Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 5
Poétique de la philologie
Florian Pennanech

Poétique de l’anti-philologie dans Sur Racine

1On envisage dans cet article de fournir un contrepoint au thème général de ce numéro en proposant de lire Sur Racine comme l’illustration d’un genre, celui du commentaire anti-philologique. On espère, cependant, que caractériser quelques éléments d’une poétique de l’anti-philologie nous permettra chemin faisant d’esquisser en creux une véritable poétique de la philologie.

2L’ensemble de propositions qui suit suppose d’abord une restriction quant à son objet. Le point de vue adopté est celui d’une poétique du commentaire, aussi le propos ne portera-t-il pas sur la partie de la philologie qui concerne l’établissement du texte, mais uniquement sur la partie de la philologie qui concerne l’établissement du sens. À cette restriction d’objet s’adjoint ensuite une précision de méthode. L’allure monographique de notre exposé ne doit pas induire en erreur : le terme « poétique » désigne ici l’inventaire des virtualités trans-opérales qu’un texte est susceptible d’actualiser. Sur Racine n’est ici qu’un exemple : ce texte n’actualise que quelques-unes desdites propriétés, c’est pourquoi l’enquête devrait se poursuivre à propos d’autres textes. À défaut, bien entendu, on en inventera.

3Le genre anti-philologique qu’on va évoquer ici relève du quatrième régime de généricité distingué par Jean-Marie Schaeffer1 : il s’agit d’une classe analogique, où la généricité est purement lectoriale, où la relation d’un texte à l’autre est une modulation par ressemblance, et dont la définition ne peut être que statistique. Comme le note Schaeffer, la description en est le plus souvent typisante, puisqu’elle consiste en la construction d’un « type textuel idéal2 » à partir d’une œuvre exemplaire, statut qu’on n’aura toutefois garde de conférer ici à Sur Racine. Pour définir a priori le genre anti-philologique, on choisira plutôt de s’en tenir à l’idée d’une corrélation entre d’une part, les positions théoriques de Barthes, et d’autre part, sa pratique du commentaire. On considérera que l’on peut rendre compte de la présence de certaines formes et certains thèmes comme procédant de la mise en œuvre de certains principes métacritiques explicitement formulés ailleurs (il va de soi que l’on pourrait aussi s’intéresser à la façon dont la pratique du commentaire dément ces positions théoriques). En l’espèce, il s’agira de penser les thèmes et les formes du commentaire anti-philologique comme les doubles inversés des thèmes et des formes du commentaire philologique. Autrement dit, on posera l’hypothèse suivante : la poétique de l’anti-philologie se présente comme une anti-poétique de la philologie.

4On commencera donc par une mise au point sur l’anti-philologie théorique de Barthes telle qu’elle évolue au fil du temps, avant d’envisager Sur Racine à partir des catégories traditionnelles de la poétique définie comme étude de la transtextualité, à savoir, par ordre d’entrée en scène, la métatextualité, la paratextualité et l’intertextualité examinées conjointement, et enfin l’hypertextualité.

De quoi « philologie » est-il le nom ?

5Il va de soi qu’on ne vise nullement à évaluer la pertinence de l’idée que Barthes se fait de la philologie. Les métaphilologues les plus avisés auront naturellement beau jeu d’y trouver à redire. Le terme « philologie » sera ici envisagé du point de vue de ses effets en discours : pour l’essentiel, ainsi qu’on peut s’en douter, il fonctionne comme opérateur de délégitimation. Le terme apparaît principalement employé dans le contexte polémique de la querelle de la Nouvelle Critique3. Le dispositif axiologique qui se met en place alors (mais dont on trouve des linéaments dans des textes antérieurs) restera inchangé, ou peu s’en faut, jusque dans les derniers écrits.

6Sur Racine fut considéré par Barthes comme un écrit mineur au sein de sa production, et il n’a guère cherché à le défendre. Le premier chapitre, « L’homme racinien », cible de toutes les attaques, était issu de préfaces au théâtre de Racine paru au Club français du livre, que Barthes décrivait dix ans après comme une « pure commande » :

Grégory, du Club français du Livre, m’avait demandé une préface pour les Mémoires d’outre-tombe. Cela me plaisait beaucoup, mais le professeur qui avait établi le « bon » manuscrit le refusa à Grégory, qui, ayant besoin d’un Racine, me le demanda […]. Autant j’aime Michelet, autant je n’aime pas Racine ; je n’ai pu m’y intéresser qu’en me forçant à y injecter des problèmes personnels d’aliénation amoureuse4.

7Ce propos paraît de nature à rendre d’emblée caduque la question de l’évaluation, qu’on ne posera de toute façon pas ici. Ce premier chapitre, un essai thématico-freudien, déjà structural et pas encore structuraliste, a retenu toute l’attention, suscitant maints commentaires métacritiques, le troisième chapitre « Histoire ou littérature ? » ayant davantage servi, au même titre que « Qu’est-ce que la critique ? » et « Les deux critiques » recueillis dans Essais critiques en 1964, à amorcer la querelle qu’à la circonscrire dans un champ conceptuel déterminé. Le deuxième chapitre, « Dire Racine », a de ce point de vue été négligé, alors même qu’il propose toute une réflexion sur l’actualité de Racine, problématique centrale, comme on sait, des différents écrits consacrés par Roland Barthes à la critique littéraire, avant comme après le pamphlet de Raymond Picard.

8On a relevé depuis longtemps que les positions, lors du débat entre Barthes et Picard, étaient loin d’être si clairement identifiables qu’il n’y paraît au premier abord. Michel Charles, par exemple, l’a parfaitement montré5. On peut néanmoins admettre, en ayant bien conscience de la simplification qu’on opère, que l’opposition entre Barthes et Picard figure l’opposition entre l’herméneute et le philologue. En dépit de ses griefs envers Lanson, Picard est le digne représentant de l’histoire littéraire, dont le principe fondateur est bien l’application à la littérature moderne des principes de la philologie antique et médiévale. Le sens unique, objectif, originel ou universel qu’il cherche à déterminer s’obtient cependant par des procédures qui font de lui un herméneute comme les autres : ce sera, comme chacun sait, le point de départ de la réplique de Barthes. La différence entre les deux protagonistes relève alors sans doute davantage de la rhétorique que de la poétique du commentaire. En effet, pour légitimer son approche et délégitimer celle de son adversaire, Picard a recours à une argumentation manifestement éthique : « En s’appuyant en particulier sur les certitudes du langage, sur les implications de la cohérence psychologique, sur les impératifs de la structure du genre, le chercheur patient et modeste parvient à dégager des évidences qui déterminent en quelque sorte des zones d’objectivité : c’est à partir de là qu’il peut – très prudemment – tenter des interprétations6. » L’ethos du philologue tel qu’il apparaît ici est opposé, implicitement, à celui de l’herméneute, dont le péché est évidemment l’hubris.

9La réponse de Barthes se situera donc sur un terrain similaire puisqu’elle consistera à invoquer systématiquement un même intertexte biblique, à savoir un célèbre passage du sixième verset du troisième chapitre de la seconde épître de saint Paul aux Corinthiens. Un premier entretien fait apparaître l’allusion. Déplorant que Picard refuse toute interprétation symbolique et n’en tienne que pour le littéral, Barthes affirme : « Un tel recours à la lettre (dont on avait pourtant dit, il y a bien longtemps, qu’elle tuait : c’était encore, sans doute, une métaphore coupable) serait peu croyable, s’il n’était intéressé7. » La reprise de la formule paulinienne ne se retrouve pas exactement dans Critique et vérité, mais l’ennemi y est cette fois nommé: « […] les règles de la lecture ne sont pas celles de la lettre, mais celles de l’allusion : ce sont des règles linguistiques, non des règles philologiques. La philologie a en effet pour tâche de fixer le sens littéral d’un énoncé, mais elle n’a aucune prise sur les sens seconds8 ».

10La philologie devient alors un véritable actant au sein d’une mise en scène où Barthes en fait une instance politique, sociale, morale, source de toutes les oppressions, de tous les refoulements. En 1970, bien après la querelle de la Nouvelle Critique, il pourra y revenir : « […] dans l’interprétation des textes littéraires s’exerce aussi une sorte de surveillance de l’institution, de l’Université en l’occurrence, sur la liberté d’interprétation des textes, c’est-à-dire sur le caractère en quelque sorte polysémique infini d’un texte littéraire ; en somme la philologie serait cette science, qui serait chargée de surveiller les excès polysémiques qui sont dans la nature même du sens9 ». On ne peut évidemment s’empêcher de rapprocher une telle déclaration de l’analyse que propose Foucault en décembre de la même année, dans sa leçon inaugurale au Collège de France sur les modes de contrôle du discours10. En 1971 encore, Barthes redira, en des termes où saint Paul rencontre Freud, que « de cette Lettre (qui tue), sont nées dans notre civilisation un grand nombre de censures meurtrières (combien de morts, dans notre histoire, à commencer par celle de notre religion, pour un sens ?), que l’on pourrait grouper, en l’étendant un peu, sous le nom générique de philologie ; gardienne sévère du sens “vrai”, cette Lettre a toutes les fonctions du sur-moi11 ». Bref, « philologie » n’est que l’un des noms du Père.

11Toutefois, une rupture apparaît dans ce même texte consacré à l’alphabet peint par l’artiste russe Erté. Barthes pose le principe d’un mouvement bathmologique désigné par le titre de la section : « La Lettre, l’Esprit, la Lettre ». C’est l’époque où Barthes abandonne la critique, qualifiée d’« herméneutique », et assimilée peu ou prou à la philologie. On retrouve les termes de Critique et vérité : « […] celui qui pratique cette Lettre meurtrière est lui-même frappé d’une maladie mortelle du langage, l’asymbolie », assortis d’une nouvelle perspective : « C’était donc, en son temps, une mesure vitale que d’opposer à cette lettre meurtrière les droits de l’esprit. […] Par un second reversement cependant, la modernité revient à la lettre – qui n’est évidemment plus celle de la philologie12. » La nouvelle lettre, évidemment issue des travaux de Derrida, Lacan et quelques autres, est cette fois investie de valeurs positives. Le tournant de S/Z qui marque la fin de l’appartenance de Barthes à la Nouvelle Critique, marque aussi une redistribution des rôles. Si dans les années 1960, la Nouvelle Critique s’oppose à la philologie, dans les années 1970, Nouvelle Critique et philologie sont rejetées dans le même camp.

12Le célèbre article de l’Encyclopædia Universalis sur la théorie du Texte le signale clairement. Barthes y reformule l’anathème lancé contre la philologie. L’intérêt de ce texte réside néanmoins dans le fait que, pour une fois, Barthes n’envisage pas seulement la philologie comme travail d’établissement du sens, mais prend aussi en compte le travail d’établissement du texte. Toutefois, à l’aide de la notion de métonymie, il évacue rapidement ce second aspect pour revenir au premier :

Comme dépositaire de la matérialité même du signifiant (ordre et exactitude des lettres), le texte, s’il vient à se perdre ou à s’altérer pour quelque raison historique, demande à être retrouvé, “restitué” ; il est alors pris en charge par une science, la philologie, et par une technique, la critique des textes ; mais ce n’est pas tout ; l’exactitude littérale de l’écrit, définie par la conformité de ses version successives à la version originelle, se confond métonymiquement avec son exactitude sémantique : dans l’univers classique de la loi du signifiant, se déduit une loi du signifié (et réciproquement) ; les deux légalités coïncident, se consacrent l’une l’autre…13

13C’est ensuite que Barthes affirme la parenté entre la philologie et la « critique d’interprétation » (formule qui, chez lui, a toujours spécifiquement désigné la Nouvelle Critique) :

On peut attribuer à un texte une signification unique et en quelque sorte canonique ; c’est ce que s’efforcent de faire en détail la philologie et en gros la critique d’interprétation, qui cherche à démontrer que le texte possède un signifié global et secret, variable selon les doctrines : sens biographique pour la critique psychanalytique, projet pour la critique existentielle, sens sociohistorique pour la critique marxiste, etc.14

14Une dernière occurrence du théorème de la « modernité » comme « retour de la lettre » se retrouve quelques années après, dans le dernier cours au Collège de France, La Préparation du Roman, de façon peut-être radicalisée, puisque Barthes tend à faire de l’ininterprétabilité l’unique critère de littérarité :

On pourrait dire : premier moment : celui de la Bêtise (il y en a en chacun de nous), moment de la tautologie arrogante, anti-intellectualiste, un sou est un sou, etc. ; deuxième moment : celui de l’interprétation ; troisième moment : celui de la naturalité, du Wu-shi, du haïku. – Ce processus : en quelque sorte, le retour de la lettre : le haïku (la phrase bien faite, la poésie) serait le terme d’un cheminement, l’assomption vers la lettre → comme diction simple, la lettre est difficile15.

15Ce « retour de la lettre » s’accompagne peut-être d’un retour de la philologie, qu’on ne fera que mentionner ici, réservant la possibilité d’une poétique de cette « néo-philologie » qui apparaît dans la pratique du commentaire dans S/Z, où Barthes, comme l’a rappelé Michel Charles, « réintroduit la glose interlinéaire16 », ou dans les propositions concernant les modèles du livre dans La Préparation du Roman17. On remarquera d’ailleurs la proximité entre les analyses sur le haïku comme forme de l’ininterprétable dans ce dernier cours et les études sur la « littéralité » chez Robbe-Grillet dans les Essais critiques, et l’on se demandera si, au fond, Barthes n’a pas toujours préféré la lettre à l’esprit, ce qui serait l’une des sources des contradictions et ambivalences de Sur Racine, qui risquent ici d’être gommées dans les lignes qui suivent, lesquelles ne s’intéressent qu’à un aspect de cet essai.

Métatextualité : une thématique erratique

16Commençons par observer le caractère particulièrement discontinu de l’analyse, aspect a priori déroutant, puisque l’ouvrage semble relever de la critique thématique, laquelle, proche en cela de la philologie, s’efforce de reconstruire un système latent dont le texte manifeste ne serait qu’une suite de fragments épars. L’écriture philologique peut apparaître comme une fabrique du continu, la continuité n’étant qu’un des aspects de l’unité et la cohérence, postulats fondateurs de l’« idéologie du texte ». On parle bien entendu du texte commenté, non du métatexte lui-même. La communauté de gestes entre critique thématique et philologie réside en particulier dans le recours à l’interpolation. On ne désigne pas ici le fragment de texte étranger que traque le philologue, mais celui que lui-même produit lorsqu’il comble une lacune afin d’assurer la lisibilité du texte, ou bien lorsqu’il émet une hypothèse qui permet de relier ensemble deux passages d’un texte en fonction d’un principe de cohérence sémantique. La critique thématique fait de même en tissant des liens entre les différents motifs d’un texte toujours perçu à partir du modèle du réseau. La différence tient au fait que la thématique se distingue par une rhétorique de la totalité, alors que la philologie se légitime en ne cessant d’en appeler au détail.

17La première ambivalence de Sur Racine consiste donc à reprendre ce geste d’unification, de systématisation et de totalisation, qui apparaît nettement, par exemple, dans la célèbre « double équation », tout en proposant une lecture du texte discontinue, erratique, éclatée, par bloc isolés. On pourra aller jusqu’à proposer de parler de « contre-interpolation » ou de « lacunarisation »pour caractériser ce geste. La poétique de l’anti-philologie dans Sur Racine est ainsi liée à une pratique du discontinu. À commencer par l’ouvrage lui-même : les trois chapitres sont issus de sources diverses, ils devaient d’ailleurs figurer dans Essais critiques et ont finalement fait l’objet d’une publication séparée. Le premier chapitre, le plus important du point de vue de la perspective retenue ici, est constitué par une préface générale (passage intitulé « La structure ») et une réunion des préfaces particulières (passage intitulé : « Les œuvres »). Ce jeu d’agglomérations et de séparations, de brisures et de ligatures, augmente de fait la discontinuité interne de l’ensemble.

18Roland Barthes a déjà pratiqué la critique thématique dans Michelet, mais cette critique diffère de celle que Jean-Pierre Richard, par exemple, propose dans Littérature et Sensation, paru la même année. Chez Michelet comme chez Racine, Roland Barthes sélectionne une collection d’objets, tandis que Richard va chercher à construire, à partir des auteurs qu’il envisage, une série d’objets. Chez Jean-Pierre Richard, la critique relève d’une logique, les éléments d’un texte sont liés entre eux par une double relation d’analogie et de causalité, ils s’engendrent mutuellement : les classes d’objets retenus comme autant de motifs sont rapportés à un thème qui non seulement les fédère mais encore les fait tous tenir ensemble en vertu d’une nécessité interne propre au déploiement de cette logique. Chez Barthes, les thèmes n’ont pas cette vocation totalisante, et les liens entre eux ne sont pas stipulés : on a plutôt affaire à des ensembles thématiques dont l’exposition se fait sous la forme d’une juxtaposition, quand la critique de Jean-Pierre Richard s’apparente à un enchaînement, chaque thème appelant le suivant, d’où l’effet de « transitivité horizontale18 » qu’a jadis souligné Gérard Genette.

19Revenant sur sa lecture, vingt ans après, Roland Barthes note que, si l’évidence d’ensembles thématiques le frappe toujours, l’existence d’une certaine illisibilité lui apparaît : Michelet est difficile à comprendre, comme le montre la relation de l’épisode du 18 Brumaire. « Toute la scène est pleine de trous : intelligible au niveau de chaque phrase (rien de plus clair que le style de Michelet), elle devient énigmatique au niveau du discours19. » S’ensuit une lecture stylistique que Barthes n’hésite pas à proposer comme un prolongement de son étude thématique, et qui met en valeur les ellipses, les asyndètes, l’ensemble des phénomènes de déliaison. On peut voir déjà à l’œuvre dans Michelet cette fragmentation qui est le principe moteur de l’écriture de Roland Barthes dans les années 1970, et dont les œuvres antérieures laissent apercevoir les linéaments. Il suffit de classer les entrées de la table des principaux thèmes du Michelet ou bien les titres des sections de Sur Racine par ordre alphabétique pour retrouver le Barthes des années 1970. Revenant au cours de la même période à Michelet, Roland Barthes parlera encore de la « lecture discriminatoire, qui accepterait de fragmenter, de distribuer, de pluraliser, de décrocher, de dissocier le texte d’un auteur selon la loi du Plaisir20. » La thématique dans Sur Racine relève de la même démarche : elle fragmente bien plus qu’elle ne relie, et si des transitions sont ménagées entre les divers éléments de la structure, on doit observer que Roland Barthes se livre davantage à un relevé de constantes qu’à leur articulation.

20Sur Racine est ainsi à mi-chemin entre le maintien d’une perspective thématique qui cherche à dégager des ensembles, et la pratique du fragment isolé que les travaux de Barthes ne vont cesser d’illustrer par la suite ; c’est cette thématique « erratique » qui fait sa spécificité. On pourrait aller jusqu’à affirmer que Barthes ne retient véritablement de la thématique que ce qui la distingue de la philologie (la rhétorique de la totalité) et rejette ce qui l’y assimile (la fabrique du continu), anticipant dans sa pratique ce qu’il théorisera dix ans plus tard, à savoir la collusion de ces deux types de commentaire. Or nous allons voir que cette singularité au plan métatextuel a son pendant du point de vue de la pratique de la note et de la citation.

Inter- et paratextualité : l’inversion du dispositif philologique

21L’un des caractères les plus immédiatement perceptibles du discours philologique réside en effet dans son mode de présentation. Il s’agit d’une écriture fortement spatialisée. Dans le cas de l’établissement des textes, le recours à des protocoles de présentation réglés des variantes, ou aux diverses conventions destinées à marquer lacunes et zones d’illisibilité du manuscrit, en sont des exemples. Dans le cas du commentaire philologique, c’est la disposition dans la page qui paraît l’élément le plus décisif. On s’intéressera donc ici à la note, qui est comme le suggère Michel Charles, « la trace la plus discrète et la plus ténue d’un commentaire qui se fait tout petit dans le bas des pages21 ». La relation entre poétique et rhétorique est ici évidente : la note représente de façon quasiment iconique l’ethos du philologue. La disposition du discours est ainsi mimétique d’un partage des tâches et d’une hiérarchie.

22La poétique de la note philologique fait apparaître en outre une opposition entre la fabrique de l’unité que constitue l’établissement du texte et du sens, et la fabrique de l’éclatement propre à la présentation du discours philologique. La philologie, pourrait-on dire, est un discours qui forge un signifié continu tout en se matérialisant dans un signifiant discontinu. La note a ainsi une double fonction : faire des énoncés de l’auteur un « texte », faire des énoncés du philologue un « non-texte ». Or, dans Sur Racine, on remarque rapidement que les notes sont majoritairement des citations d’alexandrins dépourvus de toute glose (d’où la nécessité d’étudier conjointement intertextualité et paratextualité). Ce dispositif citationnel opère un renversement du dispositif philologique. Il met en évidence le principe de la fragmentation en renvoyant le texte de Racine dans les marges et en augmentant dans l’espace de la page son statut d’élément détaché. Alors que le philologue est supposé émailler le texte pris dans sa continuité de quelques notes, de fait autonomes, c’est ici le texte de Barthes qui est émaillé de notes de Racine, pour leur part autonomisées, ce qui accentue le « dépiéçage » du texte de Racine, qui s’oppose naturellement au « rapiéçage » que la philologie est censée opérer. Ce que nous avons envisagé précédemment d’un point de vue métatextuel se matérialise ici d’un point de vue paratextuel.

23On sait l’ambivalence de la note, élément à la fois textuel et paratextuel. Cette ambivalence se voit ici renforcée, les notes proposant soit un prolongement du texte de Barthes, soit une citation très rarement escortée d’un commentaire. Ce dispositif citationnel est particulier : la citation vient clore le commentaire, alors qu’en général, la citation est d’abord donnée avant d’être largement commentée, conservant toujours une antécédence sur le texte second. Tout se passe comme si les alexandrins de Racine éclairaient Barthes, comme si les tirades familières, pour certaines apprises au sein de l’institution scolaire, en tous les cas d’une clarté absolue, venaient résumer en quelques mots les développements plus difficiles à comprendre de Barthes, en proposer le résumé et la simplification. Un système d’attente et de résolution se constitue à la lecture. C’est dire si la citation ici ne vient pas s’insérer dans un contexte qui serait l’essai écrit par Barthes, mais vient, sur le mode de l’allusion, en proposer une confirmation.

24Lorsque les notes proposent un autocommentaire de Barthes, elles s’étendent sur la page plus largement que les vers raciniens (en raison du retrait à gauche). Ce dispositif paratextuel est d’autant plus remarquable qu’il est rare chez Barthes : par la suite, on trouvera plus souvent des notes en marge, ce qui fixe un protocole de lecture différent. La note se trouve non plus en bas de page, selon un axe vertical, mais en face de l’appel, selon un axe horizontal, cette horizontalité marquant une abolition symbolique des hiérarchies (entre le texte de l’auteur et les références à d’autres sources) mais programmant aussi un nouveau parcours du regard qui égalise les différentes notes entre elles (en induisant une équidistance des notes au texte). Rétrospectivement, le dispositif de Sur Racine semble devoir faire sens. En outre, il faut se souvenir qu’à l’origine, « L’homme racinien » était un ensemble de préfaces ou de notices suivies des œuvres de Racine, constituant chacune comme une longue citation à la suite du texte de Barthes. La suppression de ces textes lors de la mise en recueil change considérablement le dispositif, et induit la convocation de la mémoire du lecteur. Par ces divers moyens, la décontextualisation n’est qu’en partie abolie par la recontextualisation : par un effet de compensation, l’effacement des rapports des extraits avec un contexte extérieur accentue la solidarité des liens internes, de sorte que chaque citation ne semble plus présenter un élément détaché d’un tout, mais de petites totalités autosuffisantes.

25La lecture fragmentante de Barthes détermine ainsi les principes du commentaire : ne retenir que quelques éléments séminaux, sans attacher d’importance à l’ensemble. Sur Racine crée du discontinu, au risque du contresens, hors de toute perspective « philologique », et « déforme » le livre, le rend moins intelligible pour ne conserver que ce qui rend intelligible le propos du commentateur lui-même. La lecture « désinvolte », selon un mot souvent utilisé par Barthes dans les entretiens donnés à la suite de la parution de S/Z, est alors investie d’une capacité de production textuelle qui, s’appliquant au texte continu, peut le transformer en discontinu, ouvrir les possibilités de lecture et de récriture ; autrement dit, l’anti-philologie est une fabrique du scriptible, qui s’effectue justement ici à partir de Racine, sorte d’archétype du « lisible », aux yeux de Barthes.

Hypertextualité : la production d’inintelligibilité

26Or si le commentaire philologique vient éclairer sporadiquement le texte, la pratique décontextualisante de la citation dans Sur Racine semble devoir l’obscurcir globalement. C’est cette obscurité qu’on souhaite étudier dans ce troisième temps de l’analyse. La poétique de la philologie est en effet fondamentalement liée à une métaphore fondatrice, celle de la lumière : un texte est opaque ou obscur, et il incombe au commentateur de l’éclaircir, de l’élucider, d’en mettre au jour le sens, de faire la lumière, et ainsi de suite. Cette métaphore privilégiée a encore une fois un rôle majeur dans la construction d’un ethos de la modestie : le philologue se contente d’« éclairer » le texte afin d’en faciliter la compréhension. Dans la tâche d’établissement d’un « sens » de l’œuvre, les procédés de récriture se ramènent essentiellement à l’élaboration d’un ensemble d’énoncés donnés comme équivalents aux énoncés de l’auteur, et réputés plus intelligibles. Sur Racine paraît à l’inverse proposer des énoncés plus difficiles à saisir que le texte initial.

27Barthes écrit précisément dans Critique et vérité : « le critique ne peut prétendre “traduire” l’œuvre, notamment en plus clair, car il n’y a rien de plus clair que l’œuvre22 », ce qui doit s’entendre comme un refus de la lecture allégorique (qui est une constante chez Roland Barthes) mais aussi comme un congé signifié à l’herméneutique, c’est-à-dire à l’activité consistant à substituer un texte à l’autre. L’herméneutique comme « clarification » est ici présentée comme une activité purement tautologique. Si la pratique d’une critique professionnelle interdit de « redoubler l’opacité du texte littéraire par l’opacité de son discours23 », à partir du moment où le texte n’est plus perçu comme opacité, c’est redoubler sa clarté par la clarté de son discours qui n’a plus de sens. Racine est de ce point de vue le cas le plus représentatif. À l’orée de Sur Racine surgit, en effet, le motif essentiel de la « transparence » : Racine est « l’auteur français qui sans doute le plus lié à l’idée d’une transparence classique24 ». On se souvient du paradoxe énoncé par Barthes : la transparence devrait décourager le commentaire, aucun texte supplémentaire n’étant nécessaire à sa compréhension, mais la transparence est aussi une disponibilité, qui permet à Racine d’accueillir les langages de toutes les époques.

28Ce motif de la transparence est bien entendu essentiel du point de vue de l’herméneutique. Le propos de Barthes s’inscrit dans un dispositif de métaphores et de catachrèses utilisé pour désigner l’acte critique dans sa dimension gnoséologique. Traditionnellement, en effet, l’activité interprétative est envisagée à travers la métaphore de la transparence et de l’opacité. La rémanence de cette métaphore dans l’autoreprésentation de l’herméneutique n’est nullement amoindrie par le passage, historiquement déterminé, de l’herméneutique des Lumières à l’herméneutique romantique, tel qu’on le conçoit traditionnellement, c’est-à-dire comme un passage d’une herméneutique des passages à une herméneutique de la totalité. On éclaire des passages obscurs, distingués de passages clairs, ou bien on éclaire une totalité réputée obscure, mais il s’agit toujours d’éclairer. Dans les deux cas, la tâche de l’herméneutique, la meilleure compréhension, le gain d’intelligibilité, s’exprime à l’aide d’un lexique visuel.

29La querelle entre Barthes et Picard en est l’exemple manifeste : l’opposition de la lumière et de l’obscurité y est structurante. Sur Racine thématise lui-même cette opposition : le tenebroso racinien est fondé sur une inversion de l’axiologie instituée. « Partout, toujours, la même constellation se reproduit, du soleil inquiétant et de l’ombre bénéfique25 » : il y a là comme une mise en abyme du geste herméneutique, l’importance du thème de l’obscurité faisant écho à la poétique de l’obscurcissement qui s’y manifeste. Le discours psychanalytique, renvoyant aux « profondeurs » de l’inconscient, par opposition à la clarté de la conscience dans sa conception classique, supposant une zone d’ombre qu’il s’agit d’explorer, est un puissant opérateur d’isotopies de l’obscurité. Barthes le souligne en effet ailleurs : « le monde de la psychanalyse, quoique défini par la pleine lumière de l’explication, reste le monde de l’Obscur26 » ; la majuscule allégorisante soulignant assez, ici, combien en tant que discours même, la psychanalyse est pourvoyeuse de toute une mythologie chtonienne.

30La mise en abyme se retrouve ailleurs : Nouvelle critique ou nouvelle imposture fustige à la fois l’obscurité de Barthes et son incapacité à éclairer Racine (ce que résume une formule comme « l’idée exprimée n’est pas lumineuse27 ») ; Critique et Vérité est en grande partie dédié à une analyse du mythe de la « clarté ». Il faut également relever, dans la mesure où ce dispositif métaphorique et axiologique est consubstantiel à une analogie platonicienne entre le visible et de l’intelligible, l’hypotexte platonicien qui émaille l’ensemble des écrits, Picard comparant Barthes à une « Pythie philosophe », Barthes comparant Picard à Aristophane faisant rire de Socrate28. Sans surestimer l’importance de cette référence, on peut en souligner la congruence avec la question générale qui nous préoccupe : le geste herméneutique est traditionnellement pensé comme un geste platonicien. Comprendre un texte, c’est sortir de la Caverne. Or, comme le fait observer Jean-Claude Milner29, pour les structuralistes en général, pour Roland Barthes en particulier, de la Caverne, on ne sort pas.

31Il y a donc à l’origine une incongruité dans le fait même de commenter Racine, s’il est vrai, comme le veut la tradition, que tout acte de compréhension procède d’une volonté de mieux comprendre, autrement dit d’un défaut préalable de compréhension que l’interprétation s’assigne pour tâche de pallier. Dans cette conception, à l’origine du geste herméneutique, on trouve le malentendu30 ; or, aux yeux de Barthes, Racine est par excellence le « bien entendu ». Barthes critique ne pose pas la question « Avez-vous bien lu ? » mais pose l’affirmation « Vous avez trop bien lu ». Autrement dit, la seule possibilité pour que Racine nous rende intelligible notre époque ainsi que Barthes le lui demande explicitement, va être de le rendre moins intelligible. Ce geste n’est pas destiné à fabriquer une obscurité artificielle de Racine mais à programmer un effet de lecture : il s’agit de faire de nouveau éprouver au lecteur l’étrangeté émoussée d’un « langage », de procéder à ce que les Formalistes Russes, ou du moins leurs traducteurs, appelaient une « défamiliarisation » ; ce qui s’oppose de toute évidence au geste du commentaire philologique.

32Cette analyse nous renvoie à l’histoire de l’herméneutique, c’est-à-dire à l’histoire des modèles herméneutiques. Si l’on revient aux déclarations de Barthes sur la critique comme production d’un intelligible de notre temps, on pourra déjà y déceler une remise en cause du modèle schleiermacherien. On pourra le rapprocher du modèle hégélien, celui de la fusion des horizons, celui-là même que Gadamer, dans Vérité et Méthode31, entend promouvoir à l’encontre de la tradition romantique (ou ce qu’il tient pour tel). Mais Gadamer, contrairement à Barthes, a en ligne de mire la vérité, c’est-à-dire, dans le cas où l’herméneutique s’applique à un texte, l’intelligibilité conjointe du texte et du monde. Gadamer, comme on sait, reformule le problème herméneutique en écartant la question de la meilleure compréhension, au profit de la question de la seule compréhension. La question, dans Sur Racine, se pose en d’autres termes : il s’agit de concevoir l’herméneutique comme passage de la compréhension à une moins bonne compréhension. C’est, encore une fois, inverser le modèle qu’exemplifie l’œuvre de Schleiermacher, pour qui à la compréhension première succède une meilleure compréhension. Dans l’historique de l’herméneutique, un tel modèle existe : il s’agit de la « non-compréhension positive » telle que l’a exposée Friedrich Schlegel32. Cette conception, tout à fait ignorée par la tradition herméneutique, énonce que la meilleure compréhension est immédiate à partir du moment où nous lisons son texte : c’est comprendre l’auteur tel qu’il s’est compris lui-même qui représente une tâche infinie de régression, de mécompréhension du texte. Interpréter pour mieux comprendre ne permet pas d’avoir une intelligence adéquate des œuvres du passé. On a souvent souligné les rapprochements possibles entre le romantisme d’Iéna et la théorie littéraire en général, les conceptions de Schlegel et de Barthes en particulier33, afin de pointer la relativité historique des modèles de la modernité. Schlegel et Barthes partagent assurément une conception de la critique comme dépassement, achèvement (jamais achevé), perfectionnement de l’œuvre. Mais les présupposés ne sont de toute évidence pas les mêmes : pour Schlegel, l’intention de l’auteur peut et doit être connue. Le véritable obstacle herméneutique n’est pas un défaut de compréhension mais un excès : on comprend toujours mieux l’auteur qu’il ne s’est compris lui-même, arrivant après lui, c’est-à-dire, bénéficiant du progrès de la compréhension générale du monde. Nous comprenons mieux l’auteur, donc, parce que nous avons une meilleure intelligence du monde qu’il décrit, qui nous procure une meilleure intelligence de ce que l’auteur a formulé à son propos. Rien de tel chez Barthes : ce qui réunit les auteurs en revanche, c’est bien l’idée d’une positivité de l’incompréhensibilité, que seule peut restituer une écriture du fragment, de l’ironie, de la citation, de l’allusion.

33Cet aspect de la démarche de Roland Barthes échappe si on se contente d’y voir une « mise à jour » de Racine consistant à en moderniser le contenu moyennant la récriture hypertextuelle, manière de rapprocher un auteur éloigné par la distance historique. En réalité, il s’agit d’éloigner Racine. Il faut ici revenir au deuxième chapitre de Sur Racine, « Dire Racine », dont les remarques, adressées aux metteurs en scène, peuvent être transposées dans le champ de l’herméneutique. On ne comprend pas la congruence des deux essais si on appréhende le premier sous l’angle d’une herméneutique du « mieux comprendre ». On se souvient du propos de ce deuxième chapitre : dans un premier temps, il est question de la diction des acteurs, en tant qu’elle détache certains moments anthologiques du texte, est la source d’une sursignification. Ici, on constate que la fragmentation se voit dotée d’une valeur négative : c’est qu’elle n’est destinée qu’à extraire du texte ce dont on en connaît déjà. Dans un second temps, Barthes aborde une représentation de Phèdre par le TNP, dont on se rappelle la conclusion : en laissant toute liberté aux acteurs, Vilar n’a fait que permettre le retour en masse de tous les clichés attachés au théâtre de Racine. Le point commun de ces deux parties de l’essai, c’est évidemment l’idée d’une doxa : Racine est par excellence l’auteur dont on peut faire un mythe, ce qu’évoquait déjà le texte « Racine est Racine » dans Mythologies34. Le rôle du metteur en scène, comme celui du critique, sera nécessairement de déjouer cette doxa : « le mythe Racine, c’est là l’ennemi35 ». Ce mythe, c’est précisément ce qui fonde la familiarité : « il s’agit d’apprivoiser Racine, de lui ôter sa part tragique, de l’identifier à nous, de nous retrouver avec lui dans le salon noble de l’art classique, mais en famille36». La notion de familiarité est directement liée à celle de classicisme ; c’est à la fois la transparence et l’appartenance à une culture acquise dans les classes. Le thème en est développé à propos de La Bruyère dans un des Essais critiques : la culture du lecteur, sa mémoire littéraire, produisent cette familiarité, le monde classique est parfaitement connu, et en même temps, ce monde est perçu comme éloigné, distancié, d’où le paradoxe : « La Bruyère est nôtre par son anachronisme, et il nous est étranger par son projet même d'éternité37 ». C’est en tant que non moderne qu’il parle aux modernes, et c’est cet entre-deux qui nourrit la réflexion de Barthes. Le paradoxe est reformulé de diverses façons, dont celle-ci, en forme de clausule : « c’est une image familière et qui ne nous concerne pas38 ». On pourrait en dire autant de Racine, tel que le lit l’ancienne critique, tel que le prononcent les acteurs de la Comédie-Française ou du TNP, tel que le met en scène Vilar, son évidence le rend indifférent à la modernité. Ce qui peut se renverser ainsi : retirons-lui sa familiarité, il nous concernera. On relèvera en ce sens des formules tout à fait similaires à propos de La Bruyère et de Racine : « […] discutons de lui tout ce qui nous concerne mal : nous recueillerons peut-être alors enfin le sens moderne de son œuvre39 », suggère Barthes à propos du premier, ce qui rappelle la conclusion de « Dire Racine » : « […] ce théâtre nous concerne bien plus et bien mieux par son étrangeté que par sa familiarité : son rapport à nous, c’est sa distance. Si nous voulons garder Racine, éloignons-le40 ». Il faut donc restituer aux classiques leur distance, distance qu’abolit l’herméneutique, aussi bien d’ailleurs dans sa version schleiermacherienne (on reconstruit le texte par-delà la distance historique) que dans sa version gadamérienne (on intègre le texte à notre horizon moderne). Le geste herméneutique est pour Barthes un geste d’éloignement, qui restitue à l’auteur sa singularité en lui redonnant de l’obscurité.

34On peut encore le comprendre en revenant à des textes très anciens, parmi les premiers de Barthes, consacrés aux classiques, où l’on remarque un lien très net entre l’évidence et l’obscurité :

En ce sens, les Classiques sont les grands maîtres de l’obscur, voire de l’équivoque, c’est-à-dire de la prétérition du superflu (ce superflu dont est si friand l’esprit vulgaire), ou si l’on préfère, de l’ombre propice aux méditations et aux découvertes individuelles. Obliger à penser tout seul, voilà une définition possible de la culture classique ; dès lors elle n’est plus le monopole d’un siècle, mais de tous les esprits droits, qu’ils s’appellent Racine, Stendhal, Baudelaire ou Gide41.

35La transparence des classiques se charge d’ombre : l’obscurité, c’est la lecture. Ces considérations sont redoublées par un rapprochement entre l’obscurité et la forme brève : « les Classiques, étant très concis, sont très obscurs; comme les divinités – qui ne parlent jamais, et pour cause, – ils prêtent à beaucoup d’interprétations42 », où se lit déjà le lien entre fragment, obscurité, pluralisation du sens. L’œuvre classique est en elle-même un fragment ou une série de fragments, c’est-à-dire une ébauche, ou une série d’ébauches :

La force classique repose sur cette distinction ; les Classiques furent clairs, d’une clarté terrible, mais si clairs que l’on pressent dans cette transparence des vides inquiétants dont on ne sait, à cause de leur habileté, s’ils les y ont mis ou simplement laissés. Un classique ne dit pas tout, tant s’en faut (réservé le cas où l’on s’imagine tout y trouver) ; il dit un peu plus que ce qui est évident, et encore ce supplément d’inconnu, le dit-il comme s’il était évident, en sorte qu’à force de clarté, il n’y a nulle part de plus fatigante obscurité, de silence plus térébrant que la pensée classique. […] Enfermées dans les limites de la perfection, les œuvres classiques sont des objets finis, complexes et admirables; mais elles sont aussi des trames, des ébauches, des espoirs où l’on peut indéfiniment ajouter43.

36D’où la possibilité, pour les classiques, de proposer une anthologie, c’est-à-dire, déjà, de fragmenter et de combiner les œuvres : « […] on peut présenter quelques fragments de textes classiques comme ces friandises multiples qui précèdent les repas des Mille et une nuits, et où l’on puise au hasard pour se donner faim44 ». Cette pluralisation appelle évidemment la possibilité de lire de façon anachronique, cette lecture s’inscrivant dans l’ensemble de toutes les lectures possibles que le texte produit : «  […] rien ne m’interdit de penser que cette sentence de La Bruyère, que ce vers de Racine ont été écrits pour doubler très exactement mon amertume ou ma passion actuelles45 ». La Bruyère, Racine : on retrouve les mêmes éléments centraux. Une nouvelle fois, l’intelligibilité que ces auteurs donnent à la situation du lecteur contemporain est liée à l’obscurité foncière qui est la leur, et qui est elle-même l’autre nom de leur transparence. La clarté des classiques nous en éloigne, leur obscurité nous rapproche, mais leur clarté, c’est leur obscurité, et cette obscurité est liée à leur affinité particulière avec l’opération de la fragmentation. Un troisième cas peut à cet égard être mentionné, celui de La Rochefoucauld dans les Nouveaux Essais critiques. On se souvient que Barthes indique que deux lectures des Maximes sont possibles : « par citations », c’est-à-dire de façon discontinue, ou « de suite », c’est-à-dire de façon continue, et que dans ce dernier cas, « le livre me concerne à peine46 ». La récurrence des termes indexe un véritable théorème de Barthes : pour actualiser un classique, il faut le fragmenter.

37On voit ainsi se recueillir les trois fils de notre exposé : face à une poétique de la philologie fondée sur l’unification du texte commenté, la spatialisation et la hiérarchisation des discours, la récriture conçue à partir de la métaphore de la lumière, on trouve une poétique de l’anti-philologie fondée sur la pulvérisation du texte commenté, l’inversion des rapports entre texte et métatexte, la récriture conçue comme obscurcissement. La fragmentation permet d’obscurcir Racine, c’est-à-dire de révéler la véritable nature de sa transparence. La fragmentation, c’est-à-dire la critique : l’avant-dernière page de Critique et vérité, on s’en souvient, rappelle l’ancienne distinction entre les rôles du scriptor, du compilator, du commentator, et de l’auctor, avant de poser que la critique commence avec le compilator. Le compilator est celui qui fragmente le texte : « […] il n’est pas nécessaire d’ajouter de soi à un texte pour le “déformer” : il suffit de le citer, c’est-à-dire de le découper : un nouvel intelligible naît immédiatement ; cet intelligible peut être plus ou moins accepté : il n’en est pas moins constitué47 ». La production d’intelligibilité s’enlève ainsi sur un fond d’inintelligibilité du texte premier, soumis à toutes les procédures de fragmentation qu’on a pu détailler précédemment. Le commentator, celui qui éclaire les passages difficiles, n’est qu’un rôle superfétatoire : l’œuvre dit parfaitement ce qu’elle a à dire. La vraie critique, c’est la fragmentation, c’est-à-dire, métaphoriquement, l’opacification.

Conclusion

38Faire l’hypothèse d’une poétique de la philologie, c’est prendre pour objet la littérarité d’un discours qui nie sa littérarité. En pastichant Barthes, on pourrait dire que le discours philologique ne cesse de dire : « Je ne suis pas la littérature ». Ce discours est chargé des signes de sa fabrication qui sont autant d’affiches de sa non-littérarité. Par là même, et malgré qu’il en ait, ce discours exhibe ses contraintes et tend partiellement à se résorber en spectacle.

39Le discours anti-philologique devrait théoriquement assumer pleinement sa littérarité. Cet aspect de sa poétique relève d’abord de l’architextualité : Barthes a converti un discours philologique (ses préfaces, notices et annotations de Racine dans l’édition du Club français du livre) en dispositif anti-philologique (le chapitre « L’homme racinien »). Il est donc passé d’un genre extrêmement contraint à un genre particulièrement plastique, qui est celui de l’essai. Les arguments de Picard et ses épigones rappellent d’ailleurs souvent les critiques émises à l’encontre de l’« essai à la française » par les tenants d’une présentation qui « connote » davantage rigueur et scientificité, fournissant ainsi à partir du genre de l’« essai critique » un nouvel épisode dans la longue histoire de la délégitimation de l’essai48.

40Il faut ensuite faire observer que, si tout discours sur la littérature détourne celle-ci de sa vocation « naturelle », les opérations destinées à nier cette artificialité peuvent être variées. Pour la philologie, c’est l’anti-mimétisme qui prime : il convient de parler de façon non littéraire de la littérature. La Nouvelle Critique, à l’inverse, s’est efforcée de « naturaliser » sa pratique en postulant un mimétisme de l’objet et de la méthode, moyennant lequel elle en est parfois venue à retrouver l’ethos du philologue, fondé sur l’idée d’auto-effacement du critique qui « laisse parler » l’œuvre (le cas est particulièrement évident dans la préface de Forme et signification  de Rousset). Plus profondément, le mimétisme allégué a pu porter sur la nature même du discours : la Nouvelle Critique a aussi été fondée sur l’idée qu’on peut parler littérairement da la littérature, et Barthes a pu porter haut l’idée que la critique est écriture.

41On retrouve ici la dualité qu’a relevée Michel Charles en réinscrivant le débat entre Picard et Barthes dans l’opposition au long cours entre le commentaire et la rhétorique. Cette façon de faire de Sur Racine le représentant de la culture rhétorique est à sans doute à nuancer, puisque l’essai reste très nettement marqué par une perspective herméneutique. Certes, Barthes tend à inverser le geste herméneutique, et Schleiermacher disait bien que « la parenté de la rhétorique et de l’herméneutique consiste en ce que tout acte de compréhension est l’inversion d’un acte de parole49 ». L’inversion du geste herméneutique induirait donc l’avènement du geste rhétorique. Mais les contradictions, les tensions à l’œuvre dans Sur Racine produisent davantage un mélange des deux perspectives.

42La poétique du commentaire ayant, comme une autre, entre autres buts d’inventer la pratique, il faudrait pour finir se demander ce que serait un commentaire résolument anti-philologique, qui combinerait prise en compte des possibles du texte et des possibles du sens. Si Barthes se demandait ce qu’il était possible de faire de Racine aujourd’hui, on peut se demander à notre tour ce qu’il est possible de faire de Sur Racine aujourd’hui. On peut chercher à en énumérer les erreurs et s’efforcer de les rectifier en proposant une « lecture » plus « respectueuse » du texte, plus attentive à sa « lettre », à son « détail ». Mais ce ne serait qu’opposer à l’anti-philologie une réponse philologique. En outre, une telle démarche a toute chance de s’avérer interminable (ce qui est sans doute un inconvénient, sauf aux yeux des éditeurs) : les zones de non-coïncidence existeront toujours entre un texte et le discours qui prétend en proposer une vue systématique. Délaissant ce processus infini pour un processus fini, il paraîtrait alors plus judicieux, en tout cas plus anti-philologique, de se demander à quoi ressemblerait Racine si Barthes n’avait commis aucune erreur, et forger le texte qui coïnciderait parfaitement avec cette critique. Bref, refaire Racine, d’après Barthes.