Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Fabula-LhT n° 9
Après le bovarysme
Marielle Macé

« Après le bovarysme », présentation

1« Nous sommes tous des Bovary », posait Barthes en 1978, des Bovary qui nous laissons mener par des modèles, des phrases et des images comme par des leurres. Emma est le personnage dont la vie « au sens le plus brûlant, le plus dévastateur, est formée, façonnée (téléguidée) par la Phrase » ; et « à même le leurre, la Phrase littéraire est initiatrice : elle conduit, elle enseigne, d’abord le Désir (le Désir, ça s’apprend) », mais aussi, ajoute Barthes, « la Nuance »1. Barthes se débattait ainsi entre une conscience du leurre, et un intérêt pour les ressources de subjectivation qui animent la littérature.

2Aujourd’hui, les interrogations de l’esthétique, de la psychologie, de la philosophie morale et des politiques de la littérature invitent à rouvrir ce dossier du « bovarysme », et à le considérer un peu autrement. Ce numéro de Fabula-LHT propose donc de se pencher sur l’histoire de la construction et de la réception de la notion de bovarysme, et d’en explorer les enjeux au présent ; il s’agira d’une part d’y reconnaître une figure importante de l’expérience esthétique, voire de toute expérience impliquant un rapport constitutif des sujets à des formes extérieures (une figure intéressante non pas en dépit de ses ambivalences, mais plutôt à cause d’elles) ; d’observer ses promesses, ses périls et ses complaisances ; et enfin de mettre en valeur sa force de circulation dans des domaines de la pensée et du réel ou on ne l’attendait pas (notamment, on le verra, dans l’histoire de l’émancipation culturelle, du post-colonialisme ou des politiques des identités).

3Il s’agissait d’abord de revenir sur l’histoire de cette notion, sur sa construction et sur sa réception, et en particulier sur les renversements de valeurs qui l’ont toujours affectée. Le bovarysme a en effet d’emblée été pris dans une constellation de jugements qui posaient à la fois la fragilité du « moi » et ses ressources d’altération ou d’émancipation, soulignant aussi bien les puissances que les impuissances des processus de subjectivation modernes. Baptisé et décrit par Jules de Gaultier dans un essai de 1892 devenu rapidement célèbre (Le Bovarysme, la psychologie dans l’œuvre de Flaubert, publié une trentaine d’années après Les Œuvres et les hommes de Barbey d’Aurevilly qui parlait déjà de « bovarisme »), le bovarysme a d’abord désigné un excès d’identification et d’empathie qui touche les lecteurs de romans, et avant tout les lectrices, ce sera important.Mais il a aussi eu sa part inventive et surtout son universalité ; il s’est alors trouvé défini comme un pouvoir qu’a le lecteur de « se concevoir autre qu’il n’est ». Il est en ce cas tout entier en avant, et fait de la lecture un espace de resubjectivation, où ce n’est pas un pur mouvement de participation psychologique qui domine, mais une capacité à s’altérer imaginairement. Un commentateur précoce du livre de Gaultier, le bergsonien Georges Palante (Le Bovarysme. Une moderne philosophie de l’illusion, 1903) avait su insister sur ce pragmatisme de l’imagination, d’ailleurs accentué dans la deuxième version du livre du Bovarysme parue en 1902.

4On s’est donc penché sur l’évolution de la notion à partir de l’œuvre de Jules de Gaultier2, et sur ses relations avec les pensées de l’identité personnelle (de ses failles, de ses ambivalences, des illusions qui la façonnent) qui lui sont contemporaines, et qui ont pu trouver écho chez Paul Bourget, Huysmans, mais aussi Théodule Ribot, Bergson ou Freud qui, après Nietzsche ou Schopenhauer se sont tous appuyés sur l’expérience littéraire pour penser l’hétérogénéité intrinsèque de l’identité. On a également en lumière l’intérêt que la notion de bovarysme a suscité chez les penseurs et les écrivains – Rémy de Gourmont et Victor Segalen se sont explicitement penchés sur lui, avant que René Girard n’en fasse une figure centrale de son anthropologie du désir mimétique3. Un article synthétique de Colette Camelin, qui explore les orientations divergentes du désir d’être autre chez Nietzsche, Gaultier et Segalen, un document de Gourmont (« Un nouveau philosophe : Jules de Gaultier », 1904) et un texte de Per Buvik consacré aux rapports de Gaultier et de Gabriel Tarde éclairent dans notre dossier ces enjeux historiques.

5On s’est ensuite efforcé de mesurer l’actualité du bovarysme (à la manière dont le « dandysme » avait déjà été reconsidéré par Barthes ou par Foucault) dans une esthétique et une pragmatique des œuvres. Plusieurs publications récentes se sont en effet penchées sur les écrits de Jules de Gaultier, trouvant écho dans les éloges actuels de l’appropriation et de l’application (d’Yves Citton à Jacques Rancière, Emma est en fait devenue l’une des héroïnes d’une pensée de l’émancipation4), dans l’analyse des mécanismes de l’empathie (le love’s knowledge de Martha Nussbaum), de l’immersion fictionnelle (ce moteur de l’activité de réception exposé par Jean-Marie Schaeffer), des formes ordinaires de l’identification et de la tendance « passionnelle » ou « simulatrice » qui est attachée à toute lecture. Une série d’articles se penchent donc sur les conduites de lecture individuelles et leurs enjeux pour la constitution des sujets : Jérôme David dans des propositions importantes sur « le premier degré de la lecture », et Matthieu Vernet dans une compréhension différenciée des pratiques esthétiques des personnages proustiens.

6Il s’agissait, également, d’élargir le désir d’être autre et la capacité à « s’imaginer autre » qui habite le bovarysme à une description générale de l’expérience, justement prise dans son ambivalence. On a ainsi mis en valeur le rapport des sujets aux formes et aux styles, les processus d’appropriation, d’altération et de perte bien réelle qui y entrent en jeu (avec une réflexion de Laurent Jenny sur les voyages de Michaux, et de Marielle Macé sur la pratique des formes et des modèles chez Paulhan). Dans cette dynamique toujours affrontée à l’altérité d’autres formes qui sont à la fois, en tant que formes, attirantes et déphasantes, se constituent sans repos – et/ou s’écroulent – des subjectivités. On s’est interrogé, dans cette logique, sur que pouvait être un bovarysme des mélodies ou des chansons, dont le souvenir buté forme cette « bande-son » de la vie intérieure dont parlait récemment Peter Szendy5 (grâce à un article de Damien Dauge sur le bovarysme musical d’Emma) ; on s’est demandé ce qu’impliquait un bovarysme du rapport au réel et à autrui, un bovarysme social en somme (avec une réflexion de Barbara Carnevali sur le rapport du bovarysme et des media : les sources d'information qui transmettent au sujet l'information lui permettant d'orienter son désir et de donner un contenu à son élan imitatif, et un article de Benoît Auclerc sur le rapport aux lieux communs et à leurs ressources chez Sarraute). L’actualité de la notion rejoint ici les réflexions sur les paradoxes de la subjectivation démocratique, toujours médiée, partiellement passive, enlevée par des modèles, des désirs d’imiter ou de se « concevoir autre ». On peut voir dans ces renouvellements de l’intérêt pour l’idée de bovarysme le signe de l’actualité de la question des rapports entre les sujets et les modèles esthétiques, une actualité que révèle aussi l’intérêt des pensées contemporaines pour des conceptions positives de l’imitation et de l’influence (dans le retour à Tarde, par exemple).

7Le dossier se clôt enfin sur une série de textes qui mettent en lumière la circulation inattendue de la notion de bovarysme dans des contextes politiques (dans l’histoire de la société haïtienne avec Michael Dash, et en Amérique latine pour Stéphanie Décante), et ses usages dans les débats sur la constitution des identités culturelles en situation de domination ou en période postcoloniale. Le concept de bovarysme, qui avait d’abord enraciné dans le rapport à la littérature une réflexion sur les ressources d’émancipation, ou, au contraire, sur les dangers d’aliénation qui gisent dans les modèles extérieurs, est ici le héros étonnant de ce qu’Edward Saïd appelait une « travellingtheory ». La leçon principale, ici, consiste sans doute à prendre acte des renversements de valeurs qui ont toujours affecté la notion, qui en sont constitutifs, et qui expliquent l’aventure du bovarysme très au-delà de la question du roman, de ses lecteurs de ses lectrices.

8Ce dossier a aussi été l’occasion de la traduction ou de la diffusion de textes importants ; un article d’Emily Apter (sur la première traduction de Madame Bovary par la fille de Karl Marx, la romanesque Eleanor), un texte de Galen Strawson (autour de la narrativité de l’identité) ; ainsi qu’un très bel essai de lecture de Christian Salmon, sensible à la situation contemporaine d’hommes dépeuplés, sans recours devant l’expérience, mais que continuent à traverser des récits.

9On n’a pas cherché, dans tous ces questionnements, à réhabiliter une vieille notion en renversant positivement les signes de l’illusion ou de la pathologie, mais à prendre acte, dans la rencontre avec les formes, les modèles et les représentations, de la continuité qu’il peut y avoir de l’empathie à la distance, des affects ou des effondrements de la volonté aux libertés du sens critique. Se situer après le bovarysme, cette notion aussi puissante que piégée, c’est ainsi proposer de penser que notre rapport aux formes ne met en jeu ni une aliénation mécanique, ni une appropriation ou une émancipation mécaniques, mais des corps-à-corps complexes, faits de porosités et de résistances, de promesses, d’imitations, ou de contestations. La leçon est sans doute qu’il faut prendre conscience de la force des formes ; ni exactement pour s’en défendre, ni tout à fait pour s’y assujettir ; mais plutôt pour jouer avec elles, dans leur compréhension (c’est-à-dire dans l’acquiescement à un authentique effort herméneutique) notre propre tâche d’être6.