Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Octobre 2006 (volume 7, numéro 5)
Florence Madelpuech

Regards sur les Espagnoles créatrices

Regards sur les Espagnoles créatrices, (éd.) Françoise Étienvre, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2006, 307 pp.

1Dirigé par Françoise Étienvre, l’ouvrage Regards sur les espagnoles créatrices, xviiie- xxe siècle se penche sur le thème, très peu étudié par la critique, de la création féminine en Espagne, du xviiie siècle à nos jours. L’ambition et l’intérêt de ce travail ne sont cependant pas de proposer une définition de la création féminine, mais de prendre acte de la « variété de ses modes d’expression » (p. 7) et de la présenter en devenir. En effet, plus qu’aucune autre invention, la création féminine porte la marque du temps, de l’époque qui la voit naître, et s’en nourrit. Parce qu’elle est indissociablement liée à l’histoire politique de l’Espagne, à l’évolution des mentalités, une telle création (et les réactions qu’elle suscite) emprunte un chemin sinueux et il semble que seule une lecture diachronique puisse en restituer l’originalité. Ainsi, à travers les dix-huit contributions – rédigées en français et en espagnol – chronologiquement réparties selon trois grands axes, depuis le siècle fondateur des Lumières (« De timides lueurs », « Une progression mesurée », « Ombres et lumières »), il s’agit de saisir une dynamique parfois discontinue, de suivre l’évolution fragile et obstinée de cette création, éclairée par des personnalités féminines remarquables.

2Comme le souligne Françoise Étienvre dans son introduction, la créativité féminine au xviiie siècle est loin de susciter en Espagne autant de débats qu’en France. Ce silence est sans doute lié à la « difficulté d’imaginer la femme en créatrice, ou encore à l’absence d’intérêt pour une controverse jugée superflue » (p. 9). C’est dans cette atonie ambiante que s’élèvent quelques voix féminines, désireuses de sortir de l’indifférence intellectuelle dans laquelle elles sont tenues. La première partie de l’ouvrage examine ainsi les balbutiements de la création féminine, s’attachant d’abord à la figure de Rita Caveda (Inmaculada Urzainqui, p. 19-36). Les Cartas selectas de una señorita a una sobrina suya, entresacadas de una obra inglesa impresa en Filadelfia y traducidas por doña Rita Caveda y Solares donnent une idée des stratégies narratives auxquelles doivent recourir les femmes qui écrivent et qui veulent être lues. En effet, rien ne de moins douteux que cette prétendue traduction d’une œuvre anglaise pour arriver à publier et à faire connaître son œuvre. Rita Caveda, comme d’autres, n’ose pas encore assumer au grand jour son invention et préfère revêtir le masque de la simple traductrice, sans risquer la critique ou la moquerie. Sans aucune prétention littéraire, Rita Caveda propose à un public féminin un texte moral, semblable à un manuel d’éducation qui aborde le développement intellectuel, l’amitié et l’harmonie familiale. C’est plutôt du côté de la création artistique, sans parler encore d’œuvres engagées, que l’on trouve une réelle revendication des femmes, qui veulent s’exprimer et être reconnues intellectuellement dans la sphère publique. Les poèmes de Gertrudis Hore, s’ils invitent les lectrices à réfléchir à l’amour malheureux, aux déceptions sentimentales, sont porteurs d’avertissements (Frédérique Morand, p. 37-47). Ils traduisent un regard critique sur l’inégalité entre les sexes et affirment la valeur de la femme. Au-delà de ce discours de défense, ces poèmes suscitent également des affinités littéraires avec d’autres poétesses, telle Margarita Hickey, et permettent que se tisse une sorte de dialogue entre ces œuvres féminines. Une forme de communauté intellectuelle est en train de se nouer, animée par une forte conviction : la femme, aussi intelligente que l’homme, doit recevoir une instruction et développer ainsi ses aptitudes. C’est ce que préconise El Viaje de un filósofo a Selenópolis, texte remanié auquel furent ajoutées trois lettres de Pythagoriciennes, héritées de l’Antiquité, et qui reflète parfaitement l’intérêt nouveau apporté à l’émancipation intellectuelle des femmes (Elena de Lorenzo Álvarez, p. 47-61). Le théâtre est aussi le lieu d’expression choisi par des femmes artistes pour faire entendre leur voix et peindre leur condition. Ainsi, empruntant leur intrigue aux drames grecs, les héroïnes de María Rosa de Gálvez se meuvent dans une société où partout s’exerce le pouvoir du père, du frère, de l’homme (Catherine Flepp, p. 61-74). Servant la critique de cette société patriarcale que dominent des hommes défaillants, se dresse la figure édifiante de la femme, sacrifiée au nom de son désir de liberté. L’originalité de María Rosa de Gálvez est d’affirmer l’idée d’une « essence féminine » (p. 73). Enfin, dans ce tour d’horizon du milieu artistique, le dernier article s’intéresse à la présence des femmes à l’Académie des Beaux Arts de San Fernando et analyse les conditions de leur admission dans le prestigieux établissement (Jacques Soubeyroux, p. 75-92). Des femmes d’extraction diverse en sollicitent l’entrée, mais c’est surtout la requête de nombreuses femmes de l’aristocratie, déjà socialement établies, qui témoigne de ce profond besoin de reconnaissance publique auprès d’une institution symboliquement commandée par des hommes.

3C’est donc dans le contexte de l’effervescence intellectuelle du xviiie siècle que se lisent les premiers signes d’une conscience féminine. Les études consacrées au siècle suivant confirment cette évolution du regard de la femme sur elle-même, qui va dans le sens d’un engagement plus ferme, d’une conquête plus vigoureuse d’un espace où elle n’a pas encore sa place. Le monde de la presse se modifie, à mesure qu’il s’ouvre à un nouveau lectorat, féminin, qu’il faut intéresser par des revues spécialisées, et qu’il accueille des femmes à la rédaction. L’activité éditorialiste vise à la fois à une lecture récréative et édifiante (Colette Rabaté, p. 93-106). Mais il est encore trop tôt pour que les femmes journalistes se libèrent de l’image domestique associée à la femme en ce début du xixe siècle : ce sont même elles qui se font le relais des préjugés masculins, incapables d’écrire sans sacrifier au cliché de l’épouse modèle, « angel del hogar », sorte de prix à payer pour être publiée. Une telle timidité n’est cependant pas l’apanage de toutes. Consciente du retard culturel de l’Espagne, inspirée par la liberté qui souffle dans les pays neufs (États-Unis), Emilia Serrano de Wilson, incarnation parfaite de la ilustrada, invente son propre espace d’expression, en créant une revue (« La Caprichosa. Revista Universal del Nuevo Mundo ») qui lui permet d’exalter le portrait de la femme moderne instruite et donc capable de s’approprier des qualités dites masculines. À l’ange du foyer, Emilia Serrano oppose la femme intellectuellement utile qui, semblable à un architecte, donne les fondations nécessaires et permet de construire (Marie-Linda Ortega, p. 107-118). Entre conservatisme et réformisme social, entre roman et essais philosophiques ou journalistiques, l’œuvre riche de Concepción Jimeno de Flaquer, féministe avant la lettre, résonne des débats de son temps et exprime toute la conscience passionnée d’une femme qui prend position, entièrement consacrée à la cause qu’elle défend et qui lutte, entre autre, contre la discrimination juridique dont sont victimes les femmes (Solange Hibbs-Lissorgues, p. 119-136). L’article suivant revient sur le théâtre pour signaler le rôle marquant qu’eurent les femmes actrices dans le renouveau du genre en Espagne (Delphine Chambolle, p. 137-148). Avant 1930, en l’absence de metteurs en scène, c’est à elles de pallier les carences de la direction, à des niveaux différents, autant d’ordre artistique qu’économique. Leur investissement décisif peut par exemple les amener à gérer leur compagnie ou à choisir les œuvres au répertoire. En ce sens, les actrices contribuent à la création théâtrale et participent significativement à sa modernisation. Cependant, si certaines initiatives sont reconnues et acceptées par l’opinion publique, d’autres ont du mal à franchir le pas et souffrent d’être des paroles de femmes. L’illustre parangon étant bien sûr l’écrivain catalane Victor Català (Anne Charlon, p. 149-164). L’incident d’Olot est fameux : en 1898, aux Jeux floraux, le jury masculin décide de récompenser un texte, mais se rétracte aussitôt en découvrant que l’auteur est une femme, Caterina Albert. L’affaire montre qu’il est encore impossible à l’opinion masculine d’admettre qu’une femme puisse avoir un talent ou une sensibilité qui transgresse ce que l’on attend d’elle, c’est-à-dire qui trompe, en quelque sorte, son « horizon d’attente ». L’anecdote est exemplaire et Caterina Albert en tire les conséquences, empruntant désormais le pseudonyme masculin de « Victor Català ». D’autres suivront qui permettent à l’auteur de s’exprimer et de dénoncer les dogmes, les diktats qui oppriment sa libre pensée. Cette lutte infatigable, servis par des masques successifs, lui vaut de nombreuses critiques et conduit finalement à son isolement. La dernière contribution s’achève sur le portrait d’une femme poète, journaliste et dramaturge du xxe siècle, Halma Angélico, qui partage avec les précédentes le même désir ardent de justice et de reconnaissance sociale pour la femme (Evelyne Ricci, p. 165-182). Mais le ton a changé, la critique féministe s’est amplifiée et généralisée : la conquête pour les droits de la femme s’inscrit dans le cadre plus vaste d’un combat contre le carcan social qui opprime l’individu. Mettant au cœur de ses revendications sa foi en une société plus égale, Halma Angélico n’est pas à l’abri des contradictions et s’interroge sur le chemin à suivre, hésitant entre l’anarchisme et un certain paternalisme.

4La « progression mesurée » qui semble guider le xixe siècle est à son climax en 1931, date d’avènement de la seconde République en Espagne, qui donne le droit de vote aux femmes. Cependant cette reconnaissance politique a-t-elle entraîné de réels changements dans l’image de la femme ? C’est ce qu’examine Encarna Alonso Valero (p. 183-194), qui constate que, si un nouveau type a surgi, celui de la femme politique indépendante, la femme poète, artiste, quant à elle, reste présentée comme une femme sous influence dont la trajectoire personnelle est à inventer, l’identité, à construire. Les écrits autobiographiques des poétesses de la generación del 27, dont Pilar Nieve de la Paz (p. 195-212) propose une lecture à partir de quatre recueils, soulignent la difficulté qu’il y a pour ces femmes, compagnes d’écrivains célèbres, d’être à la fois les muses de l’ombre et des créatrices à part entière, qui cherchent à vivre de leur propre lumière. Le franquisme porte un coup fatal à l’édifice fragile de la création féminine, revenant radicalement en arrière. La femme est reléguée à la maison, qu’elle essayait de quitter, et les devoirs qu’elle semblait avoir oubliés, lui sont rappelés : elle est épouse et mère. En ce contexte, l’entrée de Carmen Laforet dans la littérature semble une « effraction » et une expérience unique dont Claire Pallas (p. 213-220) reprend les grandes lignes. Pedro Álvarez de Miranda (p. 239-250) s’attache à une autre figure de ces femmes d’exception : la lexicographe María Moliner, unanimement (re)connue aujourd’hui pour son dictionnaire de la langue espagnole, mais qui connut en son temps de nombreuses vexations jusqu’à être refusée à la RAE. C’est de la fin du xxe siècle que vient enfin la récompense de ces auteurs, à travers l’admiration que suscitent leurs textes et surtout par le dialogue qu’elles nourrissent avec des générations d’écrivains fameux. À la fois hommage et œuvre de mémoire, mais aussi continuité vivante de la parole de ces femmes, les écrits de Carmen Martín Gaite et de Juan Goytisolo proclament leurs illustres ascendances. Ainsi Carmen Martín Gaite se tourne vers Elena Fortún, écrivain des années 30 consacrée à la littérature enfantine, en qui elle voit la source de sa propre création. Comme l’analyse Marie Franco (p. 221-238), la littérature enfantine, qui célèbre la fantaisie et la faculté de voir les choses autrement, partage avec l’écriture féminine ce même désir de renverser l’ordre établi ; Carmen Martín Gaite puise à la définition de cette écriture originale l’inspiration et la conception de son art. Le vif intérêt que porte Juan Goytisolo à María de Zayas, femme écrivain du Siècle d’Or, s’explique également par ce désir de légitimer sa propre écriture fondée sur l’idée de marge (Emmanuel le Vagueresse, p. 252-268). En effet, tout comme l’œuvre de María de Zayas revendique un érotisme féminin, inédit et subversif pour l’époque, Juan Goytisolo se réclame d’une écriture en opposition à la doxa. Il ne s’agit pas seulement de servir son homosexualité, mais de se prononcer en faveur de la différence opprimée par l’autorité. La dernière contribution de Marie-Soledad Rodriguez (p. 269-278), à la manière d’un bilan en demi-teinte, interroge le cinéma féminin d’aujourd’hui, à partir de la production cinématographique d’Isabel Coixtet, une des rares représentantes du genre, pour voir s’il existe vraiment des traits spécifiques à la création féminine. Peut-on parler de cinéma féminin, de cinéma de femme ou simplement de cinéma? Conclusion ouverte et histoire en devenir, c’est bien entre « ombres et lumières » que s’achève ce parcours sur la création des femmes espagnoles du xviiie siècle à nos jours.