Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Février 2020 (volume 21, numéro 2)
titre article
Jehanne Denogent et Nadejda Magnenat

Décoloniser le primitivisme

Decolonizing primitivism
Ben Etherington, Literary Primitivism, Stanford, Stanford University Press, 2018, 240 p., ISBN: 9781503602366.

Le primitivisme emphatique

1Paru en 2017, Literary primitivism offre à la recherche francophone sur le primitivisme un décentrement bienvenu, en plus de proposer une conception formelle d’un primitivisme littéraire jusque‑là peu théorisé. Dans la lignée d’une tradition anglo‑saxonne très impliquée dans les questions d’identités culturelles, Ben Etherington donne du concept de primitivisme une nouvelle définition stimulante, non plus uniquement esthétique mais engagée et historiquement située. Pour « remettre en question l'opinion consensuelle selon laquelle le primitivisme ne serait qu'une mauvaise chose » (p. 160), il retourne la notion en un projet utopique de ressourcement qui ne prend pas appui sur l’Autre, mais sur son opposition au capitalisme mondialisé.

2B. Etherington se positionne contre ce qu’il nomme le « philo‑primitivisme » et son fondement essentialiste, à savoir une « affinité exprimée pour les gens ou les peuples que l'on croit vivre une vie plus simple et plus naturelle que celle des gens de l'Occident moderne1 » (p. 10). En prenant appui sur les travaux de Rosa Luxemburg, il propose au contraire de redéfinir historiquement la notion, en lien avec la montée de l’impérialisme capitaliste à la fin du xixe siècle. Ce qu’il nomme un « primitivisme emphatique » participe donc des littératures engagées contre la colonisation. Ce projet littéraire utopique trouverait son expression la plus forte lors de l’expansion colonialiste capitaliste, en tant que principe de résistance sociale et économique.Le volume offre ainsi un regard oblique sur une tradition critique qui a considéré le primitivisme comme une forme d’idéalisation détachée de son contexte d’émergence. L’essai d’Etherington « décolonise2 » la notion de primitivisme en l’alignant sur l’idéal des mouvements de décolonisation au xxe siècle, motivés par l’espoir d’un monde social autre que celui créé par le capitalisme occidental.

3Literary Primitivism se structure en deux parties. La première pose les fondements et les outils théoriques éprouvés dans la seconde, constituée des analyses des œuvres d’Aimé Césaire, David Herbert Lawrence et Claude McKay. Après l’identification des conditions historiques et matérielles du primitivisme littéraire envisagé dans la première partie, les trois études constituent la part centrale du volume car elles « s'attachent à élucider le sens véritable du primitivisme » (p. 69). En proposant une analyse souvent intertextuelle des œuvres à partir de leurs contextes respectifs, B. Etherington dégage plusieurs traits stylistiques susceptibles de dessiner une généalogie du primitivisme littéraire au xxe siècle. Pour cela, il n’hésite pas à aborder de front les idéologies raciales des textes étudiés. En effet, B. Etherington annonce préférer une approche fondée « dans la sensibilité d’époque et dans toute l’ampleur de son idéalisme radical et souvent racialisé » (p. 37).

4Cette relecture du primitivisme permet par ailleurs de déterritorialiser la notion, en liant l’étude d’écrivains occidentaux et extra‑occidentaux. Le rapprochement proposé entre un article du penseur allemand Carl Einstein en 1919 — qui définit l’art primitif comme le « refus de la tradition artistique inféodée au capitalisme » (p. 33) — et le manifeste des étudiants antillais Légitime défense,adressé en 1932 « aux jeunes noirs [qui] ont particulièrement à souffrir du capitalisme3 » (p. 38), est particulièrement convaincant. Les deux discours « sont motivés par le même désir de trouver la base sociale et esthétique pour une négation du "capitalisme international" » (p. 39).

5Pour fonder historiquement son propos, B. Etherington file le topos du « noble sauvage » à partir du xviie siècle dans différents textes de la littérature anglo‑saxonne (Dryden, Davenant, Haggard, Conrad). Il montre que ces exemples de « philo‑primitivisme », qu’il articule aux théories de Rousseau, de Darwin et de Lévi‑Strauss, déploient aussi des enjeux narratifs critiques vis‑à‑vis de la conquête coloniale de l’Occident. Le développement de l’imaginaire attaché au primitif, toujours plus utopique, est ainsi mis en perspective avec l’expansion capitaliste.

6Si l’on apprécie la clarté des postulats méthodologiques développés dans la première partie, on regrette parfois que les extraits analysés, riches et nombreux, ne soient justement pas davantage ancrés dans leur contexte respectif. La notion marxiste d’impérialisme reste en effet relativement homogène malgré la diversité des cas abordés. Mais B. Etherington entend ainsi adopter le « point de vue de la totalité » qu’il emprunte à la théorie de Georg Lukács, pour « aborder les phénomènes sociaux comme des parties interdépendantes d'un tout en évolution dialectique » (p. 87), une perspective matérialiste qui a notamment pour corollaire de discuter la pertinence du concept de « world literature4 », par lequel se clôt l’essai de B. Etherington.

Le néo-primitivisme & la question de la représentation

7Literary primitivism marque une prise de position claire dans le champ des études postcoloniales, qui ont durement attaqué le mythe primitiviste, considéré comme une projection idéologique unidirectionnelle du colonisateur sur le colonisé. En redéfinissant le primitivisme comme un projet non spécifique à l’Occident, B. Etherington contourne ce biais et redistribue les pouvoirs. Le mythe primitiviste ainsi redéfini garde pour autant sa performativité sur l’échelle des valeurs, mais dans un sens contestataire par rapport à l’impérialisme capitaliste. L’ouvrage entend dès lors répondre aux insuffisances des théories postcoloniales déconstructionnistes des années 1980, relevées par Victor Li notamment. Victor Li reproche à ce courant de pensée, qu’il nomme « néo‑primitiviste », d’avoir vidé la notion de sa substance sous couvert de bien‑pensance : en remplaçant « le Primitif » par une altérité abstraite idéale, « l’Autre », cela revient à faire « du primitivisme sans primitifs » (p. 13). Selon Victor Li, largement cité dans l’ouvrage :

si l'absence référentielle des primitifs absout le néo‑primitivisme du péché « orientaliste » de représenter ou de parler pour les autres de manière concrète, elle donne aussi au néo‑primitivisme le pouvoir de juger si le discours ou la représentation des autres est à la hauteur de son idéal spectral non référentiel du primitif. Le néo‑primitivisme protège l'autre du pouvoir de représentation, c'est en même temps son pouvoir de contrôler toutes les représentations de l'altérité en déterminant dans quelle mesure elles sont inférieures à cet Autre idéal (p. 13).

8B. Etherington résout par ailleurs l’aporie pointée par Victor Li en définissant le primitivisme non pas comme un objet fixe mais comme un processus. Pour aborder cette question centrale de la représentation, il emploie deux concepts du philosophe Ernest Bloch : la non‑synchronicité subjective — qui réfère au mécontentement des individus exclus d’une totalité qui les dépasse ; et la non‑synchronicité objective — qui désigne les objets et pratiques primitives persistantes dans la société, ce qu’il appelle aussi « les vestiges » (« the remnants »), concept clé de son approche. Pour B. Etherington, ce que le primitivisme emphatique perçoit dans « les vestiges » du monde primitif est la possibilité d'une vie sociale immédiate, c’est‑à‑dire non médiatisée par la société capitaliste. Le processus primitiviste désignerait la relation dialectique par laquelle « le vestige » est transformé lors de son activation littéraire. L’expérience esthétique permettrait donc de poursuivre le « désir de devenir primitif » (p. 7), au‑delà d’une représentation fixe. Il s’agit donc, dans ce volume, d’échapper à une cristallisation figurative pour saisir la présence dynamique du processus primitiviste dans l’œuvre littéraire et d’en comprendre le caractère historique.

9Literary primitivism déplace ainsi le débat de questions purement formelles à l’importance de l’engagement. À la définition fondatrice de Robert Goldwater en 1938, qui associe le primitivisme au modernisme, B. Etherington reproche en effet « the representation‑to‑abstraction fallacy » (p. 46), c’est‑à‑dire la présomption que le primitivisme adopte forcément une esthétique d’abstraction. L’analyse du roman de D. H. Lawrence The Rainbow met d’ailleurs l’accent sur le potentiel transformateur de l’œuvre d’art, sur sa capacité non seulement de représenter, mais aussi de raviver la possibilité de l’expérience primitive. Plutôt que de parler de « représentation » et d’« abstraction », les notions de « médiat » et « immédiat » sont proposées. Elles permettent, selon l’auteur, de dépasser une description purement formelle pour mieux décrire la morphologie primitiviste, qui passe « par le biais de l’existence médiatisée dans la vie immédiate. » (p. 56)

Le « sarcasme passionné » de Césaire

10Le chapitre inaugural de la deuxième partie, « Césaire, Fanon, et le projet de l’immédiateté », constitue la partie centrale du volume. Cahier d’un retour au pays natal est en effet considéré comme « la grande œuvre du primitivisme littéraire » (p. 42), en raison de sa force critique associé à un projet littéraire qui permet de retrouver une expérience immédiate du monde. Autour de ce texte se construit une démonstration éloquente du primitivisme emphatique défini théoriquement dans la première partie.

11B. Etherington élabore une analyse minutieuse du primitivisme de Césaire à travers son activation par Frantz Fanon, dans « L’expérience vécue du Noir », texte et pensée situés eux‑mêmes par rapport à l’existentialisme de Jean‑Paul Sartre et la fameuse préface donnée par celui-ci sous le titre L’Orphée noir à l’Anthologie de la poésie nègre et malgache de langue française (1948) de Senghor. En mettant en relation ces différents discours, B. Etherington entend dégager le nœud du primitivisme emphatique, à savoir un style performatif littéraire déterminé par son « sarcasme passionné » (p. 98). Se construit ainsi une lecture intertextuelle qui permet d’inscrire l’engagement littéraire de Fanon et Césaire dans un contexte à la fois littéraire et philosophique, sans pour autant détailler les spécificités des situations politiques et économiques. Cette approche en réseau a le grand mérite d’offrir une vue diachronique sur le primitivisme en ère impérialiste, c’est‑à‑dire du début de l’impérialisme financier à la décolonisation.

12« L’expérience vécue du Noir », repris dans le célèbre Peaux noires masques blancs de Frantz Fanon n’est pas considéré comme un essai sur le primitivisme mais comme une activation de la poétique propre au Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire. En même temps, par ce chapitre, Fanon se positionnerait face à la préface de Sartre L’Orphée noir. Dans la préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de Léopold Sédar Senghor, Sartre décrivait la Négritude comme « le temps faible d’une progression dialectique [...]. Ainsi la Négritude est pour se détruire, elle est passage et non aboutissement, moyen non fin dernière5 » (p. 81). Au contraire, Fanon place son écrit sous le signe de l’expérience, celle vécue par l’homme noir que Sartre, de fait, ne peut aborder que de manière abstraite et théorique. B. Etherington s’applique à montrer que cette expérience est performée dans l’écriture même du penseur antillais. Le primitivisme de Fanon se révèle par la poétique (répétitions, parallélismes, …) et par un même « sarcasme passionné », pivot de la démonstration de B. Etherington liant les engagements littéraires de Fanon et Césaire :

Nous en arrivons donc à la revendication la plus cruciale de cette étude, celle qui est aussi le noyau du phénomène primitiviste de l'histoire mondiale : le sarcasme passionné de Césaire ne cherche pas à démolir la négrophilie/‑phobie dans le but de détruire les illusions mais à attaquer leurs formes contingentes afin de régénérer l'aspiration à une ontologie noire (p. 99).

13Fanon, profondément imprégné du primitivisme de Césaire, contrecarre toute forme d’aliénation en parvenant à retrouver, dans l’expression littéraire, la possibilité d’une expérience immédiate du monde. « C’est qu’il fallait néantiser la situation présente et tenter d’appréhender le réel avec une âme d’enfant6 », écrit‑il.

14Si la préface de Sartre au volume de Senghor est utilisée comme une pierre angulaire de la démonstration, le poète et politicien sénégalais est le grand absent de ce chapitre. Il est surprenant en effet de contourner le cas complexe de l’engagement primitiviste de Senghor, sur lequel se penche par exemple Souleymane Bachir Diagne7. Membre fondateur de la Négritude aux côtés de Césaire, Senghor évoque souvent les références d’un primitivisme européen du début du siècle (Frobénius, Bergson, Paul Guillaume) pour décrire une âme et un style « nègre » (« Ce que l’homme noir apporte », 1939). Si, on le comprend, Césaire est le poète primitiviste par excellence pour Etherington, il aurait néanmoins été intéressant d’évoquer la figure de Senghor, tant par l’amitié qu’il entretenait avec Césaire que pour les ambiguïtés qui lui ont été reprochées.

Narrations primitivistes & devenir primitif

15Les chapitres suivants qui analysent les œuvres de David Herbert Lawrence et Claude MacKay, permettent à Etherington de proposer une généalogie du primitivisme littéraire dont le primitivisme emphatique de Fanon et Césaire serait la forme la plus aboutie. MacKay fait figure de lien entre Lawrence et Césaire. Tout en ayant joué un rôle de catalyseur pour les poètes de la Négritude avec son roman Banjo (1929), il fut par ailleurs un fervent lecteur de Lawrence, jusqu’à revendiquer une « parenté spirituelle » avec son œuvre (p. 135). En déployant cette nouvelle histoire littéraire du primitivisme, le volume rejoue une chronologie d’ordinaire centrée autour de la modernité et des avant‑gardes artistiques du début du xxe siècle, pour placer au cœur de la réflexion les littératures engagées contre l’impérialisme.

16Etherington présente le projet primitiviste de Lawrence comme « une sorte de miroir hyperbolique anticipateur », un précurseur « téméraire mais désordonné » (p. 109) du primitivisme emphatique de Fanon et Césaire. Le primitivisme de Lawrence est abordé en premier lieu de manière intertextuelle à travers l’un de ses détracteurs à la rhétorique raciste et colonialiste, Wyndham Lewis et son Paleface (1923), qui anticipe d’une certaine façon — en négatif — Peaux noires masques blancs de Fanon. Un détour par la lecture polémique de Lewis sur Lawrence permet de prendre ainsi la mesure de l’antagonisme des forces en présence et précise le projet primitiviste de Lawrence.

17Tout en exposant l’horizon scientifique racialiste dans lequel Lawrence évoluait, B. Etherington souligne que pour l’écrivain, l’acte d’écrire aurait été une révélation primitiviste en soi. Elle lui aurait permis d’élaborer une théorie du « sang », selon laquelle ce fluide serait porteur d’une conscience et d’un savoir élémentaire échappant à la conscience et susceptible de transparaître dans l’écriture. Dans Women in love (1920) une telle intensité s’exprimerait par un style littéraire constitué de « techniques d’immédiateté » qu’Etherington analyse dans le détail (subjectivité de la voix narrative, itérations, parallélismes, variations métaphoriques) qui « visent à mettre le lecteur en contact direct avec le mouvement de la conscience » (p. 120). Lawrence aurait donc eu l’ambition de donner « un langage et une forme artistique au processus du devenir primitif » (« the process of becoming‑primitif ») de l’écrivain comme du lecteur. Selon lui, le texte serait l’émanation d’une expérience pure des passions et permettrait d’« apprendre à ne pas savoir », en « luttant pour façonner un style littéraire qui pourrait incarner la connaissance du sang » (p. 109).

18Outre le projet stylistique de Lawrence, Etherington s’intéresse aux « vestiges » du primitif dans la trame narrative de ses romans. Il tisse notamment des parallèles entre la Négritude étudiée par Fanon (dans Native Son de Richard Wright) et la « blanchitude » des personnages de Lawrence, à la mesure des tensions et contradictions que la quête primitiviste révèle des idéologies en marche.

Il ne s'agit pas d'impliquer une équivalence [entre Négritude et blanchitude], mais d'enregistrer les façons dont la pensée raciale a endommagé l'immédiateté dans le monde créé par l'impérialisme (p. 123).

19La trajectoire morbide et la violence des personnages est notamment abordée avec la théorie économique de Joseph Schumpeter, selon laquelle le système capitaliste engendrerait un processus incessant de « destruction créative » (p. 124). B. Etherington montre que Lawrence fait culminer cette logique dans The Plumed Serpent (1926). La fiction met en scène la libération du peuple autochtone mexicain par une révolution anti‑coloniale, mais qui prend des allures fascistes. Au‑delà du jugement philosophique qu’implique cette issue, c’est l’impossibilité de l’utopie primitiviste qui est mise en avant par B. Etherington :

Ce qui est significatif, c'est que la tentative de narrer le primitif comme ici et maintenant (le chapitre final est justement intitulé « Here ! ») ne peut pas prendre la forme descriptive d'un ordre social établi. Le primitif utopique n'existe « nulle part » dans le monde impérial – il n'en reste aucun dont le « sang » ne soit contaminé par l'impérialisme. Le résultat est un mélange tape‑à‑l'œil de clichés nazis et de stéréotypes philo‑primitivistes (p. 132).

Immédiateté & utopie

20Si l’œuvre de Lawrence peut être analysée comme une « narration primitiviste », B. Etherington renverse les termes s’agissant de McKay, qui élaborerait un « primitivisme narratif » puisque selon lui, McKay « primitivise » la substance même de la narration à force de poursuivre inexorablement l’immédiateté :

chez McKay, on a toujours le sentiment que l'expérience primitive authentique est toujours à portée de main, de sorte que les contradictions du primitivisme se manifestent d'autant plus directement tant dans le style que dans la forme. Nous entrevoyons à la fois ce qui est supposé être primitif et percevons avec plus d'acuité son impossibilité actuelle comme une réalité sociale (p. 135).

21Dès lors que McKay était conscient de la totalité du système impérialiste mondial, les personnages de déclassés dans Banjo (1929) — immigrés, vagabonds et voyous idéalisés —vont lui permettre de retrouver des survivances primitives. En effet, ce « lumpenproletariat colonisé » (p. 141) résiste à l’assimilation par la civilisation occidentale, grâce à la préservation de sa spontanéité. Ces vies « non‑synchrones » sont ainsi célébrées par le roman selon un mode utopique primitiviste.

22La musique joue un rôle central dans cette possibilité de régénération, tant du point de vue narratif que stylistique. B. Etherington tente ainsi de circonscrire la prose « jazz » de McKay, en comparant ses techniques d’immédiateté stylistiques (énumération, parallélisme, syntaxe, rythme) avec celles de Lawrence dans Aaron’s Rod (1922), qu’elles prennent la forme d’une description musicale ou qu’elles figurent la « conscience musicale » du personnage.

23B. Etherington étudie enfin les idéologies primitivistes qui traversent l’œuvre de McKay, pour mesurer en quoi celle‑ci a marqué les poètes de la Négritude. Il montre que chez McKay, tout comme chez Lawrence d’ailleurs, un écart subsiste entre, d’une part, la volonté de fournir une sorte d’expérience de conscience immédiate par le style et la forme, et, d’autre part, le développement d’une intrigue qui nie toute possibilité de réflexivité. C’est cet écart que Césaire aurait compris à la lecture de McKay, selon B. Etherington qui explique que « le plongeon primitiviste de la Négritude ne cherch[e] pas à se connaître lui‑même, l'acte étant lui‑même connaissance » (p. 160).

Décoloniser, émanciper la théorie littéraire

24En confrontant dans la conclusion cette nouvelle définition du primitivisme au concept de « world literature », Etherington réaffirme la démarche d’actualisation proposée par Literary primitivism et, de fait, la singularité de sa position dans le monde académique anglo‑saxon. Le volume s’applique en effet à fonder et légitimer une théorie du primitivisme littéraire à l’aide de concepts dont l’articulation nous a paru parfois ardue à comprendre et à mettre en perspective. Pour autant, si le volume cherche davantage à définir un projet plutôt qu’une esthétique, il propose une ouverture contemporaine bienvenue à la notion de primitivisme. Les propositions de Literary primitivism nous semblent en effet particulièrement importantes dans la mesure où elles offrent une réplique féconde dans le débat contemporain, sur l’appropriation culturelle par exemple. B. Etherington parvient non seulement à réintroduire cette notion de manière pertinente, assumée et historiquement située, mais il en fait surtout l’outil pour une critique décloisonnée et décoloniale. Pour autant qu’il serve à ce projet d’émancipation, le terme de « primitivisme » en théorie littéraire est donc promis à des horizons stimulants.

25Nous aurions néanmoins apprécié que le cadre puisse être encore davantage élargi pour admettre d’autres formes de primitivismes. Si la définition que propose B. Etherington transcende les catégories d’« occidental » et de « non‑occidental », elle reste toutefois centrée sur ce qu’on peut appeler une géopolitique mondialisée du primitivisme et ne prend pas en compte les dimensions intermédiales, régionales et plurielles que décrit par exemple Philippe Dagen dans Le peintre, le poète, le sauvage : les voies du primitivisme dans l’art français (1998)8. Il existe et a existé sans doute des primitivismes, qui pourraient être plus généralement envisagés selon le paradigme du décentrement opéré par les marges, que celles‑ci proviennent des antipodes ou de « régions » plus insoupçonnées en Occident, comme le folklore, la production artistique des enfants ou des fous. « J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires9 » écrivait Rimbaud. Le primitivisme emphatique et sa charge émancipatrice pourrait s’y intégrer, à l’image du poème Barbare d’Aimé Césaire, que B. Etherington analyse par quelques fragments seulement, comme beaucoup d’autres textes cités dans Literary Primitivism. Nous souhaitons donc, en guise de conclusion, faire place au poème de Césaire, que nous reproduisons ici en entier :

C'est le mot qui me soutient
et frappe sur ma carcasse de cuivre jaune
où la lune dévore dans la soupente de la rouille
les os barbares
des lâches bêtes rôdeuses du mensonge
Barbare
du langage sommaire
et nos faces belles comme le vrai pouvoir opératoire
de la négation
Barbare
des morts qui circulent dans les veines de la terre
et viennent se briser parfois la tête contre les murs de nos
oreilles
et les cris de révolte jamais entendus
qui tournent à mesure et à timbres de musique
Barbare
l'article unique
barbare le tapaya
barbare l'amphisbène blanche
barbare moi le serpent cracheur
qui de mes putréfiantes chairs me réveille
soudain gekko volant
soudain gekko frangé
et me colle si bien aux lieux mêmes de la force
qu'il vous faudra pour m'oublier
jeter aux chiens la chair velue de vos poitrines10

26.