Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2019
Mars 2019 (volume 20, numéro 3)
titre article
Céline Sangouard-Berdeaux

Tout quitter : de la disparition dans le roman français contemporain

Dominique Rabaté, Désirs de disparaître. Une traversée du roman français contemporain, Rimouski : Tangence éditeur, coll. « Confluences », 2015, 93 p., EAN 9782981510013.

1Le dernier essai de Dominique Rabaté est paru en 2015 chez Tangence éditeur, maison d’édition de la revue du même nom portée par les Universités du Québec de Rimouski et Trois-Rivières. Dans sa présentation, Mathilde Barraband prend soin de souligner la cohérence de la démarche de D. Rabaté qui, à partir de l’« hypothèse du récit » (p. 15), a su décrire l’évolution du genre romanesque français depuis le milieu du xxe siècle, dans son célèbre ouvrage Vers une littérature de l’épuisement, jusqu’à la littérature la plus contemporaine dans ce récent essai, Désirs de disparaître.

La disparition, tentation contemporaine

2Dans ce texte d’une cinquantaine de pages, D. Rabaté aborde le roman français contemporain par le biais d’une étude thématique, celle du motif de la disparition. Si ce thème peut être un topos de la littérature policière, un « cliché fictionnel » (p. 35) du roman noir, il est réinvesti en dehors de ce genre romanesque, ou parfois au sein d’un jeu littéraire avec celui-ci, par un nombre remarquable d’auteurs contemporains. Ainsi, cet essai analyse des récits mettant en scène des personnages en fuite, qui organisent leur propre disparition, aussi bien que des personnages en quête d’un ou d’une disparu(e) : Christian Garcin, Jean-Benoît Puech, Sylvie Germain, Marie NDiaye, Pascal Quignard, Jean Echenoz, Emmanuel Carrère, Patrick Modiano et Bernard Pingaud sont les auteurs étudiés. La fréquence de ce motif amène D. Rabaté à y percevoir un phénomène romanesque caractéristique de la littérature contemporaine et de l’époque dans laquelle elle s’écrit. Il présente alors son travail comme l’envers de celui de Nathalie Piégay-Gros, qui, chez le même éditeur, publia en 2012 un essai réfléchissant aux usages de l’archive, intitulé Le Futur antérieur de l’archive1. L’hypothèse de D. Rabaté est celle-ci :

[…] le roman constituerait […] le lieu paradoxal de résistance face à la normalisation sociale, aux dispositifs toujours grandissants de contrôle et d’assignation, une façon de déserter qui puisse exprimer la force encore vitale d’une sécession individuelle. (p. 20)

3En effet, bien que ce thème – tout quitter, disparaître, changer de vie – soit éminemment romanesque et certainement intemporel, il intéresse l’auteur parce qu’il possède une résonnance forte avec l’époque actuelle d’une part, mais aussi avec l’histoire du récit depuis le xxsiècle, de l’autre. D. Rabaté situe ainsi les romans étudiés dans le contexte social contemporain, à savoir ce régime de l’« omnivisiblité » que caractérisent le mot d’ordre de transparence, l’exhibition de soi via les réseaux sociaux et les multiples dispositifs de localisation, de contrôle ou de traçabilité. Ces personnages qui disparaissent représenteraient alors le désir inverse du retrait, de l’anonymat, de la « discrétion », pour reprendre la notion de Pierre Zaoui2. Cependant, D. Rabaté n’oublie pas l’autre aspect de cette thématique, qui résonne nécessairement, au début du xxie siècle, avec les disparitions tragiques et politiques, de masse, qui scandèrent le siècle précédent sous la forme de génocides et de massacres systématiques exercés contre différentes populations à travers le monde. L’ombre portée de Georges Perec, en tant qu’auteur de La Disparition tout autant que de W ou le souvenir d’enfance,est à cet égard sensible.

Du mythe de la disparition du roman au jeu romanesque autour de la disparition du personnage

4La seconde contextualisation du corpus est d’ordre proprement littéraire. D. Rabaté montre comment un glissement s’opère depuis les pensées de l’impersonnalité, du désœuvrement et du silence, dont Maurice Blanchot fut le chantre le plus radical, mais qui correspondirent à toute une mythologie de l’écriture propre au xxsiècle, fascinée notamment par Arthur Rimbaud, mais aussi, bien évidemment, étroitement liée aux tragédies de l’Histoire du xxsiècle. Une telle conception de la littérature cherchait, ou pouvait avoir pour effet, comme le décrivit D. Rabaté en 1991, une sorte d’épuisement de la littérature, en particulier du récit et de ses personnages. La littérature française contemporaine, à travers les auteurs étudiés dans cet ouvrage, loin d’opérer un simple retour au récit et à ses personnages qui nierait les expériences littéraires radicales qui l’ont précédée, semble reprendre ce désir, voire ce mythe littéraire de la disparition (de l’auteur, du personnage, des formes élémentaires du récit), mais sous la forme du jeu, en reprenant volontiers un motif de roman noir, la disparition d’un personnage, afin de créer une nouvelle dynamique narrative : un (ou plusieurs) personnage(s) s’efface(nt), d’une façon ou d’une autre, sous les yeux du lecteur ou sous les yeux du narrateur, et ce blanc ou ce vide créé engendre toute une « machine romanesque » (p. 40) qui va stimuler la narration au lieu de la neutraliser ou de l’évider. C’est J.‑B. Puech qui opère le plus directement et explicitement cette « démystification nécessaire » (p. 44) de la théorie de la littérature des années soixante et soixante-dix au moyen de son double, Benjamin Jordane, figure même de l’écrivain sans œuvre.

Modalités & enjeux de la disparition

5De cette étude d’une petite dizaine de récits contemporains, il est possible de dégager les principales modalités de la disparition. Tout d’abord, il faut distinguer les disparitions subies des disparitions désirées. Certains personnages subissent leur propre disparition, comme dans le récit Hors champ de S. Germain, récit d’une « néantmorphose » dans lequel le personnage devient progressivement transparent aux yeux des autres. D’autres subissent la disparition de leur proche, comme Herman qui recherche sa femme et son fils disparus lors d’une promenade faite sur leur lieu de vacances, dans Un temps de saison de M. NDiaye. Les villageois lui expliquent que Rose et son fils ont cédé à cette attraction exercée par le lieu, celle de devenir des sortes d’« émanations » fantastiques inaccessibles, qui ne retourneront jamais à leur état antérieur pas plus qu’à la vie ordinaire. Ces deux dernières disparitions sont donc souhaitées par les personnages touchés, mais racontées par un autre, qui les recherche. La figure du narrateur en quête d’une personne disparue est aussi présente chez J. Echenoz, dans Les Grandes blondes, ou chez P. Modiano, dans les romans Dans le café de la jeunesse perdue ou Dora Bruder. Dans ces récits, les personnages disparus prennent alors la forme (si forme il reste) de spectres :

Entre présence et absence, le spectre représente un état d’existence amoindrie qui persiste à se manifester de façon intermittente. Il reste dépendant du régime de la visibilité qui caractérise notre époque. Il est une des figurations originales du double bind de l’angoisse indissociable du désir de disparaître ou de s’évanouir. (p. 47)

6Mais souvent, le personnage principal disparaît de son plein gré, souvent brutalement. Ainsi, Ann Hidden, l’héroïne de Villa Amalia de P. Quignard, quitte soudainement sa famille, sa maison, son métier et son pays quand elle découvre que son mari la trompe, et procède méthodiquement à sa disparition. Le personnage éponyme de Selon Vincent de Chr. Garcin rompt lui aussi brutalement avec ses proches pour partir au bout du monde sans laisser de traces. Enfin, E. Carrère, dans Hors d’atteinte, fait le récit de la disparition plus progressive de Frédérique, professeure divorcée qui cède à la tentation de plus en plus grande d’une vie libérée de toute contrainte extérieure.

7La disparition répond alors à différents désirs. Elle est souvent refus des contraintes sociales, retrait de toute vie sociale, soustraction à l’injonction de paraître, « résistance du sujet contre la mécanique sociale » (p. 59), « manifestation positive d’une insubordination, d’une révolte » (p. 66). Ce besoin d’une sorte de marginalité, comme le souligne D. Rabaté, n’a alors plus grand-chose en commun avec les essais et désirs d’une marginalité vécue collectivement dans les années soixante et soixante-dix, car elle est toute individuelle.

8Elle peut aussi se comprendre comme une façon d’approcher la mort, comme une réponse à la pulsion de mort qui habite le personnage. C’est l’analyse que D. Rabaté propose du personnage d’Ann Hidden dans Villa Amalia : la mer qui entoure l’île d’Ischia où Ann a trouvé refuge est autant un espace qui la protège qu’un espace de mort, où elle aime nager jusqu’au bout de ses forces, et où se noie la fille de son ami, âgée de trois ans.

9Ce qui se dégage de ces récits est le paradoxe de la disparition. Si elle peut être liée à une attirance pour la mort, elle ne lui équivaut pas. Cette absence doit laisser une trace, avoir une sorte de présence en creux, dans le vide qu’elle laisse en lieu et place du personnage. Elle mobilise alors un jeu subtil, en particulier chez P. Modiano, entre le travail de la mémoire et celui de l’oubli.

Une expérience de l’impersonnalité

10Enfin, la disparition du personnage est selon D. Rabaté une expérience de « désubjectivation de soi » (p. 71) qui en cela apparaît dans une certaine mesure comme la mise en fiction des théories de l’impersonnalité développées par les avant-gardes, particulièrement par M. Blanchot mais aussi certainement, comme aurait pu l’ajouter D. Rabaté, par Georges Bataille. En effet, il est difficile de ne pas entendre l’écho de Bataille et de son expérience intérieure quand P. Quignard reprend le terme d’ipse dans la citation que D. Rabaté tire de La Barque silencieuse :

Ne deviens pas autos. Ne deviens pas le même que toi. Ne deviens pas un idem. Car idem n’est pas ipse. Ne deviens pas toi-même, mais deviens le soi, le self, le sui, l’objet sacré intime, la part incommunicable, le jadis. (P. Quignard, cité p. 72)

11Nous voyons ainsi comment le roman contemporain français s’émancipe des théories littéraires du milieu du xxsiècle – souvent perçues comme paralysantes (on peut lire à cet égard les Vies minuscules de Pierre Michon) ou menant à la fin de la littérature, à l’impossibilité du roman – sans pour autant opérer un retour aux formes romanesques et aux personnages antérieurs. Nous assistons plutôt à une sorte d’intériorisation, au sein même de la fiction, de ces problématiques avant-gardistes. La fiction contemporaine se renouvelle dans l’exploration des possibilités narratives données par la disparition du personnage, prise non plus sous un angle théorique mais comme un événement romanesque qui fait certainement rêver beaucoup d’hommes et de femmes vivant sous le régime actuel de la visibilité et de la réussite sociale à tout prix.