Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Février 2018 (volume 19, numéro 2)
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Caroline Julliot

Qui a peur de l’imitation ? C’est pas nous…

Maxime Decout, Qui a peur de l’imitation ?, Paris : Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2017, 160 p. EAN 9782707343123.

1Le ton indécidable du titre‑pastiche choisi par Maxime Decout pour son dernier essai est programmatique. Restez dans le champ rassurant de la référence littéraire, vous tomberez vite sur l’académiquement très autorisé Qui a peur de Virginia Woolf ? d’Edward Albee (1962), ou de Mike Nichols pour sa version cinématographique (1966) — drame à la gloire des relations amoureuses toxiques et névrotiques d’universitaires très doués pour se torturer à l’aide de mots bien choisis, et souvent empruntés. Et vous n’aurez pas tort. C’est bien de passions intellectuelles cruelles, d’emprise fascinée et de dépendance mortifère que nous parle l’auteur, en explorant la pulsion irrépressible des écrivains en quête d’originalité à imiter leurs grands modèles.

2Faites appel à vos souvenirs enfantins, et vous vous surprendrez à chantonner une vieille comptine, dont vous ignorez vraisemblablement qu’elle fut composée dans les années 1930 pour une adaptation en dessin animé, par les studios Disney, du conte des trois petits cochons — histoire dont l’origine se perd dans la nuit des temps. Une comptine qui a dû servir de support à un jeu où vous avez attendu fébrilement que surgisse du bois, tout harnaché, l’incarnation de vos terreurs puériles. Et vous n’aurez pas tort. C’est aussi à une expérience ludique que vous convie M. Decout — mais à une expérience ludique qui se fonde sur une profonde angoisse existentielle : le refus affiché par bon nombre d’écrivains de l’imitation, qui pourrait sembler à première vue un divertissement littéraire innocent et potache, révèle une peur profonde de l’autre en soi, d’un autre monstrueux, immaîtrisable et toujours prêt à dévorer votre identité. Comment prétendre être soi, et en particulier être écrivain, en reprenant les mots des autres ? Vouloir, par tous les moyens, conjurer la malédiction du déjà‑dit est aussi, nous dit M. Decout, le défi fondamental de l’acte créateur.

3Pas de thème plus rebattu par la critique que celui de l’originalité. Toute étude d’un auteur ne visant, in fine, qu’à mettre en évidence sa singularité en dévoilant ses influences en revient toujours à osciller entre affirmation et négation d’une voix propre ; il est donc toujours question de partir en quête de cette substantifique moelle qui fait qu’une écriture ne ressemble à aucune autre, sans jamais pouvoir vraiment la définir. M. Decout reprend bravement l’enquête théorique avec ses propres outils, forgés notamment dans son précédent opus, En toute mauvaise foi (Minuit, 2015). Peut‑on écrire quelque chose qui n’ait pas déjà été écrit – et donc, est‑on condamné à imiter ? La création n’est‑elle, par conséquent, qu’une imitation honteuse, qu’on cache au lecteur et/ou qu’on se cache à soi‑même ? Imiter est‑il, à l’inverse, le meilleur moyen de ne plus imiter malgré soi ? Mais, si, finalement, la création est toujours imitation, l’imitation n’est‑elle jamais totalement servile, introduit‑elle toujours un décalage fécond, créatif avec son modèle — qui n’en est jamais vraiment un, puisque lui‑même a imité un modèle précédent ? Goût des paradoxes vertigineux, plaisir communicatif de se promener de façon irrévérencieuse dans les grands textes, M. Decout se délecte à tourner autour de l’imitation comme les enfants tournent autour de la cachette du loup — d’un loup qui n’est lui‑même qu’un enfant qui prétend l’être. Tout cela est très sérieux et n’est jamais grave. Tout cela est très amusant et nous confronte à l’essentiel.

4M. Decout nous emporte dans le tourbillon labyrinthique d’une réflexion toujours érudite, mais qui prend la forme d’un roman d’aventures — peuplé de pirates, de conquérants, de faussaires, de chausse‑trappes, d’amoureux fous et de vengeances sanglantes. Comme Dumas, qu’il convoque à plusieurs reprises comme une autorité incontestée en matière de brigandage littéraire, il privilégie le plaisir de la métaphore suggestive, la mise en scène de personnages hauts en couleur et le souffle de la narration à la rigueur de la contextualisation historique. Même s’il suggère à plusieurs reprises que, selon les périodes, on a imité plus ou moins innocemment, plus ou moins « de bonne humeur », il postule que la revendication d’originalité, et donc la peur de l’imitation, est naturelle et inhérente à la posture même de l’écrivain. Piochant ses références à toutes les époques, M. Decout montre bien en effet que le souci de développer un style propre ne commence pas au romantisme ; il resterait néanmoins à se demander si derrière les mots d’originalité ou d’imitation, on mobilise véritablement les mêmes concepts et démarches créatives à la Renaissance et à l’ère du soupçon.


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5Le propos développé dans Qui a peur de l’imitation ? est appelé à stimuler la réflexion au‑delà de la sphère littéraire. Il offre une typologie des modalités d’imitation qui pourrait rendre compte de bien des phénomènes de reprise ou d’influence dans l’histoire de l’art. Il permettrait, par exemple, d’aborder des tentatives expérimentales telles que le remake plan par plan, en couleurs, du Psychose d’Hitchcock (1960) par Gus Van Sant (1998), et plus généralement, toutes les reprises, adaptations et détournements, tellement en vogue aujourd’hui dans la culture populaire. Ce parcours amoureux de la littérature nous révèle qu’on peut faire du neuf avec du vieux rien qu’en jetant sur les anciens un regard nouveau, mais toujours plein d’enthousiasme. « Rire de tout ce qui est original, le haïr, le bafouer, et l’exterminer si l’on peut »conseille le Dictionnaire des idées reçues au péquin avide d’embrasser la fatuité du conformisme bourgeois. Maxime Decout nous invite, à l’inverse, à nous déprendre de l’emprise paralysante de l’injonction d’originalité, et à accepter d’accueillir la parole de l’Autre en nous, pour nous‑mêmes la recréer. Grâce à lui, nous pourrons reprendre en cœur : Qui a peur de l’imitation ? C’est pas nous, c’est pas nous, pas nous... tout en frissonnant délicieusement devant la tyrannie d’un modèle, forcément en toc puisque toujours lui‑même fruit d’une imitation, toujours tapi dans l’ombre, et prêt à nous anéantir... pour de faux.