Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Novembre 2018 (volume 19, numéro 10)
titre article
Laurence Giavarini

La littérature mise en demeure (un cours de yoga wittgensteinien)

Florent Coste, Explore. Investigations littéraires, Paris : Éditions Questions théoriques, coll. « Forbidden beach », 2017, 444 p., EAN13 9782917131480.

1Assez tôt, le lecteur d’Explore tombe sur une définition de ce qu’il a commencé à lire : « une mise en jambe mobilisatrice pour explorateurs compétents » (p. 24). Explore se veut une manière de manuel de yoga intellectuel pour littéraires essoufflés mais disponibles et ouverts à de nouvelles postures. La définition citée déclare l’ambition de son auteur — décrasser le littéraire, lui faire voir ses réflexes et ses mauvaises habitudes posturales en ouvrant le champ des études littéraires aux enjeux anthropologiques et politiques de la littérature — et sa philosophie, wittgensteinienne, comme le titre suffit à l’indiquer : il s’agit donc de l’entraîner à des exercices destinés à le faire entrer dans le sens social de la littérature, à s’étirer intellectuellement et à se dégager de l’étroite chaire d’où parle d’ordinaire le spécialiste de littérature, de manière à « affronter les questions épineuses auxquelles se confrontent la philosophie du langage et l’épistémologie des sciences sociales ».

2Des définitions programmatiques de la littérature — s’y articulent en effet ce que peut la littérature et ce que doivent faire les études littéraires —, il en est beaucoup de mémorables dans le livre de Florent Coste, et c’est l’un de ses intérêts. Les deux volets de la réflexion (la littérature, les études littéraires) y entretiennent un rapport parfois étroit (dans le premier chapitre, puis à la fin), parfois distendu ou invisible (dans les chapitres centraux), mais cette corrélation même intermittente intéresse, car il n’est au fond pas si fréquent qu’une réflexion sur la littérature, ses pouvoirs, ses modes de présence et ses usages dans le monde social, fasse retour vers ceux qui en sont les spécialistes, au sens simple où ils l’étudient (avant de l’enseigner) et sont censés construire un savoir sur elle : « les littéraires » dont fait partie Florent Coste, quoiqu’il ne le dise pas et même engage sa réflexion depuis la philosophie de Wittgenstein, affichant parfois, comme en une embardée, qu’il se pose les questions qu’il pose en philosophe (p. 250). Une ambiguïté sur laquelle on reviendra. Si Explore apparaît assez radical dans son travail de sociologisation et d’anthropologisation du discours littéraire, et en partie de la littérature, c’est pour beaucoup un effet de sa posture injonctive — explore ! —, et à l’ampleur de son geste d’intervention. Pour autant, il se situe dans une constellation d’ouvrages qui, depuis la crise des « humanités » et les approches françaises de la philosophie morale anglo-saxonne — une certaine lecture de Stanley Cavell en particulier —, s’appuient sur la pensée pragmatique et en passent plus généralement par la philosophie pour repenser une place de la littérature dans le monde social : cela va donc d’Éthique, littérature, vie humaine dirigé en 2006 par Sandra Laugier (2007) aux livres d’Yves Citton, notamment Lire, Interpréter, Actualiser. Pourquoi les études littéraires ? (2007), en passant par les Façons de lire, manières d’être (2011) et Styles. Critiques de nos formes de vie (2016) de Marielle Macé avec lesquels la perspective wittgensteinienne de Coste l’amène nécessairement à discuter, mais aussi les travaux de Richard Rorty (Contingence, ironie, solidarité) ou le travail copieux de Jean-Pierre Cometti et son amour de la poésie. À cette saisie pragmatiste et philosophique de la littérature, il faut ajouter, vers la fin du livre, la valorisation transdisciplinaire de l’enquête comme la forme désormais transtextuelle d’une approche moderne et déniaisée de la réalité (I. Joseph, I. Jablonka, Y. Citton…). Par l’opérateur qu’est la littérature, donc.

« Demande-toi en guise d’exercice »

3Explore ne se veut pas un manifeste (ce serait une position trop rhétorique), quoiqu’il soit à l’évidence un texte d’intervention. D’où sa démarche formelle originale, qui se développe à travers une série d’exercices d’étirements intellectuels — la métaphore vient de l’auteur — qui visent la compréhension de la pratique d’ouverture revendiquée et se développent à travers sept « chapitres » (on met ici les guillemets à ce qui ne va plus de soi). Trois grandes étapes se dessinent dans le livre : un premier ensemble constitué par les chapitres 1 (« Portrait du lecteur en ethnographe ») et 2 (« Interpréter ou décrire ») s’organise comme une critique de ce qu’est l’enseignement de la littérature, la position du littéraire, son taux trop élevé de graisses théoriques et la proposition d’une anthropologie de la littérature susceptible d’utiliser la littérature comme un « outil » « pour explorer les champs sociaux qu’elle organise, infléchit, configure » (p. 57). L’adversaire désigné est ainsi principalement l’herméneutique, « parce qu’elle s’oppose aux potentialités pratiques de la littérature » (p. 25) et « dramatise une herméticité boursouflée » (p. 31). L’expérience proposée par Florent Coste implique, dans l’approche du pragmatisme qu’il postule pour la littérature, une appréhension des processus de compréhension ou de non-compréhension, soit la nécessité de « rendre compte d’une expérience de lecture » (p. 86). Peut alors venir, au centre du livre (exercices 3 « Formes de vie », 4 « Que peut la littérature ? » et 5 « Le front et la forme ») une discussion sur ce que sont les « formes de vie » (Lebensform) destinée à comprendre ce que « la littérature peut nous faire » (p. 25). Le quatrième exercice peut alors déclarer que « pragmatisme de l’enquête et émancipation de la critique » suivent « des trajectoires convergentes » et qu’une critique littéraire émancipée permet de « refaire de la politique » (p. 25). C’est ce qu’examine le cinquième exercice : la politique enfin, pour laquelle la littérature apparaît comme une ressource, pourvu qu’elle soit « de coopération » (p. 277). Un troisième temps (exercices 6 et 7) est consacré à la réflexion sur les conditions et les objectifs d’une construction d’une théorie de cette action politique par la littérature. Fl. Coste y revient sur le problème des définitions de la littérature et l’injonction aux catégories, en assumant que celle de « Littérature » puisse ne fonctionner que de manière vague, comme un « air de famille » (6 « Les couleurs de la littérature »), avant que l’exercice 7, « La Littérature pour de vrai », n’affirme le travail de la littérature, « outil d’enquête ou organe d’exploration » (p. 26).

4Si la première et la troisième partie marquent nettement la posture critique de Florent Coste au regard de la discipline des « littéraires », c’est la deuxième étape qui est décisive du point de vue de sa démarche et de son engagement : il n’est certes pas le premier à utiliser le concept de forme de vie pour la littérature, mais il est probablement celui qui instrumentalise le moins le concept, tentant au contraire de l’expliciter, de le ramener au Wittgenstein des Recherches philosophiques (plutôt qu’à Agamben ou Adorno), de le « repolitiser » en outre, s’il est vrai que ses emplois chez M. Macé — déplacements (vers le style), points de fixation (sur le dandysme, le développement de soi) — avec qui Fl. Coste discute en note surtout, ont contribué à le vider de sa dimension potentiellement politique. Tout au long de ses différents exercices, le travail d’intitulation du livre montre l’effort pour moquer les lieux communs de la critique (« Le front et la forme », « Le littéraire dans son fauteuil », « Les études littéraires, sciences camérales et claustrophiles »), pour secouer les mythes et les fantasmes à travers lesquels le littéraire saisit la littérature (mythe de l’intériorité, mythe de l’auteur, mythe du message, mythe de la représentation du réel, mythe du texte, mythe du contexte…), faire bouger les limites et mettre de la vie, de la fluidité, de l’échange dans l’emploi des catégories. Une pratique de la fluidité qui se lit aussi dans les développements, notamment la façon dont chaque chapitre met en place une première approche du concept qui reviendra plus longuement dans le suivant — l’herméneutique dans le chapitre 1, les formes de vie dans le deuxième, etc. Une vraie pratique de yoga avance ainsi d’asana en asana, en introduisant la complexité des torsions à un moment déterminé, en les développant de manière ordonnée jusqu’au moment où se gagne le temps de la détente.

5Le concept central du livre est celui de forme de vie dont Fl. Coste rappelle la différence avec la « forme vivante » (lifeform). « Ouvertement pragmatique » (p. 154), une forme de vie ressemble « à une cristallisation culturelle provisoire ou à une stabilisation de manières de vivre » (p. 158). Le concept de forme de vieest politique en ce qu’il « règle » le problème de l’articulation entre individu et collectif, en ce qu’il est le lieu même où est pensée l’obéissance à la règle — les hommes ne s’accordent pas sur le langage, ils s’accordent « dans » le langage, écrit Sandra Laugier1, formulation qui trouve ici un écho dans une proposition citée de Jean-Pierre Cometti (« Une œuvre littéraire opère dans le langage avant d’opérer sur le langage », p. 173). La forme de vie est ainsi une « forme d’accord naturalisé » (p. 166) que la littérature peut explorer et dont elle peut rendre compte. « Champ aménagé et tapissé par la régularité des pratiques » (p. 166), « sol que nos pratiques ont fini par terrasser sous l’effet de leur régularité » (p. 167), institution d’un « collectif par une certaine obéissance qu’elle performe » (p. 169) — les définitions sont nombreuses, que les notes situent plus nettement dans le champ des travaux sur le concept. C’est là ce qui, selon Coste, innerve la littérature et qui est innervé en elle, ouvrant la recherche (pas seulement littéraire au demeurant) « à la part non linguistique d’activités dans laquelle la littérature est imbriquée » (p. 154). Fl. Coste postule le commun, une ouverture des études littéraires aux questions des sciences sociales et à leur manière de poser les questions, mais aussi une ouverture de la littérature à des corpus, des textes, des expériences qui n’ont pas vocation à entrer dans le canon, dès lors que le travail du littéraire n’est plus d’établir et d’enseigner le canon. La littérature est bien ici un objet social, dont la définition assume d’être floue ou de ne valoir qu’en contexte discursif (exercice 6).

À tu & à toi avec le lecteur

6Explore est donc à la fois une tentative pour impliquer la littérature dans les critiques que Wittgenstein a énoncé à l’égard de la règle, de la forme de vie, et un effort pour engager la littérature dans les questions et le langage des sciences sociales. Fl. Coste lit Wittgenstein pour solliciter le lecteur à s’engager dans une anthropologie de la littérature qui prenne«pour point de départ de son enquête une œuvre littéraire pour explorer les champs sociaux qu’elle organise, infléchit, configure […] ; une anthropologie de la littérature aurait les moyens de faire travailler ensemble littéraires, historiens, sociologues et anthropologues, dans une indifférence progressive aux formations disciplinaires des uns et des autres, en inscrivant le texte dans le tissu culturel où il se tient, et en proposant une théorie des relations sociales, telles qu’elles se forment autour d’une œuvre littéraire, ou telles que l’œuvre littéraire permet de les former. » On voit l’utilité du concept de « forme de vie », utilisé de fait aujourd’hui dans ces champs disciplinaires différents, et véritable point de rencontre et de discussion entre ceux-ci. C’est la participation de la littérature à la discussion, son implication pratique en tant qu’objet de langage vivant dans cette discussion qui doit réveiller — décrisper — les littéraires fascinés par l’objet qu’ils produisent et auquel ils croient — la Littérature (mais aussi bien l’Auteur, etc.). L’Outro (il y a bien une Intro…) réexplicite la démarche qui s’est déployée à travers les différents exercices : « à quelles conditions la théorie littéraire et les littératures dont elle rend compte pourraient-elles apporter des contributions non risibles à une vie démocratique digne de ce nom ? » (p. 405). La réponse vient presque immédiatement : à la condition de questionner les formes d’intervention de la littérature, « en la mettant en demeure d’affûter ses modes d’action ou en lui offrant même des munitions » (p. 406). Parti pour dégraisser les pratiques des littéraires, Explore a glissé vers une entreprise de mise en demeure adressée à ceux qui écrivent autant qu’à ceux qui étudient et enseignent la littérature.

7Car ici, l’approche wittgensteinienne de la littérature implique aussi de se placer dans la langue de Wittgenstein et comme lui d’interpeller le lecteur, de l’inviter vivement à s’engager dans une expérience. Explore adopte donc tantôt la forme, empruntée aux Investigations philosophiques plusieurs fois citées, de l’injonction, tantôt celle de la sollicitation, tantôt celle de l’expérimentation dialogique. Du cours (de yoga wittgensteinien), Explore a le tutoiement abondant à l’adresse du lecteur (les « prends garde », les « soit, mais demande-toi plutôt », les « mais ne crois pas que »), comme indifférent à l’irritation que cette interpellation répétée risque de provoquer. La forme vigoureuse et généreuse du livre met par ailleurs en pratique ce que revendique son auteur — une ouverture des littéraires à la pluralité des langages, une expérimentation — multipliant les références à la poésie (mais ne cherchez pas Victor Hugo : ce sera Jean-Marie Gleize, Nathalie Quintanne ou Christophe Hanna qui dirige la collection Forbidden beach où paraît Explore, et a introduit le livre), aux sciences sociales (sociologie, anthropologie surtout), à la philosophie du langage bien sûr, pour se demander ce qu’est une règle, ce qu’est comprendre ou ne pas comprendre. Repolitiser la chose littéraire, c’est ici une injonction à se passer de la désignation pseudo-rigide des catégories littéraires, à replacer la littérature dans la vie, à se demander comment on comprend, comment on lit, comment et pourquoi on ne comprend pas, ce qui se passe quand on est déconcerté par la difficulté de « classer » (définir) un objet d’art. Des formules étincelantes incarnent le propos et réveillent l’insuffisant (nécessairement) lecteur : « Moins d’auteurs ! Plus d’acteurs ! » (p. 38), « Les mots de la tribu sont-ils des maux ou des tributs ? » (p. 216), « L’ontologie est le cadet de nos soucis » (p. 255), « La littérature est la littérature est la littérature » (p. 335). Le propos se développe en séquences courtes, ponctuées d’encadrés à la typographie différente que remplissent entièrement de longues citations, en lien de contiguïté plus ou moins étroit avec ce qui est dit par ailleurs : Henri Michaux (p. 152), Bernard Heidsieck (p.176), Nelson Goodman (p. 274), Francis Ponge (p. 359) et, bien sûr, les « dits » de Wittgenstein sur le langage, sur les modalités de la compréhension dans les mots « de la tribu », notamment son développement sur « Cela est bleu » (p. 329). Enfin, c’est important, une part non négligeable de la discussion critique se déploie dans les notes — disons la partie grisée qui suit chaque exercice, tel le lieu d’un debriefing bibliographique si l’on veut — où l’on prend la mesure de l’appareillage immense des lectures de Fl. Coste dans le domaine des sciences sociales (plutôt pas historiques) et de la philosophie du langage. D’une certaine manière, Explore va lentement dans son texte principal — oui, bien sûr qu’il faut se débarrasser de l’auteur et du face-à-face auteur/ lecteur, du « régulisme », de l’essentialisme, de la posture herméneutique, des « maux philosophiques » qui minent la « profession littéraire en profondeur » (p. 80) —, et il va trop vite dans ces notes où défilent les titres d’une bibliographie considérable et pluridisciplinaire. Ce qui, soit dit en passant, est bien une pratique de littéraire qui a parfois pour effet ici de classer la posture discursive de Florent Coste plus que d’éclairer ce qu’il pourrait en être de l’exploration proposée. La cure d’amincissement des outils théoriques aurait pu être appliqué à la bibliothèque philosophique et sociologique du livre lui-même.

Le détour philosophique de l’engagement critique

8Le problème d’Explore est que l’objet postulé comme proche — la politique de la littérature, la littérature comme relevant de nos vies politiques, la littérature comme exploration du monde — reste distant, en partie du fait de la méthode proposée. Très peu d’exemples sont déployés dans Explore, très peu d’exemples qui montreraient au lecteur toujours peu suffisant ce qu’il peut en être depuis sa situation de « littéraire » d’une exploration du monde social par la littérature : au fait, est-il en poste, ce littéraire, ou vacataire ? enseignant-chercheur ou chercheur ? élève d’un établissement prestigieux, comme Florent Coste à l’École Français de Rome au moment de la sortie du livre en 2017, ou enseignant dans un collège… ? Comment déplacer l’épistémologie d’un champ, si fragile ou affaibli soit-il, sans jamais préciser vraiment d’où l’on parle ? Le seul moment du livre où intervient un je un peu situé est le récit d’une soirée techno en compagnie de « Sophie C. » et « Arnaud F. », qui vaut comme exemple de « concentré de malentendus catégoriels et de cadres mal ajustés » (p. 309), destiné à prouver l’impossible validité absolue des catégories en même temps que la mobilisation du commun de l’expérience (ici sensorielle). Mais pour qui, à quelle échelle, le « commun » est-il postulé dans ce bref récit, qui n’évite pas l’effet happy few, et n’est confronté à aucun autre lieu d’expérience de l’art (ou du lire, ou du commentaire)? Pourquoi Explore se passe-t-il de clarifier les lieux d’où peut s’opérer l’élargissement et l’ouverture qu’il propose, c’est-à-dire de nommer les destinataires et le cadre de son intervention ? Si l’injonction irrite, qui n’est pourtant ici que la forme de l’engagement de Florent Coste, c’est qu’elle n’échappe pas à la faute du surplomb.

9Cet effet de posture a des conséquences. Il n’y a pas de doute que Fl. Coste pense politiquement la littérature, qu’il en mesure l’importance dans le monde social, qu’il cherche à mettre poétiquement en acte cette centralité en proposant aux littéraires d’aller repeupler leurs travaux dans le langage des sciences sociales, qu’une telle ouverture est généreuse et bienfaisante. Mais s’il y a de la fermeté, voire de l’âpreté dans sa façon de secouer le cocotier du littéraire engoncé dans son fauteuil, il y en a paradoxalement bien peu dans la discussion avec la sociologie et la philosophie qu’il mobilise abondamment sans que se distingue de différend ni de sa part — ce en quoi il est très peu « rancérien », cela est sensible dans la discussion sur les formes de vie —, ni entre les sciences sociales elles-mêmes. Paradoxalement dans un ouvrage qui cite le Comité invisible, le politique apparaît ici sans conflictualité, sans violence, sans domination (même s’il peut être question ici ou là de domination), sans obéissance autre que « naturalisée », sans effets de champ (pas de Bourdieu non plus dans cette entreprise de décrassage). Le risque de la démarche de Coste est une politisation molle de la critique, comme dans ce passage sur les « fictions théoriques » où, pour expliquer ce que signifie cette expression, sont proposés les mots « hystérique » ou « autiste », employés à « tout bout de champ » (comme aussi « vivre-ensemble »), des « mots attrape-tout qui n’attrapent rien » (p. 299). Sans que rien ne soit dit, dans ce cas précis pourtant sensible, de la manière dont est fabriquée ce type d’extension langagière, soit du cadre très idéologique qui fait de la « santé mentale » le lieu d’une injonction capitaliste au bonheur2. L’auteur d’Explore ne peut pourtant pas ignorer que la saisie par la philosophie de la connaissance de ces objets sociaux que sont les mots, les choix, les couleurs, est un des modes de dépolitisation les plus opérants de ces mêmes objets.

10Explore est ainsi à la fois très sainement radical et sociologiquement mainstream, notamment dans le passage par Wittgenstein, et même s’il s’agit d’un passage aussi informé, attentif, aussi impliqué que celui de son auteur. Au début, celui-ci explique qu’Explore adopte une philosophie wittgensteinienne de la littérature, parce que « la philosophie, selon notre utilisation du mot, est un combat contre la fascination que des formes d’expression exercent sur nous » (citation de Wittgenstein) et que « le domaine littéraire est particulièrement enclin à céder à la fascination d’expressions qui font miroiter de belles et incertaines entités mythologiques » (p. 24). C’est vrai, comme il est vrai que les études littéraires sont à certains égards malades, crispées sur le textualisme. Mais comment ignorer que la philosophie n’échappe pas à la fascination pour son propre langage conceptuel, qu’elle fascine les littéraires laissés en mal de théorie depuis la régression de la discipline à une histoire littéraire anémique qui ne sait pas très bien ce que c’est que l’histoire (ou l’historicité, ou l’historicisation) ? Comment ne pas voir non plus que l’ouverture à toutes les altérités, aux différences, aux « marges » est une sorte de lieu commun littéraire et politique, qu’il fait curieusement ici de la littérature une thériaque, sorte de médecine universelle à nos maux politiques, une forme d’essentialisme revenant ainsi par la thérapeutique : « La littérature, par la représentation qu’elle forme, développe un langage commun et accroît nos partenaires de conversation ; elle favorise la reconnaissance politique de vies sans nom ; elle détraque les fictions théoriques qui invisibilisent les uns et marginalisent les autres ; elle déjoue les jeux de langage de la ségrégation ; elle éduque au pluralisme, en intégrant ces vies dans nos jeux de langage ; elle fait advenir sur la scène publique des catégories de personnes de plus en plus différentes, et contribue en ce sens activement à développer les relations avec nos prochains qui font la forme à venir de notre vie » (p. 246). Étonnante définition qui retrouve l’idée, propre au moment structural des études littéraires, de la littérature comme subversion, en la faisant passer par la valorisation de la diversité et du pluralisme. En mettant toute la littérature du côté de ce qui proteste, tolère et « reconnaît », l’élan de Florent Coste pour dire une implication sociale et politique de la littérature lui fait déconflictualiser cela même dont il parle. Le lecteur — pas davantage suffisant à la fin, sans doute, qu’au début — pourra légitimement se demander pourquoi il faudrait en passer par la philosophie pour affirmer que la littérature est un objet social parmi d’autres, et un enjeu politique.