Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Printemps 2006 (volume 7, numéro 1)
Noëlle Benhamou

L’oeil et l’esprit : le fantastique ou la question du réel

Michel Viegnes, Le Fantastique, Paris, Flammarion, GF-Corpus Lettres, 2006, 240 p. ISBN : 2-08-073075-4.

1La collection GF-Corpus Lettres, qui compte déjà douze volumes consacrés aux genres et notions générales de théorie littéraire (le comique, l’intertextualité, le roman, le personnage…), s’enrichit d’un ouvrage sur le fantastique. Il ne s’agit pas d’une étude de plus sur un thème particulièrement goûté par la critique mais d’un essai nécessaire sur ce sujet délicat entre tous qu’est le fantastique. En effet, l’introduction (p.13-45) est l’occasion pour Michel Viegnes de faire le point sur les différentes approches critiques depuis 1950 – date de la publication de la thèse de Pierre-Georges Castex1 – et de tordre le cou à certains lieux communs. L’auteur rappelle ainsi que le fantastique « est une catégorie esthétique et non un genre ». Le volume prend d’ailleurs en compte les arts plastiques et le cinéma. Chacune des six parties de l’essai initial pose un certain nombre de questions essentielles pour aborder l’étude des œuvres fantastiques et souligne les points de désaccord entre les divers théoriciens qui s’y sont intéressés.

2Dans la section de l’essai introductif intitulée « L’œil et l’esprit ? », M. Viegnes résume les différentes définitions du fantastique données par les exégètes. P.-G. Castex, Tzvetan Todorov2 et Irène Bessière3 par exemple se sont placés du côté de l’esprit. Pour eux, le fantastique est une rupture dans le quotidien, « une expérience imaginaire des limites de la raison ». T. Todorov a ainsi rationalisé le fantastique en lui appliquant l’analyse structurale. La fiction fantastique est perçue comme un jeu mental. Jean Bellemin-Noël4 en fait le support privilégié de sa méthode de texanalyse. Du côté de l’œil, se trouvent Charles Grivel5 et Denis Mellier6 qui considèrent le fantastique comme une « monstration de l’inexplicable » et de l’inacceptable.

3« Le littéral et l’allégorique » demandent aussi éclaircissements et explications. Si le récit allégorique fonctionne quelquefois comme un récit fantastique, il ne faut pas confondre allégorie et allégorisme. La lecture des motifs fantastiques se fait souvent à deux niveaux. Peut-on suivre l’exemple de quelques anthologies et études qui retiennent Kafka et Robbe-Grillet comme auteurs fantastiques ? Le texte fantastique se définit avant tout par « une poétique de la peur », de l’angoisse, dont le lecteur connaît tous les degrés en même temps que le personnage. Lovecraft7 mais aussi Jean-Luc Steinmetz8, Jean Fabre9, Jean-Baptiste Baronian10 sont convoqués pour débattre de cet aspect du sujet. L’étrangeté peut ne pas générer l’effroi.

4Dans « Incertitude et ambiguïté », M. Viegnes rappelle que le doute est la notion communément reconnue et acceptée par la critique en matière de fantastique. Il explique la distinction opérée par J. Fabre entre un fantastique « obtus », qui laisse une grande liberté à l’interprétation, et un fantastique « obvie », davantage proche de l’étrange puisque le phénomène est expliqué. Si le non-savoir effraie, la dernière explication est alors la folie du héros des œuvres fantastiques. Comme l’a bien montré Gwenhaël Ponnau11, ce thème est au cœur même du fantastique. Le surnaturel prend différentes formes : le connu et l’inconnu. Se pose alors logiquement « La question du réel » qui revient fréquemment sous la plume des théoriciens du fantastique : Roger Bozetto12 et J.-B. Baronian13. Ce dernier caractérise le fantastique maupassantien de « fantastique intérieur ». Maupassant avait lui-même insisté dans plusieurs chroniques sur la mutation du genre au XIXe siècle.

5L’écriture fantastique repose avant tout sur « Un art du visible ». Les travaux de Philippe Hamon ont montré l’intérêt qu’il fallait accorder à la description. Dans les récits fantastiques, la critique avait tendance à ne s’intéresser qu’aux narrations, alors que le décor, les portraits et la description d’objets font sens et sont sans doute davantage porteurs de signes que dans le texte réaliste. M. Viegnes insiste également sur la dimension transgénérique et « transesthétique » du fantastique. La partie sur « Le fantastique au cinéma » le prouve.

6Le corps de l’ouvrage est constitué, selon le principe de la collection, d’une copieuse anthologie dans laquelle les textes sont classés, de façon très pertinente, autour des structures narratives (début, fin, chute) et des figures rhétoriques dominantes (synecdoque, hypallage, répétition). Elle présente ensuite de manière plus classique les thèmes majeurs et les invariants du fantastique : peurs, rêves, objets, érotisme, Autre. La littérature fantastique échappe ainsi à une présentation purement diachronique. Les auteurs d’époques et de langues différentes sont confondus et confrontés. Bien que tous les siècles soient représentés, on notera cependant une présence massive du XIXe siècle français (Gautier, Lorrain, Maupassant, Mérimée, Villiers de L’Isle-Adam) et étranger (Hoffmann, Poe, Pouchkine, Stevenson, Le Fanu). Néanmoins, le XVIIIe (Cazotte) et le XXe siècles (Borgès, Buzzatti, Cortàzar, Ewers) ne sont pas oubliés. Des illustrations commentées (entre autres L’Araignée souriante d’Odilon Redon, The Climax de Beardsley et une scène du film de Wegener tiré du Golem de Meyrink) agrémentent l’ensemble et permettent de mieux comprendre le rapport texte et image dans l’esthétique fantastique. Enfin, un « Vade Mecum » des notions essentielles à la théorie du fantastique – merveilleux, fantaisie, horreur – et une bibliographie commentée achèvent le volume.

7Certes, on aurait aimé voir figurer dans la liste des extraits des textes d’Erckmann-Chatrian, de Nerval, Nodier, Nathanaël Hawthorne, O’Brien ou Roald Dahl mais les contraintes de la collection nécessitaient un choix. De même, le lecteur pourrait trouver que les auteurs récents (fin du XXe) sont peu représentés — problèmes de droits, assurément !

8Le grand mérite de cet ouvrage est de fuir les extraits rebattus au profit de morceaux classiques moins connus et de surprendre le lecteur par la présence d’auteurs comme Octave Mirbeau (Le Jardin des supplices) et Huysmans (Là-Bas). L’originalité de cette anthologie, précédée d’un essai éclairant et utile, repose sur le constant souci de clarté et de diversité, la rigueur des analyses initiales et des notices qui précèdent chaque extrait, et la prise en compte des arts visuels (cinéma, peinture) au côté de la littérature fantastique. L’étudiant, l’amateur et le chercheur y trouveront des pistes de réflexions et de lectures fantastiques.