Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 5
Poétique de la philologie
Michel Briand

Callimaque, (ré)inventeur de Pindare : entre archivage et performance, un philologue-poète

« Poète en tout vers » et « expert en philologie » : une double perfection

1Callimaque est l’un des premiers auteurs à propos duquel on emploie conjointement les désignations de poète et de philologue. Et c’est le lien, dynamique et contradictoire à la fois, entre ces deux activités, qui fera le sujet principal de cette étude, dans le cadre plus restreint des relations entre l’Alexandrin et l’un des poètes auxquels il se réfère le plus explicitement, Pindare, antérieur de trois siècles, et surtout radicalement antérieur à la coupure épistémique, institutionnelle et culturelle fondamentale qui marque l’époque hellénistique.

2Je commencerai en citant citant le témoignage de l’historien Strabon, XVII, 838, test. 16 Pf., qui distingue Callimaque, « à la fois poète et expert en grammaire / philologie » (ho mèn poietès háma kaì perì grammatikèn espoudakós), d’Ératosthène, « tout à fait excellent sur ces matières comme en philosophie et en sciences mathématiques » (ho dè kaì taûta kaì perì philosophían kaì tà mathémata, eí tis állos, diaphéron1). La Souda développe aussi un article (test. 1 Pf.) dont on retiendra qu’il conjugue des notations variées, faisant de Callimaque une figure complexe : après des références biographiques (sur ses parents, sa cité d’origine, Cyrène, son épouse, les règnes des Ptolémée Philadelphe et Évergète, etc.) et avant deux lignes consacrées à son neveu homnyme, epopoiós « poète épique », Callimaque est défini comme un « philologue », un grammatikós, connu à la fois pour avoir « écrit des poèmes en tout mètre / genre » (grápsai mèn poiémata eis pân métron) et « composé aussi de très nombreux traités en prose » (suntáksai dè kaì katalogáden pleîsta)2. Qualifié d’epimeléstatos « très actif », Callimaque aurait composé en tout huit cent livres, détaillés en une longue liste, dont on retiendra d’une part des drames satiriques, tragédies, comédies, poèmes méliques, La Fondation d’Argos, Arcadie, Glaukos, etc, d’autre part les pinakes « tablettes » catalogales critiques3, comme le Catalogue des auteurs éminents dans l’histoire de la culture, le Catalogue lexical et syntaxique de Démocrite, le Catalogue et registre des savants (perspective historique, dès les origines), les Fondations et changements de nom des îles et cités, les traités Des fleuves d’Europe, Des prodiges et merveilles du Péloponnèse et d’Italie, Des vents, Des oiseaux, Des fleuves du monde, et le Recueil des merveilles du monde. Comme on le voit, la science philologique, accompagnant la création poétique, dont elle est ici à la fois l’autre et le même inversé, concerne l’édition de textes, mais aussi l’étiologie rituelle, ethnologique, la géographie, l’histoire culturelle, etc.

3Cette tension perceptible, au sein d’une œuvre immense, entre création poétique et polymathie scientifique4, sera mieux mise en perspective comme le cas exemplaire d’une tension à la fois scientifique et artistique entre un poète bibliothécaire et son inspirateur mélique, et on propose d’insister sur trois points, du plus érudit au plus ironique :
- Callimaque, antiquaire et philologue, à la fois dans les scholies anciennes à Pindare (par exemple sur les Pythiques IV et V) et dans les scholies aux Hymnes du poète alexandrin et ses recherches étiologiques / critiques (par exemple Fragmenta grammatica et Hymne à Apollon).
- la dialectique entre rite et littérature, et la quête (impossible ?) de l’occasion pragmatique, en particulier dans les poèmes à visée épinicique (par exemple Victoire de Bérénice, Éloge de Sosibios) ou dans les Hymnes dits mimétiques (par exemple Hymne à Délos), et dans l’invention concomitante d’une nouvelle typologie des genres et de leur hybridation.
- les troubles du « je » et des harmonies poétiques, dans les usages callimachéens de l’aposiopèse, de l’allusion (quasi)-autobiographique, de l’ironie, pratiques pindariques, imitées mais radicalement réorientées, par une autre évaluation de leurs enjeux.

Le dialogue de Callimaque et Pindare dans les scholies

4Les usages que font de Callimaque les scholiastes anciens à Pindare sont intéressants à ce propos. Comme exemple, prenons les scholies aux quatrième et cinquième Pythiques5, en comparant le passage pindarique commenté, référencé par son numéro de vers, la scholie ancienne, numérotée d’après l’édition de Drachmann, et le fragment de Callimaque, selon l’édition de Pfeiffer, cité par le scholiaste.

5La sch. Py. IV, 107 a-b, v.60 (melíssas Delphídos automátoi « le cri spontané de l’abeille delphidienne », annonçant la naissance de Battos, futur roi fondateur de Cyrène, cité d’origine de Callimaque), cite le fr. 671 Pf. (autóres hóte toîsin epéphrade « lorsqu’il leur dévoila de sa propre initiative »), à propos du triéped pythique. La sch. Py. IV 246a, v.138 (Paî Poseidânos Petraíou « fils de Poséidon Pétraios », Jason à Pélias) renvoie, en associant les torrents de Thessalie et le dieu marin, à l’Hymne à Délos, 105 (pheûge dè kaì Peneiòs helissómenos dià Tempéon « et s’enfuit aussi le Pénée qui serpente au val de Tempé », se détournant de Létô). La sch. Py. IV 377, v. 213 (kelainópessi Kólkhoisin « les Colchidiens au visage sombre ») renvoie au fr. 672 Pf (Kolkhídos ek kalámes « du calame de Colchide »), qui expliquerait l’origine égyptienne des Colchidiens (qui tissent aussi les chaumes de lin). La sch. Py. IV 460c, v. 258 (én pote Kallístan… nâson « sur l’île autrefois nommée la plus belle », c’est-à-dire Théra) renvoie au fr. 716 Pf. (Kallíste tò pároithe, tò d’hústeron oúnoma Thére, / méter euíppou patrídos hemetéres « auparavant son nom était “La très belle”, mais après elle fut appelée “Théra”, la mère de notre patrie riche en cavales », c’est-à-dire de Cyrène). Enfin, la sch. Py. IV 523, v. 294 (Apóllonós te kránai « la source d’Apollon », à Cyrène) cite l’H. à Apollon, 88 (cf. 7.1), Hoì d’oúpo pegêisi Kúres edúnanto pelássai / Doriées « Les Doriens n’avaient pu encore approcher la source Kyrè ».

6La sch. Py.V 1a-b-c, v.1 (ho ploûtos eurusthenés « la richesse à la large force », alliée à l’excellence, indissociables), avec des gloses gnomiques, cite l’H. à Zeus, 95-96, à la toute fin du poème, oút’ aretês áter ólkos epístatai ándras aéksein, / oút’aretè aphénoio : dídou d’aretén te kaì ólbon « fortune sans vertu ne saurait mettre l’homme en haut point, ni vertu sans richesse. Donne-nous la vertu et donne-nous la fortune », en même temps que le fr. 148 L.-P. de Sappho (o ploûtos áneu arétas ouk asínes pároikos, / a d’amphotéron krâsis eudaimonías ékhei tò ákron « la richesse sans la vertu n’est pas un voisin innocent, c’est le mélange des deux qui donne le comble du bonheur »). La sch. Py.V 31, v. 24 (Kuránai glukùn amphì kâpon Aphrodítas « au doux jardin d’Aphrodite à Cyrène ») cite le fr. 673 Pf. (è hupèr austaléon Kharíton lóphon « ou au-delà de la colline des Grâces brulée par le soleil »). La sch. Py.V 44a-b, v. 33 (podarkéon dódek’ àn drómon témenos « le sanctuaire aux douze courses aux pieds rapides », à Delphes) cite le fr. 674 Pf. (dodekákis perì díphron epégagen óthmata (díphrou)… « il a mené douze fois le mouvement du char »)6. Enfin, la sch. Py.V 99a-b, v. 74 (Sparte, hóthen gegennaménoi / híkonto Thérande phôtes Aigeídai, / emoì patéres « d’où des hommes, nés Aigides, mes aïeux, sont venus à Thera ») renvoie à l’H. à Apollon, 74, ek mén se Spártes hékton génos « de Sparte une sixième génération… », soit six d’Œdipe à Battos).

7C’est ici le travail de Callimaque comme antiquaire de sa propre cité d’origine, Cyrène, lointainement spartiate, qui justifie les citations de ses vers dans les scholies à Pindare. L’identification entre les deux auteurs passe par l’étiologie, en particulier l’explication des noms propres et des mythes passés : une différence cependant, Pindare répond au commanditaire, roi de Cyrène, par l’évocation de ce qui justifie anciennement son excellence ; Callimaque lui-même vient de Cyrène, cité dont il chante la supériorité par des procédés mythographiques similaires à ceux du poète thébain. La similarité d’inspiration thématique entraîne visiblement des analogies lexicales et stylistiques, l’écriture seconde de l’Alexandrin étant alors un outil irremplaçable pour faciliter la compréhension, et l’appréciation de l’écriture du Thébain classique, ainsi devenue première.

8Encore à propos de Cyrène, le fr. 602 est utilisé dans une Scholie à Apollonios de Rhodes IV 1322. C’est ici la proximité poétique de Callimaque avec son rival alexandrin, poète épique et bibliothécaire, qui est mise en scène, dans deux descriptions analogues des Nymphes Libyennes. Celles d’Apollonios se présentent à la première personne, dans un discours adressé à Jason : oiopóloi d’eimèn khthóniai theaì audéessai, / herôssai, Libúes timéoroi hedè thugatéres « solitaires, nous sommes les déesses de la terre, à la voix humaine, les héroïnes, protectrices et filles de Libye » ; celles de Callimaque sont louées par le poète, à la deuxième personne, déspoinai Libúes heroídes, haì Nasamónon / aûlin kaì dolikhàs thînas epiblépete, / metéra moi dzóousan ophéllete « souveraines héroïnes de Libye, qui veillez sur la tente et les longues dunes des Nasamons, faites croître (en honneur) ma mère qui me donna la vie »). Mais on peut aussi évoquer des influences communes : l’adjectif oiopólos « solitaire » (complété chez Apollonios, v. 1333, par eremonómoi « qui vivent dans des lieux solitaires, désertiques ») apparaît aussi chez Pindare, Py. IV, 28, pour Triton, autre daímon lybien. Callimaque fait encore l’éloge de sa cité comme d’une mère, ce qui n’est jamais le cas de Pindare, au service constant de ses dédicataires, d’où qu’ils soient ; mais, sur le plan stylistique, formulaire et thématique, d’une part, les deux poètes classique et alexandrin sont encore très proches ; d’autre part, les deux alexandrins puisent à des sources plus communes qu’ils ne le disent au cours de la polémique dont nous parlerons plus bas.

9Dans ce type de citation scholique, en tout cas, Callimaque aide à comprendre Pindare, tous deux étant intégrés dans diverses traditions poétiques, parfois paradoxales, dans une poétique de l’éloge d’une cité, d’un dynaste ou d’un athlète, comme celle de la critique ferme des envieux et des médisants, plutôt comme instrument habituel de l’éloge qu’exercice de blâme, en réalité. Ainsi, dans le fr. 656 Pf., kekádi sùn glóssei (« avec une langue insultante »), cité dans une Scholie à Nicandre, Alexipharmaca 185, au sujet du renard, que les critiques anciens et modernes rapprochent de Pindare, Py.IV 283 (kakàn glôssan « langue mauvaise », à propos des intrigants qui ont poussé Damophile à l’exil, loin de Cyrène).

10À l’inverse, dans l’autre philologie callimachéenne (celle qui étudie la poésie de Callimaque elle-même), c’est Pindare qui aide à comprendre le poète alexandrin, comme dans la scholie à l’Hymne à Zeus, 95, passage cité aussi, plus haut, pour la première scholie à la cinquième Pythique. Le dialogue des époques est infini, qui ajoute, dans cette scholie callimachéenne, une référence à Homère (Odyssée VIII, 237), à Hésiode (Travaux 313, ploútoi d’aretè kaì kûdos opedeî « la richesse est toujours suivie de mérite et de gloire »), et encore au fragment de Sappho cité dans la scholie à Pindare. Une partie des scholies à Callimaque ajoute ici un renvoi détaillé à Pindare, précisément à la sch. Ol. II 96 f., sur les v. 10-11 (ploûtón te kaì khárin ágon / gnesíais ep’aretaîs, sur Théron d’Agrigente qui« ajoute la richesse et la gloire à ses vertus innées »). Les poètes dialoguent, dans les scholies, mais aussi les scholiastes, entre eux, à propos des poètes.

11Tout cela renvoie aux activités de Callimaque comme philologue antiquaire, auteur de catalogues sur les jeux athlétiques ou les merveilles du monde. Ainsi, dans le fr. 403 Pf., qui est plutôt une référence bibliographique (hos dêlon poieî Kallímakhos en tôi Perì agónon « comme le démontre Callimaque dans son traité Sur les concours »), issu des travaux d’Harpocration d’Alexandrie (Ier / IIe s.), à propos des jeux d’Actium, en l’honneur d’Apollon, dont Callimaque atteste l’ancienneté, s’intégrant dans une double tradition, où Pindare est un objet d’étude central, qu’il s’agisse d’histoire culturelle, comme chez Strabon (sur la même question, VII, 325), ou, plus proprement, de critique littéraire. Ce type de réflexion apparaît, en retour, dans les scholies à Pindare, par exemple Py. II inscr., où Callimaque est cité (fr. 450 Pf.) pour l’identification d’une victoire de Hiéron de Syracuse, néméenne à son avis. De même dans les fragments transmis par l’Historiôn paradóksôn sunagogé (« Recueil d’histoires extraordinaires ») d’Antigonos de Caryste7, issus du catalogue callimachéen intitulé Thaumáton tôn eis hápasan tèn gên katà tópous ónton sunagogé(litt. « Recueil des merveilles réparties sur toute la terre ») : le fr. XII 140 évoque la source Aréthuse, à Syracuse, mais c’est Antigonos qui ajoute la référence à la première Néméenne, v. 1,de Pindare (ámpneuma semnòn Alpheoû / kleinân Surakossân thálos Ortugía « repos sacré de l’Alphée, jeune pousse de la glorieuse Syracuse, Ortygie »), faisant du poète thébain un étiologue propre à compléter les travaux scientifiques de l’Alexandrin. Enfin, il peut être amusant de voir comment l’œuvre poétique de Callimaque connaît un traitement similaire à celui qu’il a lui-même fait subir à certains poètes, dont Pindare : les fr. 668-673 Pf., issus de scholies anciennes à Pindare8, et le fr. 676, issue d’une scholie à Platon, Lysis, 206 E, ne sont pas tous retenus par la philologie contemporaine comme dignes d’un recueil de « fragments poétiques » ; Y. Durbec, qui donne ce dernier titre à son édition, élimine ainsi les fr. 674, certes plus critique que proprement poétique (voir plus haut), et 675, certes très peu lisible.

Les hymnes mimétiques et épinicies de Callimaque : entre rite et littérature

12Mais, outre la poésie fragmentaire de Callimaque, de genres variés, iambique, élégiaque, etc, nous avons heureusement conservé des poèmes entiers, surtout des Hymnes, dont un extrait de l’H. à Apollon, 65-96, nous semble exemplaire9. Ce passage, organisé en catalogue, vise à l’éloge quasi-exhaustif du dieu, Phoibos, par la proclamation ritualisée, incantatoire, des origines de son culte lybien. Certains vers de cet hymne rappellent, par leur construction, des fragments de commentaire ethnographique et l’ensemble n’est guère éloigné d’une mise en vers hymniques de fiches mythographiques, riches en noms propres de dieux, héros et lieux : on y voit à l’œuvre le passage des pinakes à la poésie, confirmé en retour par les scholies à Callimaque sur le même passage (Scholia in Hymnum II, 65) ; le jeu de mots entre le nom Battos (fondateur de Cyrène, protégé d’Apollon, mais aussi, d’après les testimonia, nom du père de Callimaque) et l’adjectif battarízo« bégayer, bredouiller » est motivé, comme à propos de la quatrième Pythique de Pindare (v. 6 et 280), par des fictions mythologiques et des reconstructions où le philologique, par exemple le travail de l’étymologie, est finalement analogue au poétique, par exemple le travail sémantico-formel sur les paronymes. Donnons en traduction au moins le début de ce passage, typique d’une poésie aux enjeux à la fois individuels et collectifs, alliant Callimaque et Cyrène dans une réflexion étiologique que met en scène une poétique spectaculaire de l’énumération et de l’éloge mythographique :

Phoibos encore à Battos désigna ma ville au sol fécond, guida, corbeau divin, à la droite du chef, l’entrée de son peuple en Lybie, et fit promesse de remettre un jour ces murailles aux mains de nos Rois. Toujours Apollon tient sa parole. Apollon, on t’appelle Dieu secourable, on t’appelle Clarien ; sous bien des noms on t’invoque en tout lieu. Mais moi je te dis Dieu Carnéien ; telle est ma tradition. Carnéien, Sparte fut ton premier séjour, Théra le second, et le troisième fut la ville de Cyrène…

13La question qui se pose alors, au sujet de Callimaque, comme à ses propres yeux, est le rapport entre la poésie, en particulier hymnique, devenue littéraire, composée par un philologue alexandrin, qui écrit d’abord, dit-on, et la poésie performative, par exemple celle des Hymnes homériques ou, surtout, de Pindare, qui fait chanter et danser un chœur, avant de conserver les traces écrites, nécessairement partielles, de cette performance, à savoir le texte10. Cette tension est très sensible dans les poèmes où Callimaque suit le genre pindarique par excellence, du moins dans la tradition que les Alexandrins et les aléas, pratiques mais aussi culturels, esthétiques et éthiques, de la transmission nous ont conservée : l’épinicie. Ainsi l’Éloge de Sobinios (fr. 384 Pf.), qui peut être parfaitement analysé comme un poème de Pindare, rien n’indiquant que ce texte ait été écrit, avant d’être soumis à une énonciation orale, alors que la tradition mélique voudrait l’inverse et que rien n’empêche non plus d’imaginer que, aussi à époque alexandrine, une certaine poésie performative remplissait des fonctions rituelles et politiques traditionnelles, d’éloge et construction des valeurs communes par l’action poétique réelle. À ce sujet les débats sont vifs, parmi les philologues contemporains qui étudient l’alexandrinisme, entre A. Cameron par exemple11, pour qui l’opposition entre littérature et performance est à déconstruire, et tous les autres tenants d’une littérature alexandrine strictement écrite et érudite. À ce propos, on lira les prises de position argumentées et suggestives de A. Morrison, sur lesquelles nous reviendrons pour la notion de « pseudo-spontanéité », déjà largement typique de Pindare lui-même12.

14Pour l’Éloge de Sosibios, ministre influent, régent de Ptolémée V, et sportif émérite (vainqueur en demi-fond aux jeux ptolémaïques, à la boxe aux Panathénées, à la course de char, aux jeux isthmiques et néméens), mort en 203 av.n.e., on notera les implications pragmatiques d’un texte aux enjeux plus que formels et le geste transgénérique qui le constitue, aux implications multiples, intégrant la poésie mélique traditionnelle dans une métrique élégiaque : la poésie mélique, surtout quand elle était dénommée « lyrique », était déjà cependant elle-même polygénérique, les genres lyriques les plus connus étant justement une création alexandrine, largement commencée par… Callimaque13. Dans ce sens, on peut lire ce poème en insistant sur les faits suivants et leurs enjeux génériques, thématiques, stylistiques, pragmatiques…, marquant à la fois similarités et différences entre le poète alexandrin et son modèle : la construction polyphonique des voix, entre délégation chorale du « je / nous » poétique et tissage de réseaux multiples de discours, récits, adresses aux dieux, maximes gnomiques, à des niveaux énonciatifs en résonance et tension, en particulier pour ce qui concerne les liens du mythe central avec le discours-cadre ; le traitement à la fois traditionnel et légèrement décalé des topoi épiniciques (figures de la libation, de la couronne, du temple ; annonce rituelle des exploits ; éloge des parents, cité, roi, dieux protecteurs du vainqueur ; récit de l’exploit ; éloge du pouvoir en place ; thématique de l’harmonie, de l’excellence mesurée, de la générosité des puissants…)14. Tout le début du poème (v. 1-15, sur un total de 60 vers conservés), est édifiant sur ce point :

Et […] faisons une libation […] à qui le char couronné de céleri est revenu il y a peu depuis Éphyre. Le cheval des Asbystes a encore dans l’oreille le fracas du char, et, comme si c’était aujourd’hui, sur mes lèvres s’élancent ces paroles qui furent prononcées pour cette heureuse nouvelle : « Dieu qui est établi des deux côtés de l’étroit passage que ceinture la mer, ô toi par qui furent les antiques descendants de Sisyphe, et qui possède l’isthme sacré à l’extrémité du Péloponnèse qui cesse là, d’un côté comme dieu de Crômna et de l’autre comme dieu de Lékhaion. Là est le jugement le plus juste des pieds, de la main, du cheval vif, et la justice l’emporte sur l’or. L’or, pour les hommes un beau mal que la fourmi fait croître… »

15La poésie pindarique est ainsi un trésor archivable à la Bibliothèque, soumis au travail rigoureux des philologues, mais aussi une référence très appréciée du pouvoir lagide qui en fait, avec Callimaque, répondant ainsi aux attentes de son public, l’un de ses modèles officiels préférés, pour ainsi dire véritable authentificateur d’hellénisme. Ce que confirme la Victoire de Bérénice (SH 254 + fr. 383 Pf.), adressé à la reine Bérénice II, victorieuse aux jeux néméens, intégré par Y. Durbec au début du livre II des Origines. Le travail critique du philologue contemporain, p. 44 à 47, où le texte grec n’occupe qu’une place minime, par rapport à la traduction et surtout au commentaire, à la fois explicatif et appréciatif, renvoie d’ailleurs encore à la fois au contexte historique, en particulier politique, du poème (voir aussi La boucle de Bérénice, fr. 110 Pf.), et aux références poético-philologiques de son auteur alexandrin, en particulier aux intertextualités et intersémioticités pindariques. Il serait intéressant de comparer cet usage de Pindare, chez Callimaque et chez les commentateurs de Callimaque, avec ce qui se publie à propos d’auteurs contemporains, également philologues ou au moins traducteurs de Pindare, comme Saint-John-Perse. Et sur le plan matériel, impossible à rendre ici, ces pages, issues d’un travail strictement philologique, n’ont pas grand chose à envier aux jeux poétiques d’un postmoderne comme Mark Z. Danielewski, dans La Maison des feuilles15. Là aussi, donnons-en le tout début du poème, v. 1-11, dont on imagine bien tout le travail interprétatif qu’il a provoqué :

À Zeus et à Némée je dois un présent de gratitude, jeune épouse, sang sacré des dieux [frères], [notre] épinicie de [tes] chevaux. Car il y a peu, de la terre de Danaos né de la vache jusqu’à l’[île] d’Hélène et au [devin] de Pallène, pasteur des [phoques], vint une parole d’or (annonçant) qu’[auprès] du tombeau du fils d’Eupétès, Opheltès, aucun des cochers en tête n’a couru (assez vite) pour chauffer par le souffle (de ses chevaux) tes épaules, mais vu qu’ils couraient comme le vent, personne ne vit de queues de poisson…

16La tension, interne aux poèmes de Callimaque, entre littérature et ritualité, empreinte à la fois de pragmatisme social et de nostalgie pour l’archaïsme, cette quête de « l’occasion perdue » que construit nécessairement la philologie, en même temps que la poésie d’abord écrite16, est aussi très perceptible dans les Hymnes dits mimétiques, c’est-à-dire dans lesquels le « je » poétique non seulement assume l’énonciation hymnique mais décrit aussi à son public une cérémonie religieuse en train de s’accomplir, dont l’hymne est une composante essentielle17. Ce jeu de focalisation, qu’on pourrait imaginer typique d’une poésie écrite, savante, est en fait largement attesté par les procédés d’anaphore et de deixis (intra- et extra- textuelles) à l’œuvre dans la plupart des poèmes de Pindare. C’est ainsi que, pour la majorité des critiques, l’Hymne à Délos de Callimaque aurait donné lieu d’ailleurs à une performance réelle, dans une cérémonie délienne datable, probablement en 275, grâce à diverses références du texte, par exemple à l’échec des Gaulois à Delphes, puis en Égypte, contre Ptolémée Philadelphe, véritable dieu sur terre.

17Aux v. 150-190, on assiste encore à un processus transgénérique de haute virtuosité, intégrant un éloge de forme épinicique, en l’honneur de Ptolémée, au centre d’un poème inspiré des hymnes dits homériques, principalement mytho-narratif. Ce transfert aboutit à une inversion, par rapport aux poèmes pindariques les plus fréquents, du rapport traditionnel entre illocution de l’éloge et récit. Nous lisons ici un discours prophétique qu’Apollon adresse à sa mère Létô (mais aussi, au centre du discours, à Ptolémée même, à la deuxième personne du singulier), alors qu’il est encore dans son ventre et qu’elle va lui donner naissance, ensuite, dans l’île d’Astéria, plus tard dénommée Délos (v. 162-175). L’hyperbole, qui exhausse le social et le politique au niveau cosmique, est ici commune à Callimaque et à son modèle ancien, tous deux emportés par une poétique puissance de l’éloge :

O ma mère, non, ce n’est pas ici que tu dois m’enfanter. Je n’ai blâme ni volonté mauvaise pour cette île, autant que nulle autre grasse et riche en pâtures. Mais les Moires réservent pour elle un autre Dieu, race très haute des Rois Sauveurs ; sous son diadème se rangeront de plein gré, soumises au chef Macédonien, et les deux continents et les terres qui bordent la mer, jusque-là où est le couchant, jusque-là d’où s’élève le char rapide du soleil : il aura les vertus paternelles. Et un jour viendra pour nous d’une lutte commune, un jour que de l’extrême Occident les derniers des Titans, levant contre l’Hellade l’épée barbare et l’Arès celte, se précipiteront, tels les flocons de la neige, aussi nombreux que les constellations qui parsèment la prairie céleste…

18Dans les v. 300-326, la fin de l’hymne mêle, jouant de spectaculaires effets d’enargeia et de poikilia, réflexion étiologique, ethnographie culturelle, description de rites actuels, éloge des dieux, Apollon et Artémis, et des héros, surtout Thésée, ainsi que des récits mythologiques brefs. Ici, Callimaque se présente comme un Homerus / Pindarus redivivus, mais qui disposerait de toutes les connaissances accumulées à Alexandrie, par la philologie de son temps. Ainsi, aux v. 300-313, la poésie du philologue ne manque ni de puissance ni de vivacité, et le savoir érudit, en même temps que la visée étiologique, loin d’en affaiblir la force évocatrice et dramatique, la soutient par des effets aussi réfléchis que ceux de Pindare :

Astéria, parfumée d’encens, autour de toi les îles forment cercle, autour de toi font comme un chœur de danse. Jamais Hespéros à l’épaisse chevelure ne te vit silencieuse, jamais sans le heurt des cadences, mais toute sonore toujours d’une double clameur. Ici le chant accompagne l’hymne du vieillard Lycien, l’hymne qu’Olen, interprète des dieux, apporta de Xanthos ; là dansent les femmes, frappant de leurs pieds le sol résistant. Et l’on charge de couronnes l’image sainte et vénérée de l’antique Cypris, que Thésée consacra, avec les jeunes enfants, au retour de Crète : échappés au monstre mugissant, rejeton féroce de Pasiphaé, sortis des détours du tortueux labyrinthe, ils dansaient en cercle, autour de ton autel, au son de la cithare, et Thésée conduisait le chœur.

Les troubles du « je » callimachéen, entre tradition pindarique et ironie post-classique

19La troisième et dernière étape de cette analyse nous entraîne d’un autre côté, cependant. Celui de traits stylistiques et énonciatifs que les modernes attribuent plutôt à la littérature la plus savante, volontiers réflexive, ironiquement distante par rapport à elle-même, alors qu’en fait en utilisant ces procédés mêmes Callimaque retrouve une poétique vive qui caractérise aussi la poésie mélique la plus ritualisée, en particulier celle de Pindare, voire, nous le verrons, l’iambe. Et tout lecteur attentif de l’Odyssée, et même de l’Iliade, sait que l’ironie, l’humour, la réticence, l’hybridation générique ne caractérisent pas qu’Alexandrie… À titre d’exemples, on insistera sur trois points : les nombreux exemples d’aposiopèse marquée, pour lesquels Callimaque s’inspire explicitement de Pindare ; les effets de ce que Morrison nomme « quasi-autobiographie » ; et, pour finir, la satire polémique.

20Callimaque se présente volontiers comme un tenant de la poésie brève, concentrée, à la fois respectueuse de la mesure formelle et de la norme morale et religieuse, par exemple, suivant une figure proche de ce qui est si bien attesté chez Pindare, au début de l’H. à Déméter, 17-21, où l’euphemia du poète fait partie du rite de célébration18 et, en même temps, joue d’une polyphonie virtuose, mêlant adresse au lecteur / auditeur et au dédicataire ou à la divinité, et récits et discours directs, suivant une variabilité énonciative extrême :

Tout ce temps tu (Déméter) n’avais ni bu ni mangé ni baigné ton corps. Trois fois tu traversas l’Achélôs roulant ses flots d’argent, trois fois tu passas chacun des fleuves aux eaux jamais taries, trois fois tu t’assis à terre, près du puits Callichore, le corps souillé, le corps à jeun, et tu ne mangeas point ni ne baignas ton corps. - Mais non, ne parlons point de ce qui tira des pleurs à Déô : disons plutôt comment aux cités elle donna les lois bonnes, comment la première elle coupa les chaumes, fit la moisson sacrée des javelles et la fit fouler aux pieds des bœufs, au temps que triptolème faisait l’apprentissage de sa noble science. Et disons plutôt - bon avis d’avoir à fuir l’arrogance - disons comment … (lacune)

21Dans le fr. 57 Pf. des Origines, le lecteur est chargé lui-même de compléter le poème, sur les exploits d’Héraclès, par sa propre imagination. Ici Callimaque prend une position critique, en s’opposant à la poésie épique, d’après lui trop développée, de son contemporain, Apollonios de Rhodes, comme dans le prologue du même recueil, étudié plus bas :

… qu’il imagine lui-même (le lecteur) et qu’il retranche quelque longueur au poème. Mais tout ce qu’il (Héraclès) a dit à celui qui l’interrogeait, cela je l’exposerai : « Petit père, le reste tu l’apprendras quand tu seras présent au banquet, mais maintenant tu vas apprendre ce que Pallas m’[a dit…]

22La même posture est affirmée dans l’H. à Apollon, v. 107-112 (« À Déô ses prêtresses ne portent pas l’eau de tout venant, mais celle-là qui sourd, nette et limpide, de la source sacrée, quelques gouttes, pureté suprême »), dans l’Iambe I (v. 32 sqq. « je ne serai pas long, très cher, ne tordez pas votre nez »), ou dans les Épigrammes 8 (« Un petit mot, Dionysos, suffit au poète heureux. “Victoire !”, c’est son plus long discours… ») ou 11 (« L’homme était de petite taille ; et la ligne qui n’en dit pas beaucoup, “Thétis, fils d’Aristaios, Crétois”, est encore longue pour moi (sa pierre) »). Le poète philologue alexandrin à la fois s’inspire du sublime pindarique, qui commente volontiers la beauté explicitement austère dont il se pare, et ridiculise ce qu’il place du côté de l’excès, de la redondance ou de l’amplification inutile.

23De même, dans le fr. 75 Pf., le philologue moque même l’érudition dont il est l’un des éminents représentants, v. 4-9, dans un passage où le respect des convenances et de l’harmonie n’hésite pas à employer, pour se proclamer, les armes de l’ironie la plus vive, combinant ainsi, comme parfois chez Pindare aussi, l’humour et la grandeur :

On dit en effet qu’autrefois Héra – chien, chien, arrête, âme impudente, tu vas chanter les impiétés. C’est une grande chance pour toi de ne pas avoir vu les cérémonies sacrées de la déesse qui fait frissonner, puisque tu en aurais aussi fait le récit. Assurément l’érudition est un terrible mal. Celui qui ne maîtrise pas sa langue, celui-là, comme un enfant, a réellement un couteau.

24Enfin, en 194 Pf., rattaché à l’Iambe IV, encore dans les fragments iambiques, où, mêlant références méliques et ésopiques, l’olivier Callimaque critique fermement le laurier Apollonios de Rhodes, tenant de l’epopoia cyclique. Nous citons ici les seuls v. 56-66 :

Mais, puisque tu as mentionné aussi cela : comment ne suis-je pas un prix de plus grande valeur que toi ? Car de fait, les Jeux Olympiques ont une plus grande importance que les Jeux Delphiques. Mais le silence est préférable. Je ne marmonne rien de bon ou de mauvais sur toi, mais deux oiseaux qui sont dans le feuillage depuis longtemps m’entretiennent dans leurs babillages et c’est une paire bavarde : « Qui a découvert le laurier ? La terre et […] comme l’yeuse, le chêne, le cyprès, le pin. Qui a découvert l’olivier ? Pallas…

25Comme on l’avait vu au début de cette étude, Callimaque s’intéresse aussi à Pindare quand le poète thébain loue sa cité, Cyrène, et que la poésie même ancienne a quelque chose à voir avec l’actualité politique ou littéraire. D’une part, dans les Iambes II et IV, par exemple, il met en scène la vie intellectuelle de son temps, comme on l’a vu. D’autre part, dans le fr. 1 Pf., qui constitue le tout début des Origines ou Aetia, en un même mouvement, Callimaque emprunte à Pindare plus d’un trait, syntaxique, référentiel, éthique (par exemple la quasi-citation du Péan VII,b, 11-14, « chantez des hymnes / sans aller le long des chemins fréquentés d’Homère, ni sur les cheveaux d’autrui », et une référence élogieuse à Cyrène, encore, v. 22, à propos d’Apollon Lycien), tels qu’il semble les avoir lus puis étudiés avec le plus grand soin, dans ses « tablettes » et fiches bio-bibliographiques, mais il l’associe aussi, paradoxalement peut-être, à son apparent contraire, ironique et modeste (v. 17-32) :

Maintenant, soyez-moi favorables, funeste engeance de l’envie ! Et à l’avenir, [jugez] ma science poétique à l’aune de l’art et non avec l’arpent persique et ne recherchez pas un poème retentissant que j’aurais enfanté : le tonnerre n’est pas mien, mais appartient à Zeus. Et de fait, lorsque pour la première fois je plaçai une tablette de cire sur mes genoux, Apollon Lycien me dit : « […] poète, la victime sacrificielle […] la plus grasse possible […], mais la Muse fluette (Moûsan … leptaléen), mon bon […]. J’ordonne aussi cela : les chemins que ne foulent pas les chars, ces chemins emprunte-les, et non les mêmes traces que les autres […] ni sur une large route, mais par des sentiers non foulés tu conduiras (ton char), même si le sentier est très étroit » […] car je chante parmi ceux à qui [plaît] le chant aigu [de la cigale], mais pas le vacarme des ânes. Tout semblablement, à l’animal aux longues oreilles, qu’un autre pousse des braiements ; [… mais moi] que je sois le léger, l’ailé.

Épilogue

26Cet aller-retour continu d’une époque, d’un contexte social et religieux, d’une pragmatique à l’autre, permet certainement de nuancer l’opposition traditionnelle entre une littérature philologique, en fait plus vive, neuve et circonstancielle, voire orale, qu’on ne le veut parfois, et une poésie archaïque, de même plus réflexive, polyphonique, et savante, voire moins contextualisée19. En construisant une fiction complexe, la poésie dite « lyrique » qu’elle archive et critique, en l’éditant et en la commentant, cette littérature hellénistique, réputée tardive et seconde, invente, avec succès, ce qu’elle peut : des modèles conjoints d’analyse critique et de pratique poétique, en même temps que des textes, à la fois poétiques et réflexifs, en quête constante d’énonciation et d’interprétation, toujours inachevées car vivantes.