Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Janvier 2019 (volume 20, numéro 1)
titre article
Maxime Kamin

Rétablir Gaston Paris dans son héritage : pour une théorie de l’amour courtois

Adeline Richard-Duperray, L’amour courtois. Une notion à redéfinir, Presses Universitaires de Provence, 2017, 134 p., EAN  9791032001158.

1L’ouvrage d’Adeline Richard‑Duperray répond au besoin légitime de redéfinir précisément le champ d’application d’une notion qui, depuis l’interprétation qu’en a proposée Gaston Paris à partir d’une lecture particulière du Chevalier de la Charrette, s’est progressivement élargie à diverses formes d’amour au risque d’avoir perdu de sa pertinence. Pour éviter cet écueil, A. Richard‑Duperray se propose dès l’introduction de son étude de s’en tenir à une « définition étroite de l’amour courtois » (p. 8) et de prendre pour modèle le couple formé par Lancelot et Guenièvre. C’est à l’aune de cette relation adultère et secrète que l’auteure entend cerner de plus près les caractéristiques de la fin’amor et les infléchissements que cette notion subit dans la littérature arthurienne. L’enjeu de ce bref ouvrage n’est donc pas d’examiner en détail les différentes théories auxquelles l’amour courtoisa pu donner naissance dans le champ des études médiévales, mais de prolonger les réflexions de Gaston Paris et de les appliquer à l’analyse de quelques romans emblématiques du Moyen Âge (Érec et Énide, Le Roman de Tristan, La Queste del Saint Graal).

Les circonstances historiques & les influences culturelles à l’origine de l’amour courtois

2L’ouvrage d’A. Richard‑Duperray s’ouvre sur les conditions historiques et sociales qui ont favorisé le développement de la fin’amor. La vision d’un « mâle Moyen Âge », chère à Georges Duby1, inspire ces premières pages. La femme, dans la société féodale du xiie siècle, « ne possède pas de statut autonome » (p. 11) et constitue pour l’Église « la source de tous les maux humains ». Comment, dans ce contexte, s’expliquent les progrès d’une idéologie qui place la femme « en position dominante sur l’homme » (p. 12) ? En réponse, A. Richard‑Duperray invoque l’influence décisive d’Aliénor d’Aquitaine et de sa fille Marie de Champagne dans la promotion de ce nouvel art de vivre dont les valeurs et les idéaux sont indissociables du milieu de la cour, participent à la création de la littérature courtoise, mais ne coïncident pas nécessairement avec la fin’amor qui renvoie, dans un sens plus restreint, à une conception codifiée des rapports amoureux.

3Après avoir justement relevé cette différence essentielle, l’ouvrage rappelle ce que la fin’amor doit à la symbolique féodale : « la relation courtoise implique un contrat identique à celui de la relation vassalique, transposé dans le domaine amoureux » (p. 16). Le rituel de l’hommage, le devoir d’obéissance et d’auxilium sont passés en revue, illustrés notamment par quelques exemples tirés du Lancelot en prose, pour aboutir à la conclusion que l’amour courtois est indissociable du contexte historique et social dans lequel il émerge.

4C’est à partir de ces réflexions que sont abordées certaines des principales notions autour desquelles se construit la fin’amors (le joy, la mesure, la beauté). Les travaux de Georges Duby sont à nouveau convoqués pour expliquer comment le mariage, entendu comme « un contrat socio‑économique passé entre hommes » (p. 22) et dicté par des raisons d’intérêt, ne saurait se concilier avec la célébration d’un amour de libre élection. Peut‑être n’était‑il pas nécessaire de s’appuyer exclusivement sur les recherches de Georges Duby pour souligner la nature adultère de l’amour courtois : des textes directement issus de la période médiévale, ceux d’André le Chapelain par exemple, auraient pu servir d’illustration à ces réflexions, ou du moins leur apporter quelques éclaircissements.

5Le second chapitre revient quant à lui sur les différentes influences littéraires et culturelles qui ont pu jouer un rôle, réel ou supposé, sur le développement de la courtoisie et de l’amour courtois. Si A. Richard‑Duperray souligne « l’omniprésence du matériau ovidien » (p. 34) dans la lyrique médiévale, elle n’interroge pourtant pas le statut ambigu et problématique de cet héritage, et ne donne en exemple que l’intrigue du Roman de la Rose de Guillaume de Lorris. Pourquoi ne pas rappeler ce que doit la description des effets contradictoires de l’amour, présente aussi bien chez les romanciers courtois que chez les trouvères, au poète latin ? Pourquoi ne pas citer à ce propos les travaux de Jean‑Yves Tilliette, de Rüdiger Schnell ou de Birger Munk Olsen ? De même, on regrettera qu’aucun texte ne soit mentionné pour étayer l’hypothèse d’un éventuel point de contact entre la littérature arabo‑andalouse et la poésie des troubadours. L’auteure rappelle l’histoire bien connue du Majnûn Laylâ, du « fou de Leïla », consacrant le lien entre « aimer‑chanter‑mourir » (p. 38), pour conclure un peu précipitamment que « ces traits se transmettront ensuite dans le domaine d’oïl pour construire l’éthique de l’amour fine ». Cette hypothèse, qui partage encore la critique actuelle, aurait peut-être pu gagner à être abordée avec davantage de précautions.

L’amour courtois : une éthique conflictuelle

6Ces réflexions liminaires permettent d’introduire ce qui constitue, aux yeux d’A. Richard‑Duperray, l’essence paradoxale de l’éthique courtoise. L’amour courtois s’exerce nécessairement dans la souffrance et l’attente. C’est dans cette perspective que le troisième chapitre souligne la prééminence de certains motifs comme la mort d’amour, l’enamourement, ou le locus amoenus qui « disent tous à leur manière l’empêchement et l’obstacle comme principaux moteurs du désir » (p. 50). C’est peut‑être ici qu’un rappel de la place que tiennent ces motifs dans la lyrique d’oc et d’oïl aurait pu étayer une analyse brièvement esquissée. On peut s’étonner que l’auteure, qui se propose d’« étudier l’influence de la lyrique amoureuse d’oc sur l’aire d’oïl, mais aussi sur les autres genres » (p. 9) n’accorde en effet aucune attention à la production poétique du Moyen Âge. En témoignent les deux seuls ouvrages cités dans la bibliographie, l’anthologie de Henri Gougaud (Poésie des troubadours, anthologie) et celle de Pierre Aubry et de Joseph Bédier (Les Chansons des croisades), dont la première édition remonte à 1909.

7À l’inverse, A. Richard‑Duperray puise abondamment à la matière arthurienne pour illustrer les « problèmes politiques et religieux » posés par la fin’amor. De nature adultère, l’amour courtois est une « double faute » (p. 55), contre la loi humaine et contre la loi divine. Les figures de Lancelot et de Tristan sont là pour nous rappeler que la luxure, l’orgueil et la mélancolie qui s’emparent du fin’amanz constituent une menacepour l’ordre religieux et mettent en péril le corps social.

8Divers moyens sont alors mis en œuvre par les romanciers pour tenter de résoudre le conflit que porte en germe la fin’amors. Parce qu’il accroît la valeur de l’amant et l’incite à toujours accomplir de nouvelles prouesses, l’amour courtois peut avoir des « vertus salvatrices » (p. 60), comme le montrent les exploits de Lancelot dans le Chevalier de la Charrette. La notion de los, « corrélée à un amour sublimé en caritas et mis au service d’autrui » (p. 62), s’avère ainsi déterminante pour soustraire la faute des amants au jugement des hommes.

9Une autre tentative consiste encore, d’après l’auteure, à « atténuer la culpabilité du couple adultère en rejetant une partie de la faute sur d’autres personnages » (p. 66). De même que le roi Marc est décrit comme un être vil et fourbe dans le Tristan en prose, le roi Arthur apparaît dans le Lancelot en prose comme un souverain‑pécheur, précipitant la fin de son royaume en condamnant injustement la reine Guenièvre au bûcher et en se révélant coupable d’inceste avec sa sœur Morgane. En dernier ressort, l’intercession divine peut elle aussi laver du péché un amour adultère, ou du moins en diminuer la gravité, comme le montre la réécriture de la mort de Tristan et d’Yseult dans le Tristan en prose.

10Dans un dernier temps, l’ouvrage revient sur les fondements de ce rapport conflictuel qu’entretient l’amour courtois avec la société dont il est issu. On peut s’interroger sur la pertinence du terme « origines » (p. 69) choisi par l’auteure pour rendre compte de « l’éthique intrinsèquement paradoxale des œuvres des trouvères » (p. 70). N’est‑ce pas craindre d’envisager l’histoire littéraire dans une perspective téléologique, et de ranimer d’infructueux débats sur l’influence des « cours d’amours », certes présentées comme un « folklore de pacotille » (p. 70), ou des jeus partis sur le roman courtois ? Par ailleurs, s’il est possible de voir dans la structure antithétique du De Amore d’André le Chapelain un reflet de la nature contradictoire de la fin’amor, on rappellera cependant que cet ouvrage, qui présente l’amour comme un « juge suspect2 » ne peut se réduire à un simple « panégyrique de l’amour courtois » (p. 69), et qu’ilne se divise pas en deux parties, mais en trois.

Une conception univoque de l’amour courtois

11C’est dans le cinquième chapitre que l’auteure s’interroge enfin sur les « limites définitoires » de la fin’amor (p. 73). Conformément à ce qui était annoncé en introduction, les critères retenus sont ceux établis par Gaston Paris. Outre que cet amour doit être adultère, il faut aussi qu’il soit d’élection. Cependant, il est surprenant que ne soit pas cité dans cet ouvrage le principal article de Gaston Paris3 où se trouve exposée la théorie qui sert justement de fondement aux réflexions d’A. Richard‑Duperray. L’auteure envisage donc sur la base de ces « critères intangibles » (p. 74) l’amour courtois comme un « dogme » (p. 73), voire comme un système fixe de règles et de valeurs dont doivent être exclues toutes les œuvres qui, de près ou de loin, ne montrent pas les mêmes caractères.

12Cette conception univoque et fortement schématisée de l’amour conduit à présenter les romans de Chrétien de Troyes, en particulier Érec et Énide, Le Chevalier au lion et Cligès, comme des « anti-romans courtois » (p. 79). Érec et Énide, en effet, sont mariés. Yvain, de même, dont la relation avec Laudine se rattache à l’amour « chevaleresque » (p. 84). Quant au Cligès, si A. Richard‑Duperray admet qu’il s’y trouve des « schèmes essentiels de la relation d’amour courtois » (p. 86), à savoir l’adultère et le libre consentement des amants, elle considère pourtant que le mariage de Cligès et Fénice constitue un obstacle suffisant pour réfuter la thèse d’une lecture courtoise de ce roman.

13Le Bel Inconnu de Renaut de Beaujeu subit lui aussi le même traitement. Après avoir résumé l’intrigue du roman, A. Richard‑Duperray fait observer que la relation de Guinglain et de la Pucelle aux Blanches Mains prend « plutôt la forme de l’amour que la critique a pu appeler chevaleresque » (p. 89). Si nous sommes d’avis que l’expression « amour courtois » ne suffit à rendre les variétés particulières de relations amoureuses qui s’épanouissent dans la littérature médiévale, on peut se demander pourtant si réserver l’emploi de ce terme au seul cas du Chevalier de la Charrette ne risque pas d’appauvrir la complexité d’une notion qui échappe à toute tentative d’être érigée en système. Il est vrai que la théorie de Gaston Paris reste encore pertinente, mais il n’est pas certain qu’il faille la prendre pour unique valeur de référence. L’adultère et le consentement suffisent‑ils à nous convaincre que la production poétique médiévale se rattache à la fin’amor ?

14Étonnamment, le sixième chapitre prend le contre‑pied de la démarche suivie jusqu’alors pour dégager une synthèse de la fin’amor. Après avoir affirmé que le Chevalier de la Charrette constitue « le premier exemple d’un roman entièrement fondé sur les règles de l’amour fine la plus pure » (p. 98), A. Richard‑Duperray prend exemple sur le Lancelot en prose, le Tristan en prose, et le Roman de la Rose pour montrer en quoi l’amour courtois « est finalement métamorphosé en pulsion de vie par la grâce de la création, par le fait de dire que l’on ne peut pas dire » (p. 109). Entendu comme « puissance créatrice », l’amour subsume toutes les contradictions. Il serait donc possible « de relire sous l’angle du méta‑poétique l’ensemble du dispositif qui constitue l’amour courtois » (p. 108). Cette interprétation mériterait sans doute d’être nuancée, ou du moins d’être approfondie par une étude qui porterait sur la façon dont les poètes eux‑mêmes évoquent leur propre création.


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15L’ouvrage d’Adeline Richard‑Duperray peut être considéré comme une synthèse utile et pertinente des enjeux esthétiques et moraux que soulève la fin’amor. Nous lui reprocherons seulement de ne pas puiser à d’autres sources, notamment poétiques, pour enrichir sa réflexion et de s’appuyer exclusivement sur la théorie de Gaston Paris pour appuyer sa démonstration.