Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Février 2024 (volume 25, numéro 2)
titre article
Marc Escola

La dialectique des réalismes

Realisms’ Dialectic
Approches matérialistes du réalisme en littérature, sous la direction de Vincent Berthelier, Anaïs Goudmand, Mathilde Roussigné, Laélia Véron, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, « L’imaginaire du texte », 2021. EAN : 9782379241901.

1Champfleury assurait en 1857 que le réalisme, « mot de transition », ne durerait « guère plus de trente ans »… Les transitions durant parfois plus longtemps que les périodes qu’elles sont supposées séparer, il n’est guère d’exemples de terme dont la fortune critique ait été aussi grande. Du milieu du XIXe siècle jusqu’à nous, il a fallu compter successivement avec le « réalisme socialiste » comme doctrine officielle de l’Union soviétique à dater de 1934, le « néoréalisme » du cinéma italien de l’après-guerre, le « nouveau réalisme » pictural des années 1960, le « réalisme magique » appliqué dans les années 1930 aux toiles de Chirico avant d’être accolé aux romans de Gabriel García Márquez (ou plus près de nous à ceux de Salman Rushdie ou Toni Morrison, pourtant bien différents), sans préjudice d’un « réalisme contemporain » qui subsumerait aujourd’hui les narrations documentaires et toutes les formes de littératures de terrain… La littérature en aura-t-elle jamais fini avec le réalisme ?

2Reprenant les interventions prononcées lors de la journée d’études organisée dans le cadre du Séminaire littéraire des armes de la critique de l’École normale supérieure et tenue en juin 2018 à l’université Paris 8, le volume publié (logiquement) aux Presses Universitaires de Vincennes par Vincent Berthelier, Anaïs Goudmand, Mathilde Roussigné et Laélia Véron se propose de répondre à cette question aussi abrupte que vertigineuse : « que désigne le réalisme ou plutôt les réalismes en littérature ? ». Sans renoncer à étudier les traits stylistiques et formels du réalisme, les différents contributeurs se sont solidairement donnés une « méthodologie matérialiste », qui « se traduit par la prise en compte du contexte de production, de circulation et de diffusion des œuvres et par l’étude de leur inscription et de leur rôle dans le mouvement de l’histoire »1 ; tous partagent en effet la solide conviction que :

« [Le réalisme] désigne moins une esthétique unique qu’une rupture par rapport à une tradition antérieure, dans l’intention de se rapprocher plus étroitement du réel. Ce constat de fidélité au réel nous renseigne cependant moins sur les œuvres mêmes que sur une norme, un consensus, autour de ce qui est “réel”. Le réalisme indique ainsi un travail idéologique, une contradiction fructueuse, celle de l’absorption du réel par la fiction littéraire2. »

3Comme le soulignent ses quatre éditeurs, qui ont su donner au volume des textes introductifs et conclusifs également remarquables (en condamnant bien souvent le compte rendu à la glose)3, le recueil s’inscrit ainsi dans le sillage souverain d’Erich Auerbach, qui « traqu[ait] les lignes mouvantes du réalisme dans l’histoire longue de la littérature occidentale » ; il vient aussi offrir une postérité inattendue à l’article un peu oublié de Ian Watt, « Réalisme et forme romanesque » (1957), dont la traduction française était parue dans la seizième livraison de Poétique (1973) avant d’être reprise dans le volume Littérature et Réalité réuni par Gérard Genette et Tzvetan Todorov (1982) où il faisait, si l’on ose dire, figure d’exception dans l’éventail des approches formelles brillamment défendues par Roland Barthes (« L’effet de réel », 1968) ou Philippe Hamon notamment (« Un discours contraint », 1973). Et s’il s’agit de promouvoir « une théorie littéraire soucieuse de repousser toute tentation idéaliste », on ne sera pas surpris de retrouver régulièrement sous la plume des contributeurs les noms de Georg Lukács ou Fredric Jameson, ou ceux, plus rarement convoqués dans les études de lettres en France, de Theodor W. Adorno, Immanuel Wallerstein, Louis Althusser ou encore Alain Badiou.

Un réalisme socialiste

4Un premier ensemble traite de la notion de réalisme telle qu’elle a été théorisée en URSS pour promouvoir un réalisme socialiste, et des réinterprétations dont ce réalisme réinventé a fait l’objet en France, de Sartre à Aragon. Guillaume Fondu éclaire les enjeux paradoxaux, dans une perspective historique comme sur le plan politique, qui ont dicté la définition du réalisme socialiste lors du premier congrès de l’Union des écrivains socialistes en 1934, auquel assistent plusieurs romanciers français, dont Gide, Nizan, Malraux et Aragon (« une représentation véridique, historico-concrète, de la réalité dans son développement révolutionnaire […], associée à la tâche de réfection idéologique et d’éducation des travailleurs dans l’esprit du socialisme ») ; il montre comment les romans socialistes sont écrits au futur antérieur : il s’agit pour les romanciers d’inventer une nouvelle forme d’« épopée inversée », en offrant au lecteur « le point de vue d’un collectif uni qui n’est pas à chercher dans une origine mythique, mais dans un avenir d’autant plus réel que l’on commence à en voir les prodromes »4. Jordi Brahamcha-Marin s’attache ensuite au principal introducteur en France de la doctrine du réalisme socialiste : Aragon, missionné en 1935 par le Parti communiste français pour approprier à la cause marxiste la plus haute figure des lettres françaises — Victor Hugo, dont on fêtait cette année-là le cinquantenaire de la mort. Ainsi l’auteur des Cloches de Bâle (1934) et le signataire de Pour un réaliste socialiste, paru en 1935 également, s’emploie-t-il à construire un Hugo « réaliste », représentant exemplaire de ces « classes montantes » ou progressistes, qui ont leur émancipation à conquérir et l’ordre établi à dénoncer, et qui font donc logiquement « de la réalité [leur] grande affaire » en incarnant à chaque période « le devenir historique de l’humanité »5. Le Victor Hugo d’Aragon est encore, et non sans paradoxe, « romantico-réaliste », le mot de romantisme nommant pour le thuriféraire du « retour à la réalité » une attitude d’esprit tendue vers l’avenir, l’élément d’optimisme que l’auteur progressiste doit insuffler dans toute représentation du réel. Pascale Fautrier montre de son côté que la réflexion sur le réalisme conduite par Sartre au lendemain de la Seconde Guerre mondiale — entée sur une histoire des « réalismes idéalistes », des Lumières aux avant-gardes du premier XXe siècle —, constitue le « chaînon manquant entre le nouveau réalisme », dont se réclament un Robbe-Grillet ou un Perec, « et les réalismes classique ou socialiste ». Au terme d’un savant parcours de l’ensemble des textes où Sartre élabore une telle théorie de la littérature, P. Fautrier épingle dans l’essai « Matérialisme et révolution » cette formule décisive, qui pourrait bien être le mot du guet des réalismes contemporains :

« Le réel c’est ce qui est imperméable à une subjectivité […]. Idéalisme et matérialisme font s’évanouir pareillement le réel, l’un parce qu’il supprime la chose, l’autre parce qu’il supprime la subjectivité. Pour que la réalité se dévoile, il faut qu’un homme lutte contre elle ; en un mot, le réalisme du révolutionnaire exige pareillement l’existence du monde et de la subjectivité ; mieux il exige une telle corrélation de l’une et de l’autre qu’on ne puisse concevoir une subjectivité en dehors du monde ni un monde qui ne serait pas éclairé par l’effort d’une subjectivité.6 »

Le réalisme selon Lukács

5La seconde partie du recueil s’attarde logiquement sur les écrits de Georg Lukács, dont le Balzac et le réalisme français (1934-1935 ; trad. fr. Maspero, 1967) constitue une référence majeure pour l’histoire littéraire et la théorie françaises. Dans un brillant article de synthèse impossible à résumer ici, Alix Bouffard rappelle combien les thèses du philosophe sur le réalisme sont difficiles à arrimer au développement du réalisme socialiste, en regard duquel elles ont joué un rôle souvent polémique, mais aussi à sa Théorie du roman (1916) élaborée antérieurement à sa découverte du marxisme, ainsi qu’à son Æsthetik ultérieure, restée largement inédite en français. La chercheuse vient aussi illustrer la souplesse dont Lukács a fait preuve au fil de ses écrits quant au statut à accorder à la notion de vision du monde et aux critères à retenir pour évaluer le réalisme d’une œuvre ; elle rappelle ce que la position du théoricien a de finalement hétérodoxe en regard de la doctrine officielle du réalisme socialiste : sa définition du réalisme fait constamment « obstacle à toute tentative de trouver dans la position sociale et politique de l’auteur un critère univoque et définitif du caractère réaliste de ses écrits, quand bien même ceux-ci seraient explicitement socialistes »7, en ouvrant ainsi la voie à une esthétique matérialiste. Jean Tain reprend la « Lecture de Balzac » proposée en 1961 par Theodor W Adorno, que les lecteurs français ont pu (ou peuvent toujours) découvrir dans le volume des Notes sur la littérature (Flammarion, 1984 ; rééd. coll. « Champs », 1999 & 2009) ; s’émancipant des propositions de Lukács, l’auteur de la Dialectique négative avance l’idée d’un réalisme « excentrique » (absonderlich) chez un romancier qui « reconstruit le monde à partir de sa position d’outsider », dans un travail « spéculatif » sur la narration, en traduisant « jusque dans la forme littéraire certaines tendances propres à la société capitaliste ». Adorno introduit dans ou par cette « lecture » une redéfinition ici encore paradoxale du réalisme : le « réalisme par perte de réalité » (Realismus aus Realitätverslust), que Jean Tain nous invite à comprendre en ces termes :

« Les effets de style apparemment réalistes chez Balzac, comme les minutieuses descriptions de lieux ou de personnages, qui ouvrent souvent ses romans, ne sont donc pas les éléments d’une description panoramique de la société, mais comme le symptôme et l’image fantasmée d’une société de classes, dont ceux qui la dominent cherchent à empêcher qu’on puisse s’en faire une image globale, qu’elle soit fictionnelle ou théorique »8.

Usages du réalisme

6Un troisième ensemble de contributions revient sur les divers usages du terme de « réalisme » dans les études littéraires. Elle s’ouvre sur la transcription d’une longue discussion « à bâtons rompus » entre Jacques-David Ebguy et Gérard Gengembre, l’un des disciples de Pierre Barbéris qui avait puissamment renouvelé, au lendemain de mai 1968, la compréhension des enjeux idéologiques du romantisme et du réalisme balzacien (Balzac, une mythologie réaliste, 1971 ; Le Monde de Balzac, 1973 ; rééd. 1999) ; le dialogue est notamment l’occasion d’une réflexion sur la possibilité de convoquer le terme pour la littérature du XXIe siècle : le renouveau du réalisme passe peut-être par une « réappropriation de l’Histoire par le roman ». La contribution de Marion Leclair s’attache au « cas anglais », soit : à définir la version anglaise du roman réaliste dont le terminus a quo est bien plus flou que pour la littérature française, puisqu’on peut le faire commencer avec Defoe, Richardson et Fielding au début XVIIIe siècle aussi bien qu’avec Dickens, Elliot ou Hardy un siècle et demi plus tard — Franco Moretti (The Bourgeois, 2913) restant l’un des rares à considérer un continuum entre ces deux ensembles, sans parvenir à concilier les interprétations contradictoires qui ont pu être données de leurs enjeux idéologiques respectifs. Pour penser le roman réaliste anglais de façon à la fois dialectique et diachronique, Marion Leclair se propose pour sa part de combiner plusieurs propositions dispersées dans les essais de Frederic Jameson — notamment Marxism and Form (1971), The Political Unconscius (1981 ; trad. fr. L’Inconscient politique. Le récit comme acte socialement symbolique, 2002), mais aussi dans un essai sur le cinéma italien recueilli dans Signatures of the Visible (1992 ; 2007) — en définissant le réalisme comme « le moment de la conquête d’une “compétence” idéologique et culturelle par une nouvelle classe ou un nouveau groupe » social ; l’histoire du roman anglais serait ainsi faite de plusieurs « moments réalistes ». Alice de Charentenay revient ensuite vers la France et les liens que les réalistes entretiennent avec la « question politique » depuis l’échec de l’idéal romantique et lyrique de Lamartine en 1848 ; elle montre comment cet échec retentissant, en conduisant nombre d’auteurs à revendiquer une « autonomie » de la littérature, a paradoxalement conduit à « une nouvelle alliance » entre projet esthétique et vision sociale chez Flaubert, les Goncourt ou Zola.

Réalismes contemporains

7La dernière section du volume s’attache aux usages contemporains de la notion. Vincent Berthelier s’interroge sur le bien-fondé de l’étiquette de réaliste aussi régulièrement que complaisamment accolée par la presse aux romans de Michel Houellebecq, eux-mêmes obligeamment émaillés de références à Balzac, Huysmans ou même à « l’effet de réel » théorisé par Barthes. Le réalisme supposé de Houellebecq ne fait en rien de lui un « nouveau Balzac » : il tient dans une façon assez convenue de ménager des rencontres entre énoncés assertifs et prénotions du lecteur, soit dans la capacité du romancier « à parler en scientifique de choses qui ne le sont pas », ou encore à camper un « positivisme antifreudien » qui motive la plupart de ses choix de composition ; Vincent Berthelier montre que les romans de Houellebecq se laissent affilier tout à fois à une forme de naturalisme et à la littérature dystopique, mais sans jamais proposer de « fresque globale de la société » : si réalisme il y a, il tient dans quelques vignettes dont l’ambition est peut-être surtout satirique. Au bout du sommaire, Daniel Hartley se demande quelle extension il convient de donner au terme de réalisme à l’échelle d’une littérature-monde : c’est l’occasion de présenter au lectorat francophone une nouvelle proposition théorique relative à la Weltliteratur et au « réalisme périphérique » élaborée par un collectif de critiques marxistes rattachés à l’université de Warwick en Angleterre — le Warwick Research Collective (WReC) — et exposée dans un livre intitulé Combined and Uneven Development: Towards a New Theory of World-Literature (2015), resté inédit en français. Combinant certaines des thèses de Trotski sur le développement structurellement inégalitaire du capitalisme et les propositions de Jameson mais aussi celles de Moretti issues de l’analyse des systèmes-mondes développée par Wallerstein, le collectif de Warwick définit la littérature-monde comme un système littéraire qui, comme le système-monde lui-même, est à la fois « un et inégal », structuré non par la différence mais par l’inégalité.

« De même que le capitalisme ne se développe pas de façon linéaire et homogène, mais produit activement, au contraire, sous-développement et développements parallèles, de même la littérature-monde est inégale et combinée, attelant ensemble (délibérément ou par la force des circonstances) des formes et des styles résiduels, dominants et émergents, de façon à représenter la “non-simultanéité simultanée” du système-monde lui-même.9 »

8Tirant toutes les conséquences de cette nouvelle conception, le collectif invite à renoncer aux notions de réalisme, modernisme, post-modernisme, et ultimement à toute périodisation de la littérature, pour s’intéresser à la façon dont les différentes régions du système-monde ont eu à répondre « au choc et à la violence des processus de modernisation capitaliste ». La distinction entre modernisme et réalisme n’a dès lors plus lieu d’être : les « réalismes périphériques » ne se conforment pas aux normes et présupposés du réalisme classique mais partagent avec le modernisme plus d’un trait d’irréalisme (comme l’œuvre de Bolaño en fait la preuve). Daniel Hartley montre encore que les thèses du collectif de Warwick donnent à repenser les liens entre réalisme et impersonnalité, ainsi que la valeur de l’impersonnalité générique en régime néo-libéral (c’est ici le beau recueil de nouvelles de l’écrivain sud-africain S. J. Naudé, The Alphabet of Birds, qui sert de pierre de touche).

***

9Dans le texte conclusif, Vincent Berthelier, Anaïs Goudmand, Mathilde Roussigné et Laélia Véron peuvent ainsi souligner la dimension intrinsèquement polémique de la notion de « réalisme » dans la diversité de ses emplois, en rappelant les thèses d’Anna Boschetti qui, dans un essai intitulé Ismes et sous-titré Du réalisme au postmodernisme (CNRS éd., 2014), avait montré comment la labilité du premier terme avait permis sa redéfinition par des acteurs très différents, en fonction de la vision de l’Histoire (et de l’histoire littéraire) qui était la leur. Ils font aussi valoir que « le réalisme se présente immanquablement comme une réponse » : « chacun de ses usages charrie avec lui son interdiscours, et ses repoussoirs » — l’adversaire à liquider tenant bien souvent dans « la naturalisation de l’ordre par imitation servile de la réalité »10.

10On l’aura compris : si les réflexions proposées se rangent toutes à l’enseigne du « matérialisme », c’est qu’il s’agit aussi d’appréhender à nouveaux frais « la complexité de la production littéraire dans la lutte des classes », en ouvrant des pistes pour une analyse « affinée » de « l’articulation de la littérature aux rapports sociaux de production ». Et l’on retiendra que, loin de désigner un simple moment de l’histoire littéraire, le « réalisme » doit être à chaque fois repensé comme « la traduction esthétique de l’émergence et de l’affirmation de nouvelles classes sociales (au cours de processus de processus historiques très divers) » ; à cette condition, la notion redevient ce qu’elle fut pour les théoriciens des années 1930 : « un outil heuristique décisif pour les études littéraires »11.

11Organisé par la même équipe de jeunes chercheurs, le colloque tenu à Orléans l’année suivante (2019) devait achever d’en faire la preuve : on pourra en lire librement les actes, accueillis au sein des Colloques en ligne de Fabula sous le titre Pour une critique matérialiste des œuvres littéraires.