Colloques en ligne

Karine Abiven

Écrire juste la vie : la scène autobiographique de Rose-Marie Lagrave

Cette communication a été faite dans le cadre du programme Lectures sur le fil, le vendredi 21 octobre 2021 à la bibliothèque de l’UFR de langue française de la Faculté des Lettres de Sorbonne-Université. En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=XEKSxGaASj4. Rose-Marie Lagrave, Se ressaisir. Enquête autobiographique d’une transfuge de classe féministe, Paris, La Découverte, coll. « L’envers des faits », 2021.

Encore un récit de transfuge ?

1Véritable « phénomène de la rentrée littéraire » en 2021, le récit de transclasse1 s’est récemment cristallisé en sous‑genre narratif bien identifié qui fait entendre la voix d’individus narrant leur mobilité sociale ascendante, notamment quant aux tensions avec le groupe social d’origine2. « Tellement ma claque des récits de transfuge3 » soupire même Laelia Véron, qui pointait dès 2018 les escroqueries possibles quand cet objet devient produit marketing, dégradé en « story telling » relatant des enfances parfois aisées4. Cette institutionnalisation ne va pas en effet sans un certain paradoxe, puisqu’un des nœuds de l’écriture de la mobilité sociale douloureuse est l’illégitimité ressentie à écrire, à trouver sa voix dans un champ littéraire et culturel plus naturel aux héritiers. Pourtant, quand Annie Ernaux fait émerger ce type de récit, le choix d’une écriture dite « plate5 » lui permet de maintenir, dans la langue, ce paradoxe, matérialisant à la fois la crainte de la trahison envers le milieu d’origine, et la quête d’une réconciliation (absence de compromission avec la langue haute et ornée, associée à un imaginaire bourgeois de la littérature ; évitement de toute connivence lettrée ; refus de tout pittoresque ou misérabilisme, etc.6). On comprend que la référence tutélaire à l’autrice de La Honte traverse la plupart des récits transclasses contemporains.

2C’est le cas de Rose‑Marie Lagrave, qui ouvre sur l’évocation du style d’Ernaux son récit Se ressaisir. Enquête autobiographique d’une transfuge de classe féministe, tout en repoussant l’assignation à la littérature de son propre texte (l’énonciation éditoriale le dit : on est aux éditions « La Découverte », collection « L’envers des faits »). Les récits de transclasses avaient déjà essaimé depuis les années 1990 du côté de la sociologie7, faisant entendre un je des chercheurs (et pas encore des chercheuses) en sciences sociales. L’émergence du je s’accompagne dès lors, comme dans les récentes égo‑histoires, d’opérations langagières visibles :

signaler d’où l’on parle, raconter l’enquête que l’on mène, puiser dans l’obsession d’un questionnement, aller et venir entre le présent et les passés, […] placer le curseur au bon endroit entre distance et empathie, chercher les mots justes, faire une place à la langue des gens (vivants ou morts) qu’on a rencontrés8.

3Ces mots d’Ivan Jablonka lui servent à soutenir que « l’histoire est une littérature contemporaine ». Comme l’histoire, la sociologie, de sport de combat, serait-elle devenue elle aussi littérature ? À cette thèse « littérarisante », on peut opposer qu’un tel travail de la langue ne relève pas d’« opérateurs de littérarité9 », mais aussi bien de tendances énonciatives, rhétoriques, discursives que peuvent avoir en partage fiction et non-fiction. Les pratiques et théories des savoirs situés ont au reste largement déplacé en dehors du champ littéraire traditionnel le travail d’une énonciation sensible à la première personne. C’est de ce point de vue que j’analyserai la voix d’autrice de Lagrave, qui renouvelle le récit de transfuge en fusionnant les marqueurs énonciatifs propres à la déontologie des sciences sociales et les traits rhétoriques communs à la tradition autobiographique depuis Augustin ou Rousseau.

Une « rébellion pronominale » : s’autoriser à dire « je »

4Née en 1944, Rose‑Marie Lagrave est issue d’une famille nombreuse, pauvre, rurale et catholique. Elle devient directrice d’études à l’EHESS en étudiant notamment la littérature paysanne et les agricultrices à qui elle donne voix dans des enquêtes de terrain, inscrivant à partir de là ses travaux dans une sociologie du féminisme. Un des buts de cette enquête autobiographique est de mettre les mots sur la difficulté à trouver « sa place », mot ernausien s’il en est10 :

J’étais empêtrée dans ce dilemme qu’éprouvent nombre de transfuges, entre le désir d’ascension sociale et la crainte d’occuper une place au-dessus de leurs moyens. Au fond, pensais-je, pourquoi ne pas faire du surplace, et continuer mon bonhomme de chemin. (p. 250, je souligne)

5« Bonhomme de chemin », ou plutôt chemin de « bonne femme » : une des singularités du récit, revendiquée comme marqueur d’un « style de transfuge différent » (p. 13) est de provenir de l’expérience d’une femme, et campagnarde, quand la plupart des « égo‑socio‑histoires » de transfuges ont été jusqu’ici celles d’hommes, et urbains11.

6Le corolaire narratif des difficultés de « placement » social est énonciatif : « elle [Ernaux], écrivaine, a dû dépersonnaliser son écriture ; moi, sociologue, je dois parvenir à dire “je” » (p. 19). Cette énonciation à la première personne est au cœur d’une triple tension : d’abord il faut dépasser les conventions académiques apprises où le je s’efface derrière un on ou un nous ; en somme il faut « situer » le savoir, ce qui, pour une chercheuse née dans les années 1940, n’était pas une pratique acquise au début de sa formation, et elle en montre l’émergence et la nécessité dans la dernière partie de sa carrière (notamment au contact des théories féministes). Ensuite, il faut réussir à « être autorisée » (p. 19), au sens d’oser prendre place et de devenir auteur, ce qui est une problématique fondamentale des « déplacés » sociaux. Enfin, elle articule ce porte‑à‑faux pronominal à l’expérience vécue de la petite fille :

Consentir à dire « je » est pour moi le signe d’une réévaluation des pratiques du métier de sociologue [savoir situé], et plus encore, une rébellion à l’égard du précepte paternel interdisant tout penchant à la singularisation, à vouloir sortir du lot indistinct des enfants. Pour la première fois, en disant « je », je tiens tête à mon père, puisqu’aucun ‘moi’ dans l’enfance et l’adolescence ne pouvait advenir et se dire. [C’est une] rébellion pronominale […]. (p. 20)

7Ainsi, le travail pronominal s’origine dans un imaginaire langagier venu de l’enfance (marquée ici par la culture catholique du rabaissement du moi12). La contrainte paternelle sur l’expression du moi revient hanter le récit :

Néanmoins, la situation d’entretien me plaçait dans la situation d’« imposante », de celle qui recueille les paroles, de celle qui s’extrait d’une famille dont aucune tête ne doit dépasser, au nom d’un précepte paternel sans cesse répété, et intériorisé dans le tréfonds de ma pensée : « Je te le rabattrai, ton faux orgueil ». (p. 30 ; je souligne)

8« Je te le rabattrai, ton faux orgueil » : la formule, venue de l’oral, est marquée par la deuxième personne au datif éthique (« te ») qui induit une implication forte de l’interlocuteur voire ici une menace à son endroit. Leitmotiv du récit (elle revient p. 57, p. 328), ces propos rapportés rendent compte, de manière diffuse, d’espaces de socialisation non seulement marqués par le catholicisme, mais aussi semble-t-il par la pauvreté. En témoignent des voix semblables entendues chez Ernaux (« ne pas me croire, faire de l’étalage »), où « être comme tout le monde était la visée générale, l’idéal à atteindre13 »). De tels bribes discursives qui incarnent des traits culturels font figure de matrice (négative) pour une écriture qui cherche à accoucher d’un je légitime. Car il s’agit d’un processus encore à l’œuvre dans le livre, où l’effacement du je est à la croisée (non sans ambivalence) de la déontologie sociologique et des restrictions héritées du père :

J’entends diluer un « moi », toujours prompt à se pousser du col, pour saisir les conditions sociales et les expériences vécues, qui, de déplacements en déplacements […] m’ont conduite à ne pas reproduire les destins majoritaires des membres de ma classe d’origine. (p. 11 ; je souligne)

9« Se pousser du col » : ce genre d’expressions figées, on le verra, témoigne sans doute d’une polyphonie diffuse qui fait encore entendre les voix de l’enfance aux moments où l’autrice fait retour sur sa méthode d’investigation du « moi ».

10Plus largement, les tours pronominaux témoignent de la complexité de la « rébellion pronominale » à l’œuvre. Le titre du livre, déjà, active évidemment les deux acceptions du verbe se ressaisir : le mouvement introspectif et l’injonction à se contrôler. Cette syllepse engage un mode de référence légèrement différent du pronom réflexif « se ». D’un côté il renvoie au moi dédoublé de l’autobiographe, épaissi par le passé de l’expérience, et il est véritablement l’objet du verbe de saisie (il s’agit de revenir sur son propre parcours, pour en reprendre possession). De l’autre on entend un « ressaisis-toi », où le « se » est figé dans la locution verbale, et dans le passé des injonctions (familiales, scolaires) à la maîtrise de soi. Le texte est émaillé de ces tours pronominaux, tantôt ancrés dans les périphrases verbales qui connotent la parlure des gens simples : « tu t’en es bien sortie » (p. 376), tantôt ressaisis dans des tours substantivés qui témoignent d’une réanalyse notionnelle : « le “s’en sortir” » (p. 27), « le “s’en sortir” est collectif » (p. 376) (ici pour montrer que la mobilité sociale fut un fait de fratrie, quoique accompli par des voix diverses par chacun de ses membres). D’ailleurs, cet aspect collectif est une des tensions méthodologiques du livre, entre autobiographie et socio-histoire d’un groupe (en particulier la famille) qui est présenté ainsi par l’autrice : « Je m’embrouille dans l’écheveau serré des composantes de la socialisation, tant le catholicisme imprègne toute la vie quotidienne. Démêler le tien du mien, un casse-tête. » (p. 71, je souligne). Ce sont encore les pronoms, ici possessifs, qui viennent exprimer l’intrication des éléments de preuves, et probablement aussi la difficulté à séparer l’intellectuel de l’émotionnel dans l’utilisation des archives familiales.

Le plurivocalisme social

11Ainsi, nombre de faits de langue récurrents relève de ce que Jérôme Meizoz a décrit comme le « plurilinguisme social » typique de ce genre de récits. Si l’intérêt pour la variété des parlers, et notamment des variations dites « populaires » est notable depuis le 20e siècle dans l’écriture en prose14, il revêt une couleur conflictuelle dans le récit de transfuge, car c’est là, outre dans la scission du je, que se manifeste linguistiquement l’« habitus clivé » du ou de la transclasse15.

12Si l’on reprend la série Se ressaisir, s’en sortir, se déplacer, [s’]accrocher (p. 214), [se] résoudre (p. 336), on remarque que ces pronominaux sont aussi souvent des infinitifs, mode verbal qui a des affinités avec l’injonction, notamment sous forme de liste (comme dans les recettes). Voici par exemple le tableau d’une éducation encodée en termes catholiques :

C’était moins apprendre à faire que s’accoutumer à ne pas faire : ne pas être gourmande, ne pas mentir, ne pas être orgueilleuse, ne pas être paresseuse ; la liste reprenait tous les péchés du monde, recodés à la façon parentale. (p. 90)

13Outre la pression d’une culture religieuse omniprésente, on peut entendre aussi dans cette énumération la voix des gens simples dès lors qu’il s’agit de verbaliser le quotidien. La liste d’infinitifs prescriptifs se retrouve quand Annie Ernaux décrit « l’usage du monde » qui est le sien et celui de ses parents en 1952,

Celui [l’usage du monde] que définissent les gestes pour s’asseoir, rire, se saisir des objets, les mots qui prescrivent ce qu’il faut faire de son corps et de choses. Toutes les façons de :

Ne pas perdre la nourriture […] : prendre la purée trop chaude, pencher l’assiette […],

Être propre sans user trop d’eau : utiliser une seule cuvette pour la figure, les dents et les mains […], porter des vêtements qui gardent leur sale […]16

14ou plus loin :

Se mettre en rang […]

Ne pas poser la main sur la rampe de l’escalier […]

Se lever […]

Baisser la tête et les yeux […]17.

15La liste d’infinitifs prescriptifs est un des traits de ce qu’Ernaux nomme la « langue matérielle18 », cet usage du langage immanent, pris sans dans le quotidien d’actions considérées sans hauteur de vue : « ici rien ne se pense, tout s’accomplit19 ». L’évocation du passé se trouve intimement liée à cette langue opaque, comme engluée dans le monde extralinguistique. On retrouve les mêmes connotations dans une phrase issue du livre sur les agricultrices que dirigea Lagrave : « Ce livre est celui de la pesanteur20 », livre au sujet duquel elle explique l’irréductible distance que son écriture de sociologue lui a fait prendre avec les femmes qu’elle fait parler (« Le miroir que je leur avais tendu [aux agricultrices] me renvoyait en pleine figure ce à quoi j’avais échappé : “rester au cul des vaches” » [p. 289]).

16Le plurivocalisme social est ainsi le nœud d’un conflit : il renvoie à la diglossie nécessaire de l’intellectuelle transclasse, qui doit traduire sa langue d’origine en norme haute dans les contextes de production ou de socialisation professionnelles, et se dépouiller de cette norme au contact retrouvé avec son milieu d’origine21. Les formes de cette polyphonie sont d’une part les discours directs, très ernausiens : « Le reste de la classe suivait difficilement (on disait : “ils sont à la traine”) », Se ressaisir, p. 138), qui teintent de connotations sociales un procédé typique des mémoires ou de l’autobiographie. Ces îlots citationnels se manifestent souvent par les sentences (voix de la sagesse dite « populaire ») : « au royaume des aveugles, les borgnes sont rois » (p. 133) ; « la vielle maxime “qui se ressemble s’assemble” » (p. 228). La critique de cette tendance du parler ordinaire est le lieu où le conflit est le plus ouvert dans les écrits de ou sur les transfuges :

Et je réalise combien la maxime paternelle était fausse et méprisable car, si j’étais borgne, mes camarades n’étaient pas aveugles, : ils étaient aveuglés pas des contraintes familiales et sociales dont ils ne pouvaient se dépêtrer. (p. 145)

17Lagrave retravaille ici le proverbe pour montrer combien le figement linguistique fausse le jugement même sur des réalités sociales complexes (comme autant de mots « carcan » qu’elle refuse d’utiliser, p. 29). La réconciliation avec le monde d’origine, pourtant construite et prônée par ailleurs, craque devant l’opacité linguistique des formules toutes faites. On retrouve la même tonalité indignée chez le personnage féminin du roman Connemara de Nicolas Mathieu, qui incarne la figure de la transfuge :

Sans parler de ces expressions toutes faites qui sont comme la sagesse des gagne-petit : un tiens vaut mieux que deux tu l’auras, il ne faut pas péter plus haut que son cul, on n’a jamais vu un coffre-fort suivre un corbillard […].

Et ces expressions infernales qui la rendent dingue : « chacun ses goûts », « il faut de tout pour faire un monde », toutes ces phrases de rudimentaire philosophie qu’elle déteste, tolérantes par faiblesse, agressives par soumission, revendicatives en apparence mais qui ne manifestent jamais qu’une position subalterne, sortes de poings tendus, de professions de foi du bas22.

18La « rébellion pronominale » vue plus haut est suivie d’une « rébellion parémique » pourrait-on dire, la rébellion contre le proverbe obtus, pesant, enfermant.

19Le deuxième lieu du plurivocalisme est une polyphonie plus diffuse, plus réconciliée sans doute, où les mots des autres et d’autrefois apparaissent comme fondus de la langue de la transclasse, assumés, assimilés : « Sortir du village, sortir de ses gonds, sortir de l’enfance, c’était une nécessité matérielle. Faire de nécessité vertu, telle est l’armature de ma pente ascensionnelle. (p. 376, je souligne) ; « On se débrouille comme on peut, mais c’est silence dans les rangs. » (p. 347, je souligne). De ce point de vue, l’ironie (produit d’une polyphonie) est souvent à l’œuvre chez Lagrave. Ce point la singularise par rapport à d’autres récits de transclasses, soucieux peut-être d’une fidélité tonale au milieu d’origine, l’ironie étant connotée, chez Ernaux par exemple, en termes diastriatiques (de classe sociale, haute en l’occasion) :

Comment un homme né dans une bourgeoisie à diplômes, constamment « ironique », aurait-il pu se plaire en compagnie de braves gens, dont la gentillesse, reconnue de lui, ne compenserait jamais à ses yeux ce manque essentiel : une conversation spirituelle. Dans sa famille, par exemple, si l’on cassait un verre, quelqu’un s’écriait aussitôt, « n’y touchez pas, il est brisé ! » (vers de Sully Prud’homme)23.

20Chez Lagrave, l’ironie polyphonique touche souvent les affaires de la religion (« Cet incubateur de naissances mystiques », au sujet de la Congrégation des enfants de Marie, p. 80-81 ; « Il ne suffit pas de naitre saint, encore faut-il le devenir », p. 105). Il est frappant que cette singularité ironique soit malgré tout justifiée par une fidélité tonale à l’héritage familial, par le père, dont le talent ironique est décrit comme une manière de « reconvertir son déclassement économique et social en état culturel » (p. 51). Ainsi, l’ironie est régulièrement accompagnée d’un métadiscours qui la signale :

La seule façon d’obtenir des informations [sur la mort] est d’interroger les ressuscités. Or, il n’y en a qu’un, le Christ [plus loin : « il a botté en touche »]. À cet égard ma culture familiale catholique m’autorise à poser des questions iconoclastes. (p. 371, je souligne).

Je m’empare de son raisonnement [à Françoise Héritier], en y injectant une pointe d’ironie (renouant ainsi avec la logique du MLF), pour imaginer les alternatives sexuelles laissées aux vielles. (p 367, je souligne)

21Tout se passe comme si la connivence nécessaire au fonctionnement de l’ironie par elle-même, sans commentaire, était en partie repoussée par l’autrice, qui récuse le pur clin d’œil ingénieux en fondant toujours ses allusions sur une des formes de socialisation qui l’ont formée (père, MLF).

22Ainsi le récit s’articule-t-il à un système serré de ce qu’on pourrait voir comme des preuves de l’exposé sociologique, articulant causes (influences sociales) et effet (ici l’ironie). Mais cette manière de justifier son dire me semble relever simultanément des structures fondamentales de l’autobiographie en général : car c’est le genre par excellence de la justification, une manifestation de la parole judiciaire, au sens rhétorique du terme.

La « scène judiciaire de l’autobiographie »

Ce livre n’est donc ni une autobiographie, ni une auto-analyse, mais l’examen d’un processus qui, d’un village à Paris, d’une école primaire rurale à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), m’a façonnée, en tant que femme et féministe, en transfuge de classe. Il s’agit dès lors, de se tenir dans une posture de juge à charge et à décharge, pour convoquer et re-convoquer, à partir de traces multiples, un double de moi. (p. 10 ; je souligne)

23L’idée d’être juge de soi‑même inscrit le livre, en dépit des dénégations ici formulées, dans la tradition autobiographique. Gisèle Mathieu‑Castellani24, qui se penche dans La Scène judiciaire de l’autobiographie sur les formes de l’écriture de soi, d’Augustin à Althusser, propose de les lire comme des écritures de l’aveu où « l’on reconnait un avatar de la situation judiciaire25 » : accusés (souvent les parents), témoins (le lecteur) et avocat de la défense ou de l’accusation ou, comme l’écrit Lagrave, « juge à charge ou à décharge » (l’auteur). Cette analogie se soutient d’une vue historique puisque la « naissance de l’autobiographie » (de Montaigne à Rousseau) coïncide avec l’émergence de la pensée de l’individu, et que le projet de se dire soi et de se distinguer des autres fait partie d’une sensibilité moderne qui fait le socle de ce genre d’écrits.

24Le sous‑titre de Se Ressaisir, « enquête autobiographique », qui renvoie bien sûr au travail sociologique, évoque aussi l’enquête judiciaire, celle là-même que Leiris dessine au début de L’Âge d’homme, évoquant les « pièces à conviction » à l’appui de l’écriture du soi26. C’est avec des termes relevant d’un lexique judiciaire que Lagrave requalifie les entretiens menés avec ses proches ou ses collaborateurs : « En convoquant des témoins, j’attends qu’ils réajustent le tracé d’un parcours que j’aurais enjolivé et réduit à la portion congrue » (p. 316). À ce titre, le maniement de la preuve (documentaire, argumentative, testimoniale) dans l’ouvrage révèle l’hybridité de l’écriture : « Céder à la tentation d’écrire des “brouillons de soi” est l’un des effets de ma transition sociale, et l’un des moyens de l’attester en revisitant les empreintes de son tracé. » (p. 8). S’écrire, c’est à la fois se donner les moyens d’une enquête sociologique rigoureuse sur la migration sociale ; avoir accès à une langue réflexive (ce n’est plus la « langue matérielle ») ; et, qui plus est, faire de sa vie une preuve, comme le firent Rousseau et Leiris. Contrairement à ce dernier, nul désir de connivence (« trouver en autrui moins un juge qu’un complice27 ») ni d’absolution (« à la base de toute introspection, il y a le goût de se contempler et […] au fond de toute confession il y a le désir d’être absous28 », écrit Leiris), mais plutôt un travail de l’écrit comme contredon face aux témoignages recueillis (« Ce don m’oblige et me tourmente à la fois, en ce qu’il ravive l’angoisse de ne pas être à la hauteur » [p. 31]), et comme moyen de rachat (« J’ai voulu me racheter et payer ma dette [envers les agricultrices, en entreprenant un nouveau livre sur elles] » [p. 286]).

25« Mais si l’autobiographie a quelque chose à voir avec un procès, […] c’est sans doute que le judiciaire [entendu au sens aristotélicien de genre du discours rhétorique] est un discours fondamental, la matrice de tous les discours de culpabilité/innocence, et que l’aiguillon le plus fort qui incite à écrire est sans doute […] la culpabilité29. » Cette notion résonne puissamment dans le cadre du récit de transfuge puisque la culpabilité de la trahison y est fondamentale, matricielle peut‑être. C’est sur ce point que l’image du tribunal apparait souvent : le témoignage du plus jeune fils de Lagrave fait preuve de « cet autoprocès en légitimité » (p. 343) constamment présent dans les discours maternels, et qui ne manque pas de ressurgir, en dépit de l’objectivité patiemment construite pas la voix sociologique qui se superpose à la voix toujours encore illégitime du sujet d’expérience. Reviennent ainsi constamment les mots de « dette » (p. 248, p. 250), « me justifier » (p. 305), « justification » (p. 251), et bien sûr le couple gagnant du lexique transfuge : légitime/illégitime. Il serait facile et trop rapide de rattacher cette pente à la culpabilité à l’éducation catholique (quoique cette inculcation soit soulignée par l’autrice, p. 87) ; plus largement, il se pourrait que cette tendance traverse toute écriture du moi, marquée par une « structure fondamentale de l’imaginaire occidental aux prises avec la faute et le châtiment30 ». Aussi, la preuve est parfois là pour s’accuser soi-même, montrer qu’on est consciente de la place à laquelle on est arrivée et du fossé qui s’est creusé. On l’a vu dans l’exemple du rapport de Lagrave avec les agricultrices : à elle qui n’est pas restée « au cul des vaches », les paysannes lui font la « sévère leçon » de lui rappeler l’écart entre elles (p. 289). On se souvient de ce passage d’Ernaux, souvent cité, sur sa mère : « J’étais certaine de son amour et de cette injustice : elle servait des pommes de terre et du lait du matin au soir pour que je sois assise dans un amphi à écouter parler de Platon31 ». On voit combien le discours de culpabilité est aussi un discours d’avocates, qui « fai[t] droit à [l]a souffrance biographique » des parents (p. 49) : « par un injuste retour des choses, ils se sont vus contraints de revenir à la province et à la terre [après avoir travaillé en région parisienne, retour vécu comme un déclassement] » (p. 37 ; je souligne).

26Cette imprégnation du genre judiciaire, rendue complexe par l’hybridation avec l’écriture sociologique, se constate également dans le rapport à la vérité.

J’assume ma version du passé et de l’héritage de ma famille tels que je vais les restituer, non en ce que je dirais une « vérité » sur cette famille, mais en fonction de ce que livrent les matériaux rassemblés, que je vais déplier à la façon dont on tourne les pages d’un livre.  (p. 32)

27La méthodologie sociologique vient ici contrer la revendication classique de l’écrit de soi comme véridiction (on connait le début des Confessions de Rousseau : « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature32 »). Pourtant le matériau même de la preuve constitue parfois ce portrait sans concession : « et me voilà croquée en moins de deux » (p. 345), « je dois me résoudre à regarder ce miroir tendu » (p. 346), évoquant les entretiens avec ses enfants. Les interactions entre les notes de bas de page, dispositif textuel scientifique par excellence, et la voix sensible de la narratrice sont aussi remarquables de ce rapport duel à ce que serait une voix « vraie » pour un tel projet. Ainsi, les émotions sont la plupart du temps tues ou juste évoquées (« je pataugeais dans l’émotion », p. 178, ou p. 12). Les rares irruptions de l’émotion sont reléguées dans les notes de bas de page, et portées non pas par le je de la narratrice présente, mais par son je du passé, dans deux lettres adressées à ses fils enfants :

Petit garçon de mon cœur, je t’ai fait porter mon angoisse de vivre, mais je t’aime au plus profond du jaillissement, là au creux de mon désir […]. Amour de ma chair, tu éclates de bonheurs cachés, comme un feu follet porteur de rêve […]. (p. 417).

28La langue, très métaphorique, du discours sentimental finit par apparaitre, mais caché dans l’archive et les notes (paradoxe de lyrisme pour ce lieu d’attestation probatoire).

29Enfin, c’est la revendication d’une singularité irréductible qui ancre ce texte dans les cadres de l’autobiographie classique. « Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre », poursuivait Rousseau, et après lui, toutes celles et ceux qui ont écrit leur expérience. Ce point entre en tension avec la montée en généralité qui pourrait être attendue d’une enquête sociologique, où le cas de l’autrice serait exemplaire de ce qui serait un parcours idéal-typique de transfuge. Cette hypothèse de l’exemplarité est vivement rejetée (p. 375), par des arguments relatifs au contexte historique, à la variété des cheminements de sa fratrie, etc. Mais du même coup, c’est l’unicité du sujet autobiographique qui s’affirme. Voyons, par exemple, l’évocation des « recoins de la vie » comme dirait Rousseau, ces détails que les autobiographes présentent comme sans intérêt, insignifiants ou médiocres, mais qui par là-même témoignent de la vérité du dire :

Si je n’ai pas connu mes deux grands-pères, leur histoire semble insignifiante comparée à l’héroïsme des grands-parents que Ivan Jablonka n’a pas eus. Mais je ne céderai pas à la transfiguration de mes aïeuls ; précieuses sont leur banalité et leur vie sans éclat, à l’image de la plupart des familles rurales de cette époque. (p. 34)

Elle n’était pas pimpante, mon école, mais conforme à celle des alentours. Qu’on ne se la représente pas sur une place de village, serrée entre l’église et le café, comme dans les romans. (p. 115)

30Les mouvements correctifs (« non pas comme … mais ») sont les marqueurs discursifs duels d’une revendication d’unicité dans la banalité. Cette conciliation de mouvements opposés, toute bourdieusienne33, est structurante pour l’écriture de Lagrave, faite d’antithèses : « une maîtrise si peu maîtrisée » (222), « gravir les échelons en contrebande » (249), « Adoubée aux marges » (259), « Parmi les pairs, mais pas comme eux » (264), « Une adhésion enchantée et critique » (259, « un séminaire irritant et salvateur » (239). Sans doute l’antithèse pourrait-elle être vue comme un des stylèmes du récit de transfuge, inscription dans la langue des tensions inhérentes à ces métisses sociaux.

« Ceux qui montent y perdent, parce qu’ils se transforment »

31Cette phrase de Michelet (citée p. 387) fait pendant à la photographie de la couverture, d’une femme qui ne monte ni ne descend, mais se plie en arrière sur elle-même, comme tendue entre deux mondes en gardant les pieds sur terre. Commentant cette image en parlant à la petite fille qu’elle était, prête à « se redresser » vers son avenir :

Mais il me faut la prévenir : il y a tant de façons de faire et de dire pour dessiner le chemin parcouru, que je vais peut-être la déconcerter, la décevoir, ou susciter ses rires. Je cours le risque et « je prends mon courage à deux mains », comme me l’intimait mon père. (Introduction, p. 7 ; je souligne)

32Citation de la parole du père (qui « intime », au seuil de l’intime), jeu sur les pronoms avec le moi d’autrefois à qui l’on s’adresse, et culpabilité anticipée de décevoir : on retrouve les ingrédients de l’écrit de soi, mais aussi d’une certain style littéraire du récit de transfuge en particulier, qui ne se pense pas comme coupée d’une certaine langue ordinaire (mais comme une façon d’« écrire littérairement dans la langue de tous34 »). Toutefois, qui dit style ne dit pas toujours objet ou projet littéraire : il est aussi un « style dans la langue35 », et le récit de transclasse travaille justement les zones de partage entre langue ordinaire et autres variations de la langue (notamment hautes, ou littéraire). L’émergence d’une voix singulière du transfuge a sans doute été simultanée dans les sciences sociales et dans la littérature (ainsi celle d’Hoggart a pu être rapprochée des constructions littéraires de Sartre ou psychanalytiques de Gortz36), d’où la contamination forte entre ces divers champs. Ainsi Écrire la vie aurait pu servir à Rose-Marie Lagrave, s’il n’avait déjà été pris37 ; « écrire juste la vie », avec la justesse et la justice patiemment travaillées dans ce texte, aurait aussi pu lui convenir.