Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 6
Tombeaux de la littérature
Guillaume Artous-Bouvet

Versions d’un tombeau

1Ce numéro 6 de Littérature Histoire Théorie nous invite à interroger l’« histoire et la rhétorique d’un genre critique », celui des « Tombeaux pour la littérature ». Dans les pages qui suivent, au terme d’un parcours rapide enchaînant trois versions du tombeau, nous voudrions formuler une hypothèse – sans doute aventureuse : et si le « tombeau de la littérature » ne constituait pas simplement un genre critique parmi d’autres, mais pouvait définir la « structure » essentielle du geste critique, par-delà la diversité empirique de ses styles et de ses genres ? Et si toute critique littéraire était, comme le suggère – avec sévérité – Jacques Derrida dans « Force et signification », « historienne, eschatique et crépusculaire par situation1 », et s’accomplissait donc toujours, insciemment, sous la forme d’un discours tombal ? Si la tombe (du latin tumba) est ce supplément terrestre destinée à célébrer un disparu, le discours critique ne lui est-il pas strictement analogue, en tant qu’il se déploie comme un discours supplémentaire, glorifiant la littérature au moment même où il s’en excepte ? La critique littéraire, en effet, n’a lieu comme telle qu’à se produire comme non-littérature : prothèse dont le destin est de soutenir l’effet littéraire, mais qui se détermine, irréversiblement, par son extériorité et sa différence. L’hypothèse se vérifiera du moins dans le cas des discours que nous allons aborder, et ce pour une raison simple : ces discours ne portent pas sur la particularité d’œuvres (littéraires), mais sur la généralité d’un statut (de la littérature). Toute une part de leur propos pourrait donc être dite « méta-critique » : s’y décide une réflexion de la critique littéraire sur elle-même. En ce sens, ils ne définissent pas un « genre » critique, mais plutôt la conscience même de la critique comme genre2.

2Nous tenterons dans un premier temps de distinguer trois versions de la thèse d’une « mort » ou d’une « fin » de la littérature, thèse corrélative à la production des tombeaux critiques3, avant de proposer une formulation un peu plus explicite de notre hypothèse générale.

3Présentons brièvement, avant de les reprendre une à une, les trois versions du tombeau.
1. Selon la première version (voir ci-après, sous le titre « Histoire »), la fin de la littérature n’est qu’une fin provisoire et partielle : elle est la fin historique d’une réalité elle-même historique, c’est-à-direpluralisée. Il y a toujours une nouvelle « littérature » pour se reconstruire après l’adieu à l’ancienne « littérature ». C’est ce sens de la fin qui prévaut, nous le verrons, chez Antoine Compagnon, William Marx et Tzvetan Todorov.
2. La seconde version du tombeau (ci-dessous titrée « Essence ») situe, elle aussi, la fin de la littérature dans l’histoire. Mais, au lieu de considérer ladite littérature comme une diversité de discours indéfiniment renaissante, elle détermine pour son compte la littérature (et la littérature est alors à la fois un nom et un concept)comme unité d’idée ou d’essence. Il n’y a, dès lors, qu’une seule littérature : l’existence historique (i.e. réalisée) de la littérature dépend de part en part du concept ou de l’essence de la littérature, dans son irrésiliable unité. Si la littérature est une, elle peut commencer et finir un jour. L’Adieu est alors adieu pur. Après la littérature viendront des discours (ou des pratiques) qui ne pourront plus s’appeler littérature. La littérature, ainsi, serait morte un jour, dans l’histoire, pour ne s’y plus jamais relever. C’est là, nous le verrons, la logique même du paradigme hégélien.
3. La troisième version du tombeau (dite « Agonie ») serait celle d’un adieu interminable, reposant sur la détermination d’une essence moribonde de la littérature. Cette version définit bien, pour son compte, une essence de la littérature : mais c’est une essence négative, entamée par sa propre finitude, qui la rapporte incessamment à un inessentiel. La littérature, en ce sens, aurait « toujours vécu d’agonie », selon l’expression de Derrida, c’est-à-dire tout à la fois de sa propre « mortalité », de l’imminence de sa propre fin, et de l’agon interminable qui la rapporte à ce qu’elle n’est pas, et dont, pourtant, elle ne peut s’abstraire une fois pour toutes. Dans cette perspective, la « fin » de la littérature demeure historiquement inassignable : la littérature ne naît ni ne meurt « un jour », « dans » l’histoire, mais elle ne cesse au contraire – et ce trait lui est donc proprement essentiel – de naître pour mourir, et de mourir pour naître à nouveau. Ce mouvement de disparition et de renaissance dépend cette fois d’une essence négative, et non d’une accidentalité historique, comme c’était le cas dans la première version.

Histoire

4La thèse de la fin de la littérature paraît donc se présenter, sous son jour le plus obvie, comme une thèse historique concernant une réalité elle-même historique – c’est-à-direhistoriquement relativisée. Tel est le cas, notamment, dans les deux textes récents d’Antoine Compagnon (La Littérature, pour quoi faire ?, leçon inaugurale du Collège de France prononcée le 30 novembre 2006) et de Tzvetan Todorov (La Littérature en péril, 2007) sur lesquels nous voudrions nous appuyer ici4. Ainsi Todorov peut-il affirmer au terme d’une série d’analyses historiques, articulées plus ou moins chronologiquement, que si la « littérature » est aujourd’hui en « péril », c’est parce que dans les « sociétés occidentales de la fin du xxe et du début du xxie siècle », et en particulier en France, « les représentants de la triade formalisme-nihilisme-solipsisme occupent des positions idéologiquement dominantes », et que, « pour eux », la « relation apparente des œuvres au monde n’est qu’un leurre5 ». Selon Todorov toujours, à d’autres moments de l’histoire au contraire, la littérature s’est trouvée puissamment valorisée : ainsi, au xviiie siècle (« à ce moment de l’histoire », écrit explicitement Todorov), « l’art incarne à la fois la liberté du créateur et sa souveraineté, son autosuffisance, sa transcendance par rapport au monde », et, « grâce à l’art, l’individu humain peut atteindre l’absolu6 ».

5Chez Compagnon, de même, l’analyse des quatre pouvoirs de la littérature, aboutissant à la détermination de ce que l’auteur nomme un « impouvoir sacré7 » repose, en son fond, sur une structure d’intelligibilité historique : les « trois pouvoirs positifs de la littérature » sont déterminés successivement comme « classique » [pouvoir consistant à plaire et instruire], « romantique » [pouvoir consistant à libérer l’individu de sa « sujétion aux autorités »8] et « moderne » [pouvoir consistant à compenser les défauts du langage, à « racheter la philosophie » et à « suggérer la vie »9], et son quatrième pouvoir (ou plutôt « impouvoir ») comme « postmoderne ». Compagnon peut alors affirmer que « la littérature du xxe siècle », celle du quatrième pouvoir, « a mis en scène sa fin dans un long suicide fastueux10 ». Il propose alors, tâche pour le temps présent, de « passer du discrédit à la restauration et du reniement à l’affirmation11 ».

6Le sous-titre de L’Adieu à la littérature, de William Marx, paraît explicitement reconnaître à l’ouvrage une dimension historique : « Histoire d’une dévalorisation, xviiie-xxe siècle ». William Marx semble toutefois conscient de la difficulté constitutive de toute enquête historique : une histoire de la littérature, en effet, suppose paradoxalement pour être menée comme telle – c’est-à-dire comme récit historique – une identité de la littérature à elle-même au fil de la diversité des époques : identité préservée, demeurée, à travers un certain nombre de variations qui n’auront jamais pu entamer une certaine essence de la littérature. C’est un des deux « écueils » évoqués par William Marx au seuil de sa tentative : écueil qui consisterait

à vouloir à tout prix essentialiser l’histoire, c’est-à-dire soit à y retrouver le déploiement progressif de l’essence de la littérature, en montrant, par exemple, que la poésie s’achemine peu à peu vers la pureté ; soit au contraire, dans une perspective plus réactionnaire, à y révéler la perte et le brouillage croissant de cette essence12.

7L’autre écueil, au contraire, viserait à préserver la différence des temps et des circonstances, au détriment de l’unité d’essence de la chose littéraire : il consisterait pour son compte « à réduire l’histoire de la littérature aux contraintes strictement sociales de production et de diffusion13 », c’est-à-direà l’irréductible extase de la temporalité. William Marx propose donc de déployer ce qu’il désigne comme une « histoire héraclitéenne de l’idée de littérature », reposant sur la « multiplicité des chronologies » : ni une essencede la littérature, ni un devenir, mais le chiasme indéfini par quoi, tout en se produisant dans l’histoire, la littérature ne cesse de s’écarter d’elle-même en sa propre fidélité à soi. Il n’en reste pas moins que L’Adieu à la littérature récite « l’histoire d’une dévalorisation », aboutissant à une triple « fin » : « fin de l’écriture, fin de l’écrivain, fin de la critique », triplex désignant « au fond une autre fin, celle de la littérature »14.

8Dans la perspective ainsi adoptée par ces trois auteurs, la littérature trouverait sa fin dans l’histoire – dans l’orbe crépusculaire de l’époque où nous nous tenons. Mais telle fin ne concerne, nous l’avons dit, que l’une des guises historiques de la « littérature » : la « littérature », cette « littérature » qui s’achève ici et maintenant, en ce point de l’histoire où résident nos forces et nos responsabilités, n’est peut-être qu’une idée singulière – i.e. historique – de la littérature. En tant que simple terminus ou eschaton historique, la fin de la littérature n’entame pas l’essence de la littérature, dès lors que cette essence réserve toujours une littérature potentielle. D’où les horizons laissés ouverts par nos trois auteurs : ainsi, selon la quatrième de couverture de l’ouvrage de William Marx, s’il s’agit pour lui de « pénétrer au cœur de la crise existentielle permanente où se débat maintenant la littérature », c’est pour « se donner les moyens d’en sortir »15 en refondant la possibilité d’une valorisation de la littérature. En exhibant l’impouvoir postmoderne dans lequel, à ses yeux, s’est enlisée la littérature, Compagnon, de la même manière, cherche à réveiller le « pouvoir » de la littérature, la conscience de sa destination (d’où son titre, « la littérature, pour quoi faire ? ») – destination qui est, à ses yeux, de « changer la vie », sans pour autant que « l’effet de la lecture puisse être reconduit à un énoncé de vérité »16. D’où la modalité régulièrement performative adoptée par le discours de Compagnon : « Il est temps de faire à nouveau l’éloge de la littérature, de la protéger de la dépréciation, à l’école et dans le monde17 ». En ce sens, son discours constitue moins un discours tombal ou un discours d’adieu, que la performance d’une volonté de reconstruction : « il est plus commode, écrit ainsi Compagnon, d’anéantir la littérature que de reconstruire sur elle18 ». De même, la déclaration d’un « péril » touchant la littérature, chez Todorov, vise au fond à redéployer une définition de la littérature « dans son sens large, en se souvenant des limites historiquement mouvantes de la notion19 ». Il s’agit surtout d’éviter tout « dogme inébranlable », de refuser, par exemple et entre autres, « les axiomes fatigués des derniers romantiques, selon lesquels l’étoile de la poésie n’aurait rien de commun avec la grisaille du “reportage universel”, produit par le langage ordinaire »20. Aux yeux de Todorov, ainsi, les « textes dits aujourd’hui “non littéraires” ont beaucoup à nous apprendre21 ». Le paragraphe se concluant comme suit :

« On assassine la littérature » […] non pas en étudiant aussi à l’école des textes « non littéraires », mais en faisant des œuvres les simples illustrations d’une vision formaliste, ou nihiliste, ou solipsiste de la littérature.

9En ce sens, le « péril » qui affecte la littérature « aujourd’hui » est le fait d’une métamorphose historique, qui a conduit à identifier restrictivement la littérature à un langage séparé du langage ordinaire, et dont le « signifié » ne porterait pas sur la « vie ». En se donnant pour tâche de produire et de déployer un nouveau statutde la littérature, Todorov prétend donc reconstruire la possibilité historique de l’écriture et de la lecture littéraires. De ce point de vue, l’adieu à la littérature laisse intacte l’hypothèse d’une rénovation ou d’une renaissance littéraires, via, sans doute, une nouvelle détermination de l’idée ou de l’essence de la littérature. Cette nouvelle détermination paraît se caractériser, chez Todorov, par l’ouverture qu’elle assigne aux pratiques littéraires : il s’agit en effet de laisser la littérature dialoguer avec les autres discours, dans leur diversité, sur le mode d’une « communication inépuisable22 » : « L’horizon dans lequel s’inscrit l’œuvre littéraire, c’est la vérité commune de dévoilement, ou, si l’on préfère, l’univers élargi auquel on parvient en rencontrant un texte narratif ou poétique23 ». Sous sa modalité historique, ainsi, l’adieu ou le tombeau dissimule en réalité la performance d’une reconstruction, d’une refondation statutaire de la littérature.

Essence

10L’Introduction à l’esthétique24 de Hegel constitue un paradigme incontournable du discours tombal. Il concerne moins d’ailleurs, nous allons le voir, la littérature dans sa particularité, que ce que Hegel nomme l’art (Kunst), dans sa généralité. Dans la séquence qui aboutit à la célèbre formule identifiant l’art à « une chose du passé25 », Hegel commence par donner une définition de l’essence de l’art. L’art est alors caractérisé comme dévoilement sensible d’une vérité spirituelle : « La plus haute destination de l’art est celle qui lui est commune avec la religion et la philosophie. Comme celles-ci, il est un mode d’expression du divin, des besoins et exigences les plus élevées de l’esprit26 ». Dans ce premier temps de l’analyse – qui est encore, disons-le, métahistorique –, l’art est donc porté à la hauteur de la « religion » et de la « philosophie », dont, précise le cours d’esthétique, il diffère justement « par le fait qu’il possède le pouvoir de donner de ces idées élevées une représentation sensible qui nous les rend accessibles27 ». Or cette détermination se confond dès l’abord avec une restriction – ou plus exactement avec une dégradation : « l’art, indique Hegel, se heurte à certaines limitations […], il opère sur une matière sensible, de sorte qu’il ne peut avoir pour contenu qu’un certain degré spirituel de vérité28 ». En ce sens, l’art « est loin d’être le mode d’expression le plus élevé de la vérité29 ».

11Poursuivons. Si Hegel, comme nous l’avons vu, consacre le premier moment de son analyse à la détermination métahistorique d’une essencede l’art, cette détermination (par quoi l’art se trouve défini comme « représentation sensible » des idées élevées et conséquemment, dégradé par rapport à la philosophie et à la religion) le conduit à un second moment d’analyse historique affirmant que « de nos jours, on ne vénère plus une œuvre d’art, et [que] notre attitude à l’égard des créations de l’art est beaucoup plus froide et réfléchie30 ». Rappelons cependant que, dans l’élément de la pensée hégélienne, la distinction entre l’« histoire » et l’« essence » n’a rigoureusement aucune pertinence. Toute définition logique (essentielle) emporte une définition historique qui en est inséparable ; lorsque François Châtelet, dans son beau livre sur Hegel, s’arrête sur l’exemple du « monde romain », il indique ainsi clairement que la romanité « a une essence ou, si l’on préfère, une définition »31, et que de cette « définition » essentielle procède « l’histoire logique de Rome », en « laquelle s’entrecroisent et s’ordonnent des déterminations qui sont simultanément de la nature du fait et de la nature du droit »32.

12L’adieu historiqueà l’art et à la littérature n’est donc que la « conséquence » en termes d’histoire logique de la limitation essentielledu pouvoir des œuvres : c’est donc aujourd’hui – ou plus exactement, pour nous – que « l’œuvre d’art » peut être dite « incapable de satisfaire notre ultime besoin d’Absolu »33. D’où la série des propositions bien connues qui vient clôturer la section de l’Esthétique intitulée « Objections contre l’idée d’une philosophie de l’art », et singulièrement, celle-ci :

Sous tous ces rapports, l’art reste pour nous (für uns), quant à sa suprême destination, une chose du passé (ein Vergangenes). De ce fait, il a perdu pour nous tout ce qu’il avait d’authentiquement vrai et vivant, sa réalité et sa nécessité de jadis, et se trouve désormais relégué dans notre représentation (Vorstellung)34.

13L’assomption historique de la limitation de l’art a pourtant bien requis l’invention d’une lucidité nouvelle : c’est en effet seulement pour nous (für uns), qui avons acquis une certaine lucidité, pour nous qui avons, vis-à-vis des œuvres de l’art, « une attitude […] beaucoup plus froide et réfléchie35 », que l’art est devenu une chose du passé, après plusieurs siècles d’illusion. Aussi, la conscience de la limitation essentielle de l’art, conduisant à la réalisation historique d’un « adieu », aura dépendu d’un changement d’attitude de la part des spectateurs de l’art. S’il est temps aujourd’hui de déployer l’esthétique comme tombeau, ou comme crypte, ce n’est pas seulement parce que l’art est essentiellement limité, mais bien parce qu’il est « devenu pour nous objet de représentation et n’a plus cette immédiateté, cette plénitude vitale, cette réalité qu’il avait à l’époque de sa floraison, chez les Grecs36 ». La fin du troisième paragraphe insiste ainsi sur la modification historique de la réception de l’œuvre d’art, liée à ceci que « l’art n’occupe plus dans ce qu’il y a de vraiment vivant dans la vie la place qu’il y occupait jadis, et [que] ce sont les représentations générales et les réflexions qui y ont pris le dessus37 ». C’est, au fond, l’avènement de l’âge de l’esprit qui constitue la fin de l’âge de l’art en tant que règne des jouissances sensibles :

Ce qu’une œuvre d’art suscite aujourd’hui en nous c’est, en même temps qu’une jouissance directe, un jugement portant aussi bien sur le contenu que sur les moyens d’expression et sur le degré d’adéquation de l’expression au contenu38.

14En somme, l’adieu hégélien est certes un adieu historique (il situe la finde l’art, et il la fait dépendre d’une modification historiquedes formes de la réception), mais c’est aussi un adieu essentiel, puisque d’une part, c’est essentiellement que l’art est limité (l’essence de l’art est la représentation sensible du spirituel), et que d’autre part, corrélativement, l’art est un et c’est dans son unité essentielle qu’il est voué à disparaître. De cette disparition, qui est donc une disparition essentielle, l’art ne se relèvera pas. Il ne le pourrait qu’en changeant de « définition » ou d’« essence », c’est-à-dire, aux yeux de la philosophie, qu’en se renonçant comme art. Ce qui naîtrait alors, art sans figures à l’âge de l’esprit, gestique insensible et lucide, ne serait – et ne pourrait être – qu’un « art » sans nom.

Agonie

15Un texte de Maurice Blanchot intitulé : « La disparition de la littérature » s’ouvre sur une citation quelque peu ironique de la « lourde parole » hégélienne. Blanchot y invite « ceux qui ont besoin d’affirmations […] générales » à se tourner vers « ce qu’on appelle l’histoire », c’est-à-dire vers la thèse de Hegel, affirmant comme nous l’avons vu que « l’art n’est plus capable de porter le besoin d’absolu », et que « ce qui compte absolument, c’est désormais l’accomplissement du monde, le sérieux de l’action et la tâche de la liberté réelle »39. Les prémices de cette disparition « historique » n’inquiètent pas Blanchot, aux yeux de qui la disgrâce de l’art est un « avenir déjà présent »40 :

Dans le monde de la technique, on peut continuer à louer les écrivains et à enrichir les peintres, on peut honorer les livres et étendre les bibliothèques ; on peut réserver à l’art une place parce qu’il est utile ou parce qu’il est inutile, le contraindre, le réduire ou le laisser libre. Le sort, dans ce cas favorable, est peut-être le plus défavorable41.

16Le ton de tranquillité presque plaisant du discours de Blanchot ne doit pas nous tromper : si rien du destin de l’art – et de la littérature – ne paraît troubler l’auteur du Livre à venir, c’est bien parce que tout ceci ne relève à ses yeux que de la faveur, ou de la défaveur, du « sort ». C’est, écrit Blanchot, « l’histoire », qui « parle grossièrement ainsi »42. Quant à la littérature et à l’art eux-mêmes, « ce qu’ils semblent dire », indique Blanchot sans préciser de quel discours se soutient la parole même de l’art, « est bien différent »43. Dans l’instant historique de l’adieu, à l’heure où tout discours sur la littérature s’éveille et s’accomplit comme tombeau, ou du moins, comme interrogation passionnée et anxieuse concernant son destin, tout se passe comme si, dit Blanchot, c’était à la littérature elle-même qu’il était donné de répondre ou plutôt, comme si la littérature elle-même avait déjà – toujours déjà, etpar essence – répondu :

Ce que l’on peut pressentir, c’est que l’étonnante question : « Où va la littérature ? » attend sans doute sa réponse de l’histoire, réponse qui lui est en quelque sorte déjà donnée, mais en même temps, par une ruse où sont en jeu les ressources de notre ignorance, il apparaît qu’en cette question la littérature, profitant de l’histoire qu’elle devance, s’interroge elle-même et indique non pas une réponse certes, mais le sens plus profond, plus essentiel, de la question propre qu’elle détient44.

17L’inflexion de l’histoire, par quoi l’avenir de la littérature paraît soumis à la brutalité d’une crise, se trouve ainsi déjouée par la profondeur essentielle d’une « question propre », dont la rigueur est à l’œuvre au cœur même de la littérature. On assiste donc, au terme de l’enquête menée par Blanchot dans la section : « Où va la littérature ? » de son Livre à venir, à un véritable renversement : la scansion singulière de l’histoire (la disparition, les adieux ou la « fin », comme modalités historiques de la chose littéraire) se trouve déterminée comme une loi de l’essence. Ici se marquent toute la proximité et toute la distance de Blanchot à l’égard du paradigme hégélien : proximité, puisque l’histoire, chez Blanchot, paraît toujours dépendre de l’essence (l’histoire est donc une histoire logique) ; distance, puisque l’essence subit aussi, pour son compte, la « crise » d’absentement qui affecte l’histoire (l’essence est toujours une essence négative). Car, écrit enfin Blanchot « l’essence de la littérature, c’est d’échapper à toute détermination essentielle, à toute affirmation qui la stabilise ou même la réalise : elle n’est jamais là, elle est toujours à retrouver ou à réinventer45 ». Où se dévoile la négativité radicale de l’essence de la littérature : c’est en effet « la non-littérature que chaque livre poursuit comme l’essence de ce qu’il aime et voudrait passionnément découvrir46 ». C’est là – et le discours de Blanchot en constitue sans aucun doute le paradigme le plus éclatant – la troisième version du tombeau, où s’affirme un adieu à la littérature qui constitue, peut-être, le seul adieu essentiel : adieu qui n’advient pas « dans » l’histoire, pour saluer cela qui (l’art, la littérature) resplendit une dernière fois en ses œuvres avant de disparaître, mais adieu qui définit la littérature elle-même comme un discours d’adieu47, discours articulant ce qu’il est (la littérature) à ce qu’il n’est pas (la non-littérature), rapportant violemment sa naissance à sa propre disparition, et se soutenant de ce vide agonal infiniment rouvert en lui.

Conclusion : crypte et critique

18Quel est le sens d’un adieu ? L’adieu – c’est, du moins pour l’usage, ce qui le différencie d’un « au revoir » – doit être sans retour. Dans l’articulation héroïque de l’adieu, la mort devrait en effet s’annoncer sans réserve. Pourtant l’adieu dit encore : « à dieu », et promet, au-delà de la vie et de ce qui (la mort) s’y décide comme un terme, une vie, encore, après la vie (à dieu ou en dieu peut-être). L’adieu est conséquemment toujours une figure de survie, et constitue, en ce sens, une « ruse de la vie » ; tous les discours d’adieu sont des discours de vie. Qu’ils se trouvent proférés, comme nous avons essayé de le montrer, du point de vue de l’histoire, de l’essence, ou, ultime guise théorique de ces discours, du point de vue de l’adieu lui-même (Blanchot), tous ces discours veulent vivre : dans l’histoire, la littérature renaîtra d’elle-même, c’est-à-dire de sa propre différence ; si elle disparaît essentiellement, au contraire, elle revivra pourtant à l’aube d’un art sans nom ; enfin si elle n’est qu’adieu, elle s’abolit sans doute incessamment, mais dans cette abolition même, survit, à l’infini de sa propre agonie, comme pure littérature.

19L’adieu, discursivement, se produit comme tombeau. Sur le modèle de la monumentalité tombale, l’adieu réserve la mort dans la vie, tout en préservant la vie de la mort qui, ainsi, s’enferme en elle. Le tombeau (critique ou littéraire), même sous ses formes les plus traditionnelles, répond à la paradoxologie cryptique décrite par Jacques Derrida en ces termes, dans Fors :

Une crypte, croit-on recèle toujours du mort. Mais pour le garder de quoi ? De quoi garde-t-on un mort intact, sauf – à la fois – de la vie et de la mort qui pourraient lui venir du dehors ? Et pour faire que la mort n’ait pas lieu dans la vie48 ?

20Le tombeau, comme la crypte, est ainsi ce lieu étrange où la « vie » se révèle comme survie : survie au-delà de la mort, et entamée par elle (le survivant est toujours mort-vivant), mais aussi – et c’est la chance d’une tombe – survieau-delà de la vie, survie, pour ainsi dire, supérieure à la vie elle-même. C’est cette survie de la littérature que le tombeaucritique prétend réserver en lui. De là, sans doute, que le discours tombal en appelle à la vie, à la littérature comme discours de la vie ; c’est le cas chez Compagnon, où il est dit que la littérature « permet d’accéder à une expérience sensible et à une connaissance morale [l’articulation du sensible et de l’éthique constituant proprement la vie] qu’il serait difficile, voire impossible, d’acquérir dans les traités des philosophes49 » ; et c’est encore le cas chez Todorov qui, dans La Littérature en péril, réfute quant à lui l’idée selon laquelle « l’étoile de la poésie n’aurait rien de commun avec la grisaille du “reportage universel”, produit par le langage ordinaire [ce “reportage” étant précisément le discours de la vie]50 ».

21Les discours que nous avons approchés, dans leur diversité, ne sont-ils pas dès lors exemplaires, en cela qu’ils assument au plus clair la position d’extériorité qui est celle de tout commentaire ? Et ne peut on pas affirmer, réciproquement, que tout commentaire est essentiellement « tombal », ou « cryptique » : si en effet, comme le rappelle Jacob Rogozinski au sujet de Derrida, le terme crypte désigne « à la fois une sorte d’enclave interne, un caveau hanté par un fantôme, et un cryptage, le chiffre d’un nom ou d’un mot étranger où se dissimule un indicible secret51 », tout commentaire ne cherche-t-il pas à encrypter, selon la loi de son propre discours, la (sur-)puissance vitale du texte littéraire ? Les discours d’adieux seraient alors, en un sens tout à la fois chronologique et logique, les derniers commentaires : l’ultime crypte du littéraire.

22Faut-il alors, face à la multiplication récente des adieux, face, donc, à l’extraordinaire essoufflement d’un discours qui, de création est devenu commentaire, de commentaire, réflexion sur le commentaire, et de cette réflexion même, adieu pur, renouveler les ressources d’une même inquiétude, et proroger l’adieu – ou quérir, dans et par le silence du discours, la « renverse du souffle » (Celan) ? Créer – c’est l’injonction séduisante formulée par Derrida dans « Force et signification », où se donne à entendre, au sujet de la critique littéraire, que « la forme fascine quand on n’a plus la force de comprendre la force en son dedans », c’est-à-dire « de créer »52. Mais c’est une injonction « impossible » – ironiquement impossible – si créer, c’est écrire : car l’écriture (même purement littéraire, s’il y en a) constitue l’assomption du crépuscule des forces, et le choix de la séparation. Est-ce à dire : du commentaire et de la théorie, déjà ? Le silence (la pure littérature), c’est l’impossible. Tout porte donc à croire que, s’il nous reste un devoir, rien d’autre ne le situe que la croix de cette articulation, entre vie et mort, comme entre silence (littéraire) et discours (critique).