour subvertir l’ordre social ; et de l’autre côté, l’humour comme perception drôle de l’ordre des choses (115). Elle choisit comme texte principal, Gaspard, Melchior et Balthazar, où l’on trouve des exemples et de la subversion ironique et de la perception humoristique. Son analyse s’avère très intéressante dans la mesure où elle éclaircit un texte moins étudié de Tournier et qu’elle repense son projet littéraire général. On aurait tout de même aimé que la critique se penche quelque peu sur les techniques humoristiques dans le texte : pourquoi est-ce que « la description des nourritures exotiques nous fait sourire » (121) ? Quelle sorte de lecteur trouverait drôle cette scène ? Par ailleurs, il reste à intégrer dans la grille les observations de Kirsty Fergusson sur l’ironie chez Tournier (voir « Metaphysical Desires and Ironist Devices in the Works of Michel Tournier » et « Totalité et ironie »).

19En dépit donc des imperfections locales du recueil, le lecteur initié trouvera dans l’ouvrage des arguments intéressants et le lecteur non-initié arrivera à connaître un auteur important de la littérature française du vingtième siècle. Quant à la critique, il lui reste encore à situer l’œuvre de Tournier par rapport à la littérature du vingt-et-unième siècle.